CCIV. Doll Parts

6 minutes de lecture

CCIV. Doll Parts*


Quand il eut raccroché, Louka retourna s’allonger, tandis que Malika avait entrepris de préparer une soupe marocaine (« Si avec ça je n’arrive pas à le faire manger, je rends mon tablier ! ») qui sentait le mouton et la coriandre. Une fois douchée, je voulus sortir aérer un peu mon bébé et sur les conseils de sa grand-mère, je l’emmenai faire un tour dans un jardin japonais qui était tout près. Je ne fus pas déçue ! C’était un petit paradis au milieu des gratte-ciel, avec une grande pièce d’eau bordée d’arbres exotiques, des cascades apaisantes entre les rochers et un joli pont nippon tout rouge. Je me sentis soudain bien loin de l’Amérique latine, et je profitai du lieu pendant deux bonnes heures, perdue dans mes pensées.

Lorsque je revins à l’appartement, je mis Lisandru dans son berceau, au salon, et suivis les voix que j’entendais sortir de la chambre, au fond du couloir. Par la porte ouverte, je vis Louka assis sur notre lit, tête de panda et bol de soupe, buvant très lentement, à toutes petites gorgées. Malika murmurait en arabe, doucement, comme une mélodie ou une comptine enfantine. C’était à la fois léger et profond, ancestral comme un conte oriental.


Je frappai à la porte puis entrai dans la pièce. J’embrassai Louka entre les bleus (et croyez-moi, il fallait bien viser…) et lui demandai comment il se sentait (« comme un gamin de cinq ans qui est tombé de vélo sur un carré de béton »). Malika me sourit et passa au français pour me permettre de comprendre la suite de leur discussion.

« - Je savais bien que tu ne résisterais pas à un peu de chorba… Mais je te préviens, Shams, tu as intérêt à finir ton bol. Et dans une heure, tu en mangeras un autre.

- On dirait que tu parles à un vieux. Ou à un bébé.

- Louka, intervins-je, ta mère a raison. Depuis que je te connais, je ne t’ai jamais vu si maigre.

- Ah ! Tu vois ! insista Malika.

- Si vous vous mettez toutes les deux contre moi…

- Contre toi ? m’écriai-je. Certainement pas ! Mais tu as vu dans quel état tu es ?

- Louka, je suis ta mère. Quoi que tu aies découvert, j’ai le droit de savoir, tu ne crois pas ?

- …

- Malika a raison, ajoutai-je.

- …

- Tu l’as déjà dit, ronchonna Louka.

- …

- Habibi, il faut que tu parles. C’est pour ça que tu es venu ici, non ? Ne reste pas tout seul avec ça en travers de l’estomac. Tu étouffes, tu dépéris ; ça suffit ! Pense à ton fils… Il a besoin de toi. C’est de la lumière qu’il faut semer sous ses pas, Louka, pas de la nuit. S’il te plaît. »


Louka resta silencieux quelques instants, puis il parla d’une voix étranglée, lointaine. Il murmurait comme un petit filet d’eau presque figé dans les glaces, l’air vibrionnait autour de nous au rythme de cette mégapole immense et pourtant tout semblait au ralenti dans la chambre. Je lui pris la main et restai en retrait, le laissant discuter avec Malika comme il le sentait.

« - Mama… Est-ce que Papa t’avait parlé de quelqu’un qui s’appelait João Gabriel ?

- Non, ça ne me dit rien. Qui est-ce ?

- Son frère, apparemment.

- Hein ??? Luís n’avait pas de frère.

- Si. Enfin, un demi-frère.

- Ce n’est pas possible.

- Je t’assure que si.

- …

- J’ai vu son acte de naissance. Et puis dans le dossier de Papa à la DDASS, il y a une photo de lui avec sa mère et un garçon plus grand : c’est sûrement lui.

- Je me souviens de cette photo… Mais il m’avait dit qu’il ne savait pas qui c’était.

- Tu crois qu’il mentait ?

- Non ; Luís ne me mentait jamais.

- …

- Peut-être qu’il ne s’en rappelait pas ? Il était très jeune, après tout.

- Pourtant il gardait quelques souvenirs de sa mère, de sa petite enfance.

- C’est vrai, oui. Mais alors… C’est étrange.

- Peut-être qu’il bloquait ces souvenirs ? murmura Louka.

- Mais pourquoi ?

- Parce qu’ils faisaient trop mal. Amnésie traumatique ; j’ai lu un article là-dessus, un jour, quand j’étais à la fac de droit.

- C’est difficile de penser que quelque chose ait pu faire plus mal que tout ce qu’il n’avait pas oublié ! Mais…Comment tu dis qu’il s’appelait, ce frère ?

- João Gabriel. Enfin, ça ne se prononce sûrement pas comme ça en portugais...

- Attends un peu.

