CCIII. Seven seconds

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CCIII. Seven seconds*

Le lendemain matin, j’ouvris l'œil péniblement. Il faisait grand jour et les rideaux laissaient passer quelques rayons de vert, de bleu, de gris. Louka dormait comme un pantin désarticulé, sa respiration était un peu sifflante, un peu douloureuse, sa peau était mauve et jaune comme un zèbre malade. Lisandru n'était plus dans la chambre mais je n’eus pas le temps de m’inquiéter : à travers la porte ouverte, j’entendis Malika lui murmurer plein de choses très douces et certainement passionnantes.

En arrivant au salon, je les trouvai tous les deux très concentrés sur un petit livre. Mon fils était assis sur les genoux de sa grand-mère, il agitait ses petits pieds en rythme, ou presque, tandis qu’elle lui racontait l’histoire d’un petit monstre rouge tout mignon qui semblait poursuivre un pauvre poisson jaune doté d’une seule dent… Lisandru riait comme un bienheureux et semblait en pleine forme : nettement plus frais que ses parents ! Et Malika était ravie d’en profiter.

« - Bien dormi, Romy ?

- Oui, merci. Le petit vous a réveillée ?

- Non. J’étais levée, j’ai entendu qu’il commençait à gigoter alors je me suis dit que j’allais le prendre pour vous laisser vous reposer… Il a mangé tout son biberon, comme un grand.

- Tant mieux.

- Il a eu un souci cette nuit, pour que vous le preniez avec vous dans la chambre ?

- Non. Au contraire, Malika, il était comme un roi dans son berceau, mais… C’est son père qui ne voulait pas dormir loin de lui. Il a peur de je-ne-sais-quoi.

- Allons donc… Vivement qu’il se lève, celui-là, que je lui tire les vers du nez ! »

Hasard ou obéissance filiale, Louka émergea pile à ce moment-là. Il marchait à deux à l’heure comme s’il avait cent ans et était torse nu sous un épais poncho multicolore qui laissait apparaître hématomes et cicatrices comme autant de motifs dépareillés.

Nous partageâmes un petit-déjeuner délicieusement marocain sur la terrasse : crêpes mille-trous à la fleur d’oranger, msemens au miel et au beurre fondu, thé à la menthe et jus d’orange. Un vrai régal auquel je fis honneur avec un plaisir non dissimulé ! Mon estomac était au Maghreb tandis que sous mes yeux s’animait la vie colorée, verticale, hispanique, de la capitale argentine. Décidément, chez les Kerguelen comme chez les Battisti, le mélange des cultures était si naturel qu’ils ne s’en rendaient même plus compte. Pourtant, Malika était loin d’avoir perdu le Nord, puisqu’à peine son fils eut-il posé sa fourchette qu’elle l’aborda de front.

« - Tu as fini, Shams ?

- Oui, Mama. Merci.

- Tu n’as rien mangé… Mais on verra ça plus tard. D’abord, raconte. Je t’ai fichu la paix le temps que tu dormes et que Romy arrive, mais maintenant je veux savoir. Que t’est-il arrivé ?

- …

- Louka ?

- Oui.

- Je t’écoute, habibi.

- Eh ben… J’ai voulu aller voir.

- Voir quoi ?

- L’adresse. Celle où Papa habitait quand il était petit. Enfin, je crois. Celle qui est sur son acte de naissance et sur le certificat de décès de sa mère. J’imagine qu’ils vivaient là… C’est dans un bidonville, alors j’y suis allé sans rien. Pas de portefeuille, pas de téléphone.

- Et ça ne t’est pas venu à l’esprit qu’on allait s’inquiéter ?

- Je ne pensais pas rester plus de quelques heures. Et puis Lisandru allait mieux.

- Pourquoi tu n’as pas au moins prévenu Chiara ?

- On s’était disputés… Et elle ne voulait pas que j’y aille, elle disait que c’était dangereux.

- Elle avait raison, apparemment ! Tu as vu ta tête ? Tu t’es fait tabasser ?

