CCII. I will survive

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CCII. I will survive*


Dès le lendemain matin, j’étais dans l’avion avec mon gamin, quelques vêtements dépareillés et beaucoup de questions bizarres dans la tête. Etais-je vraiment en train de partir à Buenos Aires comme d’autres prennent le métro pour Staten Island ?

J’étais nerveuse, inquiète, impatiente. Résultat : Lisandru était ronchon comme tout et je dus passer des heures à arpenter l’allée centrale de l’avion pour tenter, en vain, de l’endormir sous les regards moitié compatissants, moitié ulcérés de passagers qui espéraient avant tout pouvoir somnoler un peu par-dessus l’Atlantique.

Ironie du sort, c’est à São Paulo que nous devions faire une escale ; rapide, théoriquement, mais notre correspondance fut fortement retardée et je me retrouvai à camper sur une banquette de l'aéroport, mon loupiot (enfin endormi) dans les bras, avec une couverture et un pique-nique gracieusement fournis par TAM Airlines. Puis six heures plus tard, nous embarquions enfin, Lisandru hurleur et à nouveau réveillé, et moi presque tétanisée de honte devant ce baby-show très indépendant de ma volonté.


Nous arrivâmes à Buenos Aires au milieu de la nuit, sans une once d’énergie : Malika nous avait heureusement commandé un taxi qui nous déposa, à quatre heures du matin, en plein coeur d’un quartier résidentiel où fleurissaient les drapeaux des légations étrangères et les immeubles ultra-sécurisés. Le temps de traverser la rue pour rejoindre l’entrée et Lisandru, hurlant à la mort, dut réveiller tout le monde à 500 mètres à la ronde ! Pauvre loulou, il était épuisé par toutes ces pérégrinations, et je le confiai avec beaucoup de soulagement aux bras de sa grand-mère.

Malika l’embrassa partout et le papouilla sans sembler gênée par le fond sonore pourtant assourdissant ! Elle nous guida jusqu’au dernier étage où nous attendait un appartement-terrasse magnifique, chaleureux, accueillant, plein de couleurs et de lampes marocaines. Je m’affalai, littéralement, dans le canapé dans un immense soupir.

Trois secondes plus tard apparaissait Louka comme l’ombre de son ombre : maigre, bleu, éteint, mais l’oreille grande ouverte sur les cris de son enfant. Il alla droit sur lui et le prit dans ses bras comme une bouée de sauvetage, sourire fragile et gestes doux. Il m’embrassa à peine, me demanda ce que je faisais là sans attendre la réponse, puis regarda son fils avec une intensité étrange, improbable, irréelle.

Lisandru hoqueta un peu, manqua de s’étouffer sous ses larmes avant de s’accrocher gentiment à la voix apaisante de son père. Puis il put prendre un biberon, lentement, et se calma enfin. Ce fut Malika qui le mit au lit, dans un joli berceau en bois installé dans un recoin du salon, agrémenté d’un genre de poncho multicolore particulièrement joyeux et d’une guirlande lumineuse infiniment douce avec des petits soleils jaunes et oranges. Puis elle nous envoya nous coucher sans plus de cérémonie. Il était cinq heures du matin, j’avais voyagé pendant 30 heures d’affilée avec ma jolie petite sirène dans les oreilles : une bonne douche, et au dodo !

Louka s’était déjà rendormi lorsque je le rejoignis, et j’en profitai, assez fourbement, pour l’inspecter des pieds à la tête. Il avait beaucoup maigri, sa peau était froide et triste, il avait un oeil cerné de rouge et de noir et des bleus partout comme s’il avait été tabassé… D’où sortait-il donc ? Osant à peine le toucher pour ne pas lui faire mal, je posai tout doucement ma main sur la sienne et malgré mon inquiétude, je m’endormis sans demander mon reste, noyée de fatigue, bercée dans sa chaleur.


Une heure plus tard, je ressentis un froid, un courant d’air, une absence. Louka n’était plus là. J’attendis quelques minutes puis, ne le voyant pas revenir, je me levai et entrepris d’aller voir si Lisandru dormait bien. Et c’est là que je retrouvai son père, roulé en boule sur un fauteuil qu’il avait poussé tout près du berceau. Je posai mes doigts sur sa joue, il était glacé, et quand il ouvrit enfin son oeil indemne, je lui demandai en chuchotant :

« - Louka ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

- Hmmm ? Rien… Je dors.

- I see. Mais pourquoi ici ?

- …

- Tu as vraiment une sale tête, reviens te coucher.

- Non. Je préfère rester là.

- But… Why ?

- …

- Louka ?

- Je ne veux pas le laisser tout seul.

- Pourquoi ? Il dort comme un ange, look ! Il ne risque rien.

- Je ne sais pas. Je ne sais plus.

- Louka, what the hell are you afraid of ?

- Everything.

- Je ne comprends pas.

- …

- Tu as peur que quelqu’un s’en prenne au petit ?

- Oui.

- Mais qui ?

- Je ne sais pas vraiment… Mais s’ils ont menacé de s’en prendre à moi, quand j’étais gamin, alors pourquoi ils ne feraient pas pareil avec Lisandru ?

- …

- Va te coucher, si tu veux, tu dois être fatiguée avec le voyage… Moi, je dors ici.

- Non.

- Non ?

- Non. Puisque tu ne veux pas le laisser tout seul, on va le déménager dans la chambre, à côté de nous… Et toi, tu dors avec moi. D’accord ?

- Bon… Mais aide-moi, s’il te plaît, parce que j’ai un mal de chien dès que je bouge, alors je ne peux pas porter son petit matelas tout seul.

- Good. Alors prends juste Lisandru et emmène-le dans la chambre, je m’occupe du reste. »


Deux allers-retours et quelques grimaces plus tard, nous étions bien installés tous les trois. Louka soupira dans mon cou, se tourna vers moi, m’embrassa enfin correctement et s’endormit aussi sec. Tandis que je demeurai encore un bon moment les yeux ouverts, le cœur serré et le cerveau assailli de conjectures.



*I will survive, de Gloria Gaynor ; in Love Tracks, 1978.

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