CCXI. Glory box

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CCXI. Glory box*


Louka était d’un calme olympien. Mais il était bien le seul ! Mila, assise juste en face de moi, restait coite et immobile, un peu honteuse, comme si elle était responsable de l'attitude de sa mère. Comme si quelque part elle ne comprenait pas, elle non plus, comment Natalia avait pu ne pas aimer Louka alors qu’elle, elle l’aimait tant ! Lisandru dormait du sommeil du juste ou de l’indifférent, bien installé dans son couffin, sans se préoccuper une seconde des états d’âme de son père. Qui, lui, attendait tranquillement que Thomas reprenne son souffle et la parole.


« - Je ne sais pas quoi te dire, Louka. Mais si vraiment il y avait une raison pour qu’elle ne t’aime pas… Alors cette raison était liée à un problème chez elle, et non pas chez toi.

- …

- Je crois surtout qu’il faut arrêter de te poser cette question. Et avancer, avec ton si mignon petit môme… Et avec Romy ! Tu as intérêt à te montrer digne de la plus jolie baby-sitter du pays.

(Je rosis bêtement sur mon fauteuil)

- …

- Anyway… Je n’ai pas la réponse. C’est vrai, elle ne t’aimait pas ; j’ai mis des années à l’admettre tellement ça me semblait impensable ! Mais je ne sais pas pourquoi. Elle n’allait pas bien. Et elle n’était certainement pas prête à s’occuper d’un enfant quand tu es né.

- Pourtant elle a voulu me garder.

- Pour retenir ton père… Et pour faire couler de l’encre dans les journaux, sans aucun doute. C’est sûr que sur le papier, Luís Kerguelen et Natalia Stepanovna, ça en mettait plein la vue ! Crois-moi, ils étaient si photogéniques, si capteurs de lumière, que ça les rendait presque irréels, l’un comme l’autre.

- Mais… Tu as connu mon père ?

- Connu, non. Mais je l’ai croisé.

- Really ? Tu ne me l’avais jamais dit.

- L’occasion ne s’est jamais présentée. C’était un sujet que Natalia n’appréciait pas beaucoup...

- I remember that. Perfectly. And I remember l’immense baffe que je me suis prise le jour où elle m’a interdit de prononcer son nom, ou celui de Malika, devant elle.

- Je suis désolé, Louka.

- Tu n'y es pour rien…

- I am not that sure. J’aurais sûrement dû l’empêcher de t’imposer ça.

- Tu n’aurais pas réussi.

- …

- Je t’ai toujours bien aimé, Thomas ; tu le sais, non ? Tu étais mille fois plus sympa qu’elle avec moi. Depuis toujours. Quand tu étais là, ça se passait mieux. Enfin, moins mal. Elle m’ignorait, mais elle me fichait la paix.

- Louka…

- Oui ?

- Est-ce qu’elle t’a frappé ?

- Juste une fois. Juste cette fois-là.

- …

- Tu veux bien me raconter comment tu as rencontré mon père ?

- Well, tout bêtement en faisant mon métier ! J’ai d’ailleurs connu Natalia en même temps… Ils tournaient ensemble, on m’a envoyé faire un shooting des acteurs du film, et voilà. Deux météorites, je t’assure ! Ensemble, ça ne passait pas du tout : elle était éther et lui rocaille. Mais séparément, waouh ! Ils envoyaient du lourd.

- Et elles sont où, ces photos ?

- A mon atelier, j’imagine. Dans un vieux dossier…

- Elles n’ont jamais été publiées ?

- Well… Celle de ton père a fait la une de Vogue US. Un exploit, pour un homme !

- What ? C’est toi qui avais pris cette photo-là ?

- Oui. J’étais tout jeune, complètement inconnu. Elle n’est pas signée, enfin, juste du nom de l’agence de photographes dans laquelle je travaillais à l’époque. Mais c’est moi qui l’ai prise, oui.

- Malika l’aime beaucoup.

- Alors je te la donnerai pour elle. J’ai l’original, quelque part.

- Thanks… Et le reste de ce shooting ?

- Les photos de Natalia ont servi à la promo de ce film. Quant à celles où ils sont tous les deux… Elle a voulu les vendre quand elle a annoncé sa grossesse, mais ton père a dit non. Elle m’a demandé de les publier quand même, j’ai refusé ; d’abord par respect de mon contrat… Mais aussi parce que vraiment, they didn’t match, et ça se voyait sur la photo.

- C’est marrant que tu ne m’en aies jamais parlé.