- Oui. A peine arrivé. Comme je n’avais rien, ils m’ont juste pris mon blouson… Et ils m’ont cogné. Trois ou quatre types, défoncés, visiblement. J’ai attendu que ça passe sans même essayer de me défendre, à quoi bon ? Ça n’a duré que quelques secondes. Après j’ai dû perdre connaissance parce que je me suis réveillé chez une dame âgée. J’étais allongé sur un vieux matelas à ressorts et elle me soignait à coup de compresses et de désinfectant. Je me sentais tout ankylosé, mon œil était très enflé et j’avais mal partout.

- Et c’était qui, cette femme ?

- Une ancienne infirmière, je crois. Elle ne parlait que portugais alors je ne comprenais pas toujours tout, et puis elle n'arrêtait pas de causer ! Elle était contente d’avoir un peu de compagnie, visiblement. J’ai passé quatre jours chez elle, le temps de tenir de nouveau sur mes jambes, elle m’a gavé d'une boisson bizarre, chaude, très sucrée, ça m’a redonné des forces.

- Tu as eu beaucoup de chance, Louka.

- Oui… Je sais, Mama. D’ailleurs, c’est ce qu’elle m’a dit, elle aussi... Maria. Elle s’appelle Maria. Elle m’a dit que parfois, dans son quartier, il suffisait de quelques secondes pour bousiller une vie. Et juste après, elle m’a demandé si j’étais le fils de Luís Kerguelen. Parce que tout le monde sait qu’il venait de cette favela, et parce que je lui ressemble.

- Oui, enfin là, on dirait plutôt le fils de Marcel Cerdan ou de Mohammed Ali, à mon avis… Enfin bref. Et ensuite, que s’est-il passé ?

- Je me sentais mieux, alors je suis parti. J’ai récupéré mes affaires à l’hôtel et je suis venu ici.

- Pour faire soigner tes bobos par ta petite maman !

- …

- Tu as vu un médecin à São Paulo ?

- Non.

- Et tu as laissé un mot à Chiara ?

- Non.

- Quelle tête de mule… Il faut que tu l’appelles.

- …

- Tu as entendu ?

- Oui. Je suis borgne, Mama, pas sourd.

- Bon ! Je te rapporte ton téléphone.

- Non.

- Habibi, s’il te plaît.

- …

- Louka, mon amour, tu ne peux pas lui en vouloir. D’abord parce qu’elle n’est pas responsable de toute la boue que tu as remuée, même si ça s’est passé devant sa caméra. Ensuite parce qu’elle a fait pour toi tout ce qu’on peut faire pour un enfant. Elle t’a nourri, elle t’a épaulé, elle t’a éduqué, au même titre que moi. Alors tu n’as pas le droit de lui faire la gueule. Tu lui dois beaucoup, et je t’interdis de l’oublier.

- …

- Et puis tu lui ressembles tellement ! Tu es aussi têtu qu’elle. Comme elle, tu es à la fois impérial et irrésistible. Seule Chiara est capable d’un tel équilibre : elle est insupportable, mais grandiose, et on lui pardonne toujours tout… Tu es exactement pareil, Shams, et cela ne vient ni de moi ni de ton père ; c’est elle, à 100%. Ne sois pas ingrat, mon fils.

- …

- …

- Elle est toujours à São Paulo ?

- Oui. Mais plus pour longtemps. Elle doit rentrer en Europe préparer le festival de Cannes, et elle a sûrement plein d’autres choses qui l’attendent. A commencer par ses petits-enfants, qu’elle n’a pas vus depuis des semaines parce qu’elle est partie au Brésil pour tes beaux yeux.

- …

- Je vais te chercher ton téléphone ?

- Si tu y tiens…

- J’y tiens, oui. »

Deux minutes plus tard, nous le laissions tout seul sur la terrasse et nous nous installions, Malika et moi, dans le salon pour partager un thé. Louka prit quelques instants avant d’enfin appuyer sur son écran, sourcils froncés, oeil sombre, gestes lents. A peine sept secondes plus tard, il affichait un grand sourire et l’italien se faisait chantant et affectueux dans sa voix.

*Seven seconds, de Youssou N'Dour feat. Neneh Cherry ; in The Guide (Wommat), 1994.

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