CXCVII. Le bal masqué

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CXCVII. Le bal masqué*


Mon cœur s’était mis à battre plus fort tandis que Louka se bagarrait avec la technologie pour essayer de me montrer la vidéo sur son écran d’ordinateur. Impatiente, je le bombardais de questions auxquelles il ne répondait pas. Cela m’agaça, ce qui l’agaça (« Would you please arrêter de râler cinq minutes ? Tu te battistises, c’est dingue ! Voilà, madame est servie ; tu vois quelque chose, si je me mets comme ça ? »).

C’était assez flou, le son n’était pas terrible, mais quand il eut un peu tourné son téléphone et qu’il se fut rapproché de l’écran, je pus voir et entendre. La vidéo défila sous mes yeux. Luís Kerguelen était cadré de près, chemise noire, sourire doux, oeil intense. Physiquement, la ressemblance avec Louka était frappante ! Même s’il était très brun, si sa peau était plus mate, si ses yeux étaient très noirs… Mais ce qui les différenciait vraiment, c’était la gestuelle, la tonalité, l’intensité : l’un était brut, sombre, minéral, quand l’autre était solaire, lumineux, aérien.


Au début, il ne se passait pas grand chose ; Luís Kerguelen répondait aux questions de l’animateur, il avait une voix douce, un peu lente, il semblait chercher ses mots de temps en temps. Après quelques minutes, Louka appuya sur pause.

« - Ça me fait bizarre de l’entendre parler en portugais… Il a l’air ému, quand même, tu ne trouves pas ?

- Peut-être un peu, oui. Mais il le cache bien.

- C’était son métier, as you know…

- Tu as pu traduire ce qu’il dit ?

- À peu près… Il parle de son tournage, de la série, de son retour au pays où il n’était jamais revenu depuis son départ pour la France.

(Il lança la suite de la vidéo et nous restâmes silencieux quelques minutes)

- Et là, Louka, il raconte quoi ?

- Le gars lui demande ce qu’il a ressenti en revenant au Brésil. Papa répond que rien, ou pas grand chose, parce que là il tourne dans la jungle, dans un paysage qui n’est pas le sien… Lui la seule forêt qu’il a connue quand il était petit, c’est celle des immeubles. Son pays, c’était la rue de São Paulo, rien à voir avec l’Amazonie.

- C’est sûr... Tu lances la suite ?

(Une minute plus tard, Louka appuya de nouveau sur “stop”)

- Le présentateur dit que São Paulo justement, ils y sont allés. Qu’ils n’ont pas trouvé grand monde, ce qui n’est pas surprenant. Tout le monde le sait, votre mère est morte il y a longtemps, vous n’avez pas de père et probablement pas d’autre famille puisque vous avez été adopté ensuite. Mais ils ont quand même retrouvé deux personnes qui l’ont connu petit.

- …

(La vidéo reprit, on vit nettement Luís Kerguelen se tendre, puis se détendre quand le premier reportage démarra ; un homme d’une cinquantaine d’années parla pendant quelques minutes, il avait l’air bienveillant et s’exprimait avec beaucoup de chaleur ; puis l’écran revint sur le plateau et les images s’arrêtèrent de nouveau).

- Ce monsieur, c’est Lucca que tu as eu au téléphone.

- Ton père a l’air plutôt content de le voir ?

- Oui. Un peu chamboulé, mais content… Il dit qu’il ne l’aurait pas reconnu mais qu’il se rappelle très bien de lui.

- Good. Et après ?

(Sur l’écran apparut le visage d’une belle femme âgée, aiguisée, tranchante comme un silex ; elle avait une voix traînante, un peu métallique, une voix qui réveilla je-ne-sais quel instinct animal à l’intérieur de moi car je frissonnai jusqu’à ce que l’image ne se fige de nouveau).

- Look… La tête qu’il fait…

- J’ai vu, Romy ; il a l’air glacé, c’est à peine si j’arrive à le regarder.

- Je suis désolé, Louka. Je sais que c’est difficile.

- Indeed. Pourtant ce n’est même pas elle qu’il a tuée ! Alors que je n’imagine personne qui puisse être pire que cette horrible femme.