(Malika resta silencieuse une dizaine de secondes, puis elle pâlit et alla chercher son téléphone)

- Quoi donc, Mama ?

- Une fois, j’ai enregistré ton père pendant qu’il avait un de ses horribles cauchemars. Il murmurait des mots sans suite, mais je me demande quand même si…

(Malika appuya sur l’écran de son téléphone ; alors nous entendîmes une voix irréelle, terrorisée, à la fois basse et enfantine, qui hurlait des sons incompréhensibles et glaçants ; Louka se mit à trembler tout contre moi et je sentis des frissons remonter le long de ma colonne vertébrale ; puis jaillit quelque chose qui ressemblait à un mot, un seul, dans un cri : João)

- Oh… s’étrangla Louka.

- Mais… murmura Malika. Il a donc hurlé le nom de son frère toutes les nuits pendant des décennies et il ne s’en souvenait pas ? Et moi je n’ai rien compris !

- Je ne vois pas comment tu aurais pu comprendre, Mama.

- Je n’en reviens pas… Pauvre Luís… Mais alors quand il me parlait d’une figure étrange avec des grands yeux rouges qui lui faisaient peur, c’était son propre frère ?

- C’était un masque de carnaval. On te montrera.

- Donc ce type portait un masque pour… Mais quelle horreur ! Mon pauvre amour, que lui a-t-on encore fait ? Son propre frère ! Et… Louka, tu sais ce qu’il est devenu, ce João ?

- Non. J’ai cherché, pourtant. Visiblement c’était un proxénète relativement connu à São Paulo sous le nom de Camaleão. Il a fait un peu de prison, ensuite il est passé entre les mailles du filet pendant des années… Et puis il s’est évanoui dans la nature du jour au lendemain. J’ai demandé à Maria, la dame qui m’a soigné : apparemment tout le monde le connaît là-bas. Elle m’a dit que c’était un sale type, qu’il ne fallait pas chercher à en savoir plus. Certains disent qu’il vit à l’étranger, d’autres qu’il est mort. On ne sait pas et on ne saura sûrement jamais. Mais il était probablement l’amant de la directrice du foyer où Papa a été placé. Où Papa a été violé.

- Ah… Donc ils l’auraient violé tous les deux, chacun son tour ? Mon cher Luís…

- …

- J’ai toujours regretté que ce ne soit pas elle qu’il ait assassinée. J’aurais compris qu’il le fasse… Et tu sais ce qu’elle est devenue ?

- Elle est morte, apparemment. Depuis une dizaine d’années.

- Bon débarras ! Cette femme était un monstre.

- …

- Finalement, tu ne sais toujours pas pourquoi il s’en est pris à cette prostituée, n’est-ce pas ?

- Non, Mama. Je ne comprends pas le rapport entre tout cela et cette pauvre femme. Et je commence à croire que je ne saurai jamais.

- …

- Quand il était en prison et que tu l’appelais, il ne t’en a jamais parlé ?

- Non.

- Tu veux bien me raconter quand même ?

- Eh bien… Il était à Brasilia, dans une cellule d’isolement. Son affaire était suivie par un service de la police fédérale brésilienne qui s'occupe des liens avec les polices étrangères. Il y est resté plus d’un an… Il était dans un sale état. Il était seul dans une pièce sordide et il refusait que je vienne le voir. Je l’appelais une fois par semaine mais il ne disait presque rien. Et c’est devenu de plus en plus difficile. A la fin, il ne prenait même plus mes appels. Après sa mort, j’ai pu échanger assez longuement avec son avocat. Lui aussi, il refusait de le voir depuis un moment. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il avait été entendu par la police la veille de son décès. Mais il n’a pas assisté à cet interrogatoire, et comme la mort de ton père a mis fin à la procédure…

- Tu crois que cet interrogatoire peut avoir un lien avec son suicide ?

- Je n’en sais rien, mon chéri. Ton père était malheureux ; n’est-ce pas une raison suffisante pour mettre fin à ses jours ? Peut-être que ce n’est que pour me rassurer, inconsciemment, que je cherche un autre déclencheur. C’est idiot.

- Non, ce n’est pas idiot. C’est humain…

(Malika resta immobile quelques secondes puis elle rougit un peu et arbora un petit air énigmatique que Louka ne vit pas, perdu comme il l’était dans les méandres de ses émotions)

- Tiens, j’ai peut-être une idée… Je sais à qui je vais demander ! Mais d’abord, tu vas reprendre un peu de chorba, habibi. »


Louka n’essaya même pas de protester. Il mangea jusqu’à la dernière goutte, très doucement, en se forçant un peu, mais avec un petit sourire tout doux comme un souvenir d’enfance.



*Doll parts, de Hole ; in Live through this, 1994.

Annotations

Vous aimez lire Marion H. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0