- Well, je t’avoue que l’idée de ressortir des photos du très sublime ex de ma femme me branchait moyennement.

- Ah ! Je comprends.

(Louka sourit, il avait dans les yeux un peu de rêve, un peu de vague, quand il continua)

- C’est vrai qu’ils étaient beaux, l’un et l’autre. Pourtant il étaient si différents…

- Oui. Parce que derrière sa vitrine, ton père cachait du fond, du coffre ; et du noir, malheureusement. Alors que Natalia comblait et combattait le vide. Désespérément.
- Mais quel vide ?

- Le sien.

- …

- …

- …

- Thomas… Quand j’étais au Brésil, là, à courir comme un con sur les traces douloureuses de mon père et à essayer de comprendre pourquoi il a choisi la nuit plutôt que nous…

- Et bien ?

- Je me suis demandé… Tu ne t’es jamais dit que Natalia avait voulu mourir, elle aussi ?

- Non. Enfin si, je me suis dit ça tous les jours pendant des années ! Elle se détruisait à petit feu depuis si longtemps… Mais je ne crois pas qu’elle ait voulu mettre fin à ses jours spécialement ce jour-là. Elle brûlait sa vie par tous les bouts avec l’alcool, les médocs… Elle refusait de vieillir, de perdre sa beauté… Mais elle ne voulait pas mourir.

- Pourtant elle a pris le volant complètement défoncée.

- C'est vrai… Elle était perdue, je crois. Elle voulait dormir, arrêter de souffrir ; mais pas mourir. Elle se croyait au-dessus de ça, ou quelque chose du genre. Alors elle a fait n’importe quoi. Mais elle ne s’est pas suicidée, Louka. J’en mettrais ma main au feu.

- …

- Boy, je ne sais pas si c’est à moi de te dire ça, mais… Essaie de vivre, maintenant. Pose ces valises qui ne sont pas les tiennes. Tu n’es pas responsable de tout ça. Natalia n’a pas su, pas pu, prendre soin de toi. C’est ainsi… Mais ma porte restera toujours ouverte, Louka. Quant à toi, Romy, ça fait des années que tu es chez toi ici ; je n’ai pas envie que ça change ! Même si notre petite sauterelle est devenue grande… »


Les mots de Thomas étaient doux comme un pot de miel. Mila était jolie comme une friandise, ses joues étaient fraises, ses cheveux vanille, ses yeux brillaient comme deux bonbons schtroumpfs. Elle n’attendait qu’un mot de son frère pour oser, enfin, pardonner à sa mère.

De mon côté, je réalisai à cet instant que Louka, s’il disait facilement, inlassablement, fortement, à quel point Malika lui avait manqué quand il l’avait quittée, à quel point Chiara lui avait été nécessaire, nourricière, à un moment de sa vie… Il ne parlait jamais, ou presque, du tout premier abandon. De ce qu’il pouvait ressentir à savoir que dès le départ, Natalia ne l’avait pas aimé, pas soigné. Et je repensai, une fois de plus, à la “psychologie à deux balles” que Malika m’avait exprimée lors de notre déjeuner toutes les deux à Essaouira. A force de dire qu’il se fichait de Natalia, Louka avait presque réussi à me convaincre que son absence le laissait parfaitement indifférent. J’avais tort : il suffisait de plonger dans les profondeurs mouvantes de ses yeux verts pour le savoir.

Pendant le dîner (délicieux, comme toujours), la discussion se fit plus légère. Mila avait retrouvé son petit sourire… Il lui restait encore pas mal de choses à accepter, mais j’étais sûre qu’elle y arriverait. Elle tenait tant à Louka, elle aurait marché sur l’eau ou sauté dans le vide pour lui faire plaisir, alors elle réussirait bien à surmonter le mal-être de sa mère ! Leur mère, à qui elle ressemblait tant… Mais en plus humaine, plus vraie, plus sensible.


----------------


Ce n’est que plusieurs années plus tard que Louka me dirait qu’au lendemain de cette discussion, il avait contacté son notaire pour, enfin, lui donner des consignes concernant l’argent qu’il avait hérité de Natalia. Ainsi, il fit don de la totalité de la somme (rondelette !) à une association culturelle de la communauté russe de Toronto, aux hôpitaux de New York et à un organisme de lutte contre l’alcoolisme et les addictions aux Etats-Unis. Une manière à la fois d’assumer cet héritage et de s’en libérer. Une manière, aussi, de quitter sa bulle d’adulescence pour avancer enfin dans sa vie. Notre vie.



*Glory box, de Portishead ; in Dummy, 1994.

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