CXCVIII. Luka

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CXCVIII. Luka*


Quatre jours passèrent comme des empreintes de pas sur le sable du désert. Louka donnait peu de nouvelles. Nous échangions quelques textos mais il parlait surtout de Lisandru ou de moi et ne disait rien de ce qui se passait dans sa tête. Chiara, plus bavarde, me le décrivait comme fébrile, inquiet, à la fois avide de comprendre le passé de son père et de découvrir les méandres si étranges de sa vie, et timide, effrayé, à l’idée de découvrir une vérité qui peut-être, allait guillotiner sans état d’âme toute sa piété filiale.

Quand ils quittèrent Brasilia pour São Paulo, j’avais une appréhension étrange qui résonnait comme un écho au moindre battement de mon cœur. C’était la ville natale de Luís Kerguelen, celle où tout avait commencé. Selon ce que j’avais pu lire, la capitale économique du Brésil était une terre de contrastes, toute en verticalité, où les buildings les plus modernes côtoyaient les bidonvilles les plus misérables. Le genre d’endroits où tout était possible.

Chiara avait choisi un hôtel plein ciel qui dominait la ville, et d’après les photos que m’envoya Louka, la vue était étonnante : d’un côté, des immeubles d’affaires rutilants de verre teinté et de miracle économique, et de l’autre, les baraquements gris et surpeuplés des favelas comme autant de fétus de paille souillée. La population semblait à l’image de la ville : toutes les classes sociales et toutes les couleurs de peau coexistaient. Louka me décrivit une ville étrange, étrangère et étranglée, dans laquelle il se sentit rapidement décalé, comme s’il avait un peu oublié, finalement, que son père était brésilien.


Le lendemain de leur arrivée, ils rendirent visite à Lucca chez lui, dans un immeuble anonyme tout au fond d’un quartier populaire. C’était un monsieur très simple, très élégant, qui portait une chemise à carreaux d’un autre âge et un sourire aussi grand que l’Amérique. Il avait la peau noire, les cheveux blancs, les yeux doux, et beaucoup de choses à dire, d’après ce que Louka me raconta un peu plus tard.

« - Quand j’ai connu Luís, il devait avoir neuf ans, mais il paraissait plus jeune parce qu’il était maigre, petit, mal nourri. Il ne parlait pas, ou presque pas. Il restait tout seul, tout le temps : les autres le terrorisaient, aussi bien les adultes que les enfants. Il est arrivé dans ma classe comme un poussin jeté dans la cage aux lions. Il était fragile, perdu, il n’avait ni rêves ni repères. Et il avait un retard abyssal puisque personne ne l’avait jamais sérieusement scolarisé. J’étais bénévole dans une association d’alphabétisation des enfants des rues, alors très vite, je l’ai intégré à notre programme de cours du soir.

- Et… Il allait comment, à cette époque ?

- Il était… Comment te dire ça ? Il était brisé, Louka.

- …

- Il était infiniment triste, aussi. Il avait déjà ses grands yeux noirs, ceux qui ont fait se pâmer tant de femmes à travers le monde quelques années plus tard ! Mais ils étaient comme deux puits de colère, deux flammes de terreur. Et il restait là pendant des heures, immobile au fond de la classe, il me regardait sans me voir… Mais il m’écoutait. Et c’est ainsi qu’il a appris à lire, roulé dans sa méfiance, caché dans sa distance, à cinq mètres de moi. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai fait semblant d’oublier un livre sur la table à côté de lui, puis un autre, et encore un autre. A chaque fois, ils disparaissaient quelques jours puis ils réapparaissaient au même endroit, en parfait état, et Luís me regardait en silence, comme s’il attendait la suite. Ce sont ces bouquins qui l’ont sauvé, je crois, en lui rendant les mots, la pensée, l’évasion. Au fil des jours, j’avais la sensation de l’apprivoiser, comme le renard de Saint-Exupéry ! Il a commencé à me faire confiance, petit à petit, c’était fragile comme un brin d’herbe dans le vent mais, moyennant de faire des gestes très lents et de toujours arriver face à lui, j’ai pu m’approcher très doucement et lui apprendre aussi à écrire et à dessiner.

- …

- Louka ? Ça va ?

- Oui… Continuez, s’il vous plaît. Je ne pensais pas que vous vous souviendriez si bien de lui.

- Tous mes élèves ne sont pas devenus des stars internationales ! Et puis… C’était un gamin attachant. Il était intelligent, et il avait du coeur. En lui apprenant à lire, c’était comme si je construisais un arc-en-ciel par-dessus tout le marasme dans lequel il se débattait depuis toujours. Plus tard, quand j’ai su qu’il était devenu acteur, ça ne m’a pas tellement surpris : il aimait les mots, les histoires, les héros : ce sont eux qui l’ont éduqué, finalement. Et puis il était beau… Quand il est parti pour la France, j’ai pensé qu’il était sauvé.

- Sauvé de quoi ? De qui ?