(La vidéo redémarra et tout alla très vite : la femme parla, le champ s’élargit jusqu’à montrer une partie de son bureau. Luís Kerguelen réapparut à l’écran avant de sursauter comme un enfant devant un serpent ; on le vit se lever et quitter le plateau précipitamment, puis le présentateur sembla bafouiller un peu et la diffusion s’arrêta.)

- Tu as pu traduire ce qu’elle a raconté ?

- Oui… Elle dit qu’il était mignon, adorable, à croquer, toutes ces conneries. Elle l’a croqué, bordel, elle l’a dévoré, déchiré, anéanti… Tu te rends compte de ce qu’elle lui a fait ? Et elle vient à la télé la bouche en cœur ! C’est ignoble et pervers… Et lui, regarde, il est complètement pétrifié. Elle le terrorise, ça saute aux yeux.

- Oui… Mais justement, c’est ce qui m’étonne. Tu peux repasser ce moment-là ?

- Si tu veux… Mais juste une fois, alors, parce que cette femme est insupportable à regarder.

(La scène défila à nouveau sous nos yeux attentifs).

- Il a peur, Louka, tu as raison, il est glacé, immobile. Mais tout d’un coup, il y a un truc dans son regard, look, un truc qui flambe ; et c’est là qu’il réagit et qu’il part. Il a forcément vu ou entendu autre chose que ce qu’elle dit.

- Tu crois ?

- Oui. Remets-le.

- Tu es sûre ?

- S’il te plaît. Juste une dernière fois ; mais au ralenti…

- Ok.

(Les images revinrent en arrière puis la vidéo reprit très lentement)

- Là ! Regarde sa tête ! Il a les yeux qui s’écarquillent comme s’il avait vu le diable ! Certes, elle dit des immondices, mais pourquoi à cette seconde-là il réagit et pas avant ?

- …

- Tu peux revenir en arrière ?

- Tu avais dit une dernière fois…

- Allez, Louka. Please.

-…

(Il s’exécuta)

- Stop ! Attends, tu peux zoomer ? »

Louka obtempéra dans la demi-seconde et je restai coite, sciée, interdite, devant l’écran de mon téléphone. J’avais les yeux vrillés sur un coin de l’écran comme une mouche sur un scotch. Je lui demandai de repasser les images à plusieurs reprises et au bout du quatrième essai, j’étais sûre de moi.

« - Louka… Regarde. En bas à droite, juste avant la fin de l’interview… La caméra s’éloigne d’elle, le plan est de plus en plus large… Et là ! Look.

- Quoi ? Je ne vois rien.

- Mais si.

- What ? Elle attrape un truc qui était posé sur le bureau.

- Oui !

- Et alors ?

- Tu trouves que ça ressemble à quoi ?

- A un animal bizarre.

- Maybe. Rien d’autre ?

- Well… Puisque nous sommes au Brésil… Un masque de carnaval ?

- Exactement.

- Et alors ?

- Louka… Est-ce que Malika t’a déjà parlé des cauchemars que faisait ton père ?

- Un peu. Il hurlait comme un fou, se réveillait en nage, frissonnant, terrorisé, sans se rappeler de rien. Quel rapport ?

- Apparemment, il ne se souvenait de rien, en effet, sauf d’une ombre… Une ombre qui le poursuivait et le violait. Une ombre monstrueuse, qui ricanait, avec des yeux rouges.

- …

- Ce masque, là, sur cette table… Il ressemble à ce que Malika m’a décrit.

- …

- Tu crois que je délire, c’est ça ?

- Non… Je crois que tu commences à entrevoir ce que moi, je ne suis pas encore capable de regarder en face.

- …

- Mama t’a dit autre chose ?

- Non. Enfin, si ! Elle a dit que c’était un homme.

- ...

- Louka ? Can you hear me ?

- Oui.

- Tu sais qui ça pourrait être ?

- Je n’en ai aucune idée. Un homme, un masque, cette femme… Quel rapport avec le meurtre ? Je ne comprends rien. Mais je vais appeler ce Lucca. Peut-être qu’il sait quelque chose. »


Il avait dit cela comme il aurait sauté dans le vide sans penser à prendre un parachute.


*Le bal masqué, de La Compagnie Créole ; in Le bal masqué, 1984.

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