- De tout ce qui l’avait détruit, et qui hantait encore les rues de São Paulo. Luís avait peur de sortir. Peur de dormir. Peur de mourir. Il sursautait au moindre bruit, reculait au moindre geste. Il hurlait pendant la nuit, il était plein de larmes et de colère comme une fontaine de douleurs infinies. Alors il fallait qu’il parte. Loin. Qu’il ne risque plus rien. Qu’il oublie ces ombres qui lui collaient aux basques. C’est pour ça que j’ai pensé à l’adoption. Il était bien plus âgé que les autres enfants, mais j’ai voulu essayer quand même. Et quand ce couple de Français est venu le chercher, ils avaient l’air si bienveillants ! J’ai cru qu’il serait heureux.

- Il l’a été.

- Oui. Mais pas longtemps…

- Et quand vous l’avez revu à la télé, que vous a-t-il dit ?

- Je ne l’ai pas vu, je n’étais pas sur le plateau. Mais après, il m’a appelé, il m’a demandé comment j’allais, si j’enseignais toujours… Et il m’a parlé de toi, de ton prénom qui est le mien, même s’il est orthographié en russe. Ça m’a touché ! J’étais content de l’entendre, content qu’il ne m’ait pas oublié, même s’il n’avait plus rien à voir avec le gamin que j’avais connu.

- Et…Pendant l’émission… Vous avez vu ce qui s’est passé ?

- Non. Mon témoignage était enregistré, et tout ça n’a jamais été diffusé, alors je ne sais pas.

- Il vous avait parlé de son orphelinat ? Je veux dire l’autre, le premier…

- Non. Il ne m’en a jamais dit un mot. Mais je sais qu’il a vécu l’enfer là-bas. Là-bas, et ailleurs.

- Ailleurs ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

- Tout.

- Je ne comprends pas…

- Louka, j’ai vu des dizaines d’enfants violés, battus, prostitués… Ils souffrent tous infiniment, mais ils ne sont pas égaux devant cette souffrance. Certains ont été brisés alors qu’ils avaient des bases, des repères, des ressources. D’autres ont été détruits avant même d’avoir eu le temps de construire tout cela : ceux-là sont encore plus démunis, encore plus abîmés… Ton père était dans la deuxième catégorie, j’en suis certain. Quoi qu’on ait pu lui faire dans cet orphelinat… Il y a forcément eu autre chose. Mais… Il ne t’en a jamais parlé ?

- Non. Enfin… Si. Dans sa lettre, celle qu’il a laissée pour moi quand il s’est pendu. Il raconte le trottoir, les coups… Mais il dit aussi qu’il ne faut pas dire l’indicible. Alors je crois, comme vous, qu’il y a eu autre chose. D’ailleurs dans son dossier de l’aide sociale française, j’ai trouvé un rapport médical qui évoque des viols. Avant même ce satané orphelinat…

- Tu vois ! J’en étais sûr.

- Vous ne savez pas qui ça pouvait être ? Quand ça pouvait être ?

- Non, Louka, je ne sais pas. Je suis désolé.

- Et cette femme qu’il a assassinée… Vous savez qui elle était pour lui ?

- Je n’en ai aucune idée. Je regrette, je ne peux pas t’aider.

- …

- C’est pour ça que tu es venu au Brésil ? Pour savoir ce qui s’est passé ?

- Oui.

- Je comprends…

- Et… Là, regardez. C’est une capture d’écran de l’émission de télé pour laquelle vous avez témoigné. Elle, c’est la directrice de cet orphelinat de malheur…

- Oh…

- Et ici, sur son bureau. Il y a un masque. Il ne vous rappelle rien ?

- Non… Enfin, on dirait un masque de carnaval comme on en a tous, ici.

- …

- Je suis vraiment désolé, Louka.

- Tant pis… Merci quand même de m’avoir reçu. De m’avoir parlé de lui.

- Attends, il y a une chose que j’aimerais te donner. Accorde-moi une minute… Le voilà : Luís Dos Santos. Tiens, ça n’a rien à voir avec ceux de l’administration, mais je faisais toujours un dossier pour les gamins de l’association ; je gardais des mots, des dessins, des devoirs.

- …

- Il se débrouillait bien, tu vois ? En revanche, il y a quelques fautes de portugais…

- …

- …

- Lucca ? C’est quoi, ce dessin tout noir ?

- Un cauchemar, je crois. Il ne savait pas m’en parler alors il l’avait représenté comme ça. Là, ça doit être sa maman. Et ici, c’est lui, plus petit.

- Et là ? On dirait un genre de fantôme… Avec un masque qui ressemble à celui de la télé. »


Louka avait raison : et lorsqu’après m’avoir raconté cette scène d'une voix éteinte, exténuée, il m’envoya la photo de ce dessin, je ne pus que me rendre à l’évidence. L’ombre noire, menaçante, anonyme, qui semblait poursuivre son père depuis toujours sans qu’il en parle jamais, était là sous nos yeux, entre Luís et sa mère, avec une figure fantasmagorique et une proximité fatale.


*Luka, de Suzanne Vega ; in Solitude Standing, 1987.

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