CLXXXIX. Allo maman bobo

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CLXXXIX. Allo maman bobo*

Louka était devenu vert. Le temps s'était presque arrêté, l’air semblait glacé autour de nous et tout le monde avait l’air scotché à ces quelques mots que je n’avais pas stoppés assez vite. Seule Lucia s’était mise en mouvement : debout dans le silence, elle regardait en alternance le téléviseur éteint et le visage grave et ému de Louka.

« - Zio mio ! C’était encore ton papa.

- Oui, cara mia. J’ai vu ; enfin, j’ai entendu.

- Tu lui ressembles…

- Lo so.

- … Mais tu es encore plus beau que lui.

- Grazie, Lucia.

- C’est quoi un crime ?

- C’est quand on tue quelqu’un.

- Ton papa a tué quelqu’un ?

- Oui.

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas…

- Ma… Il était méchant, alors ?

- Non… Non, ma chérie, il n’était pas méchant.

- C’est méchant de tuer quelqu’un.

- Oui… Oui, tu as raison. Mon papa n’était pas méchant, mais il a fait quelque chose de mal. Tu comprends ?

- Non.

- Lucia, murmura Pietro. Viens par ici, ma belle. Tout ça, c’est des histoires de grands, d’accord ? On t’expliquera plus tard. Maintenant, il est l’heure d’aller au dodo. Tu vas faire un bisou à tout le monde et aller mettre ton pyjama. Va bene ? »

La petite resta comme suspendue une demi-seconde, puis elle obéit, fit le tour du salon pour nous souhaiter une bonne nuit et fila rejoindre sa chambre sous l’escalier. Louka était resté coi, son œil était sombre, sa nuque était lourde, blessée, baissée. Je me sentais comme la dernière des imbéciles, avec ma tradition idiote de regarder ce film !

Malika rejoignit son fils et lui dit quelques mots en arabe. Elle avait la voix ferme, solide, consolante, et il releva un peu la tête pour amarrer ses yeux aux siens. Pendant cinq bonnes minutes, ils restèrent ainsi, elle parlant tout doucement dans cette langue à la fois si mélodieuse et si anguleuse, lui écoutant comme un enfant : de toutes ses oreilles. Puis il passa au français pour lui demander :

« - Oh… Tu ne portes plus ton alliance, Mama ? Je n’avais pas fait attention…

- Si. Là, autour de mon cou. Mais je l’ai enlevée de mon doigt au dernier anniversaire de sa mort.

- …

- Louka ?

- Alors toi aussi, tu le laisses tomber ?

- Non. Non, bien sûr. Je ne l’oublierai jamais.

- Mais alors… Pourquoi ?

- Louka, j’ai aimé ton père plus que ma propre vie. Plus que tout au monde, à part toi ! Mais Luís est mort depuis si longtemps… Il faut avancer, maintenant. Ma vie, aujourd’hui, c’est toi. C’est Lisandru, c’est Romy, c’est mon travail à Buenos Aires, les maisons colorées de La Boca et l’immensité de la pampa.

- …

- Habibi… J’ai connu ton père quand je n’étais qu’une gamine. Je n’ai aimé que lui… Et je l’aimerai toujours, d’une certaine manière. Il est comme un tatouage, une cicatrice qui marque chaque seconde de ma vie, chaque recoin de ma peau. Mais il a choisi la mort. Et moi, désormais, je choisis la vie. Tu comprends ?

- …

- On en reparlera. Là, tu es tout retourné… Bonne nuit, Shams. Bonne nuit à tous ! »

Malika déposa un baiser sur la joue de son fils muet et immobile, et partit se coucher. Petit à petit, les uns après les autres, nous l’imitâmes tous.

Quand nous nous retrouvâmes tous les deux dans la chambre, avec Lisandru endormi dans son berceau à côté de notre lit, je trouvai à Louka un air bizarre et lui demandai si ça allait en le prenant dans mes bras pour l’embrasser.

Il me rendit mon baiser comme une hésitation, puis il posa son front sur mon épaule et murmura dans la nuit, sans me regarder.

« - You know, tout à l’heure, quand Lucia m’a posé des questions sur mon père… Pour la première fois de ma vie, en regardant les grands yeux si bleus, si beaux, si purs, de cette petite môme que j’aime tellement… Pour la première fois de ma vie, devant Lucia, j’ai eu honte de lui.

- …

- Même Mama se détourne de lui…

- Non ! Tu n’es pas juste.

- …

- Louka, please. Je n’aime pas quand tu es comme ça. Tout noir.

- What the hell can I say ? Je n’en peux plus, Romy.

- I know. Mais je suis contente que tu le dises enfin !

- Je suis fatigué de porter, de supporter tout cela.

- Je sais, et c’est normal, Louka, que tu en aies marre… C’est infiniment lourd ! Et surtout, ce n’est pas à toi de porter ça.

- …

- Je t’aime, Louka. Je suis là.

(Il me serra fort, très fort, je lui caressai la nuque, la joue, le dos)

- …

- Là… Ça va aller.

- Comment je vais faire, le jour où Lisandru me posera les mêmes questions ?

- Tu lui diras la vérité, Louka.

- Je ne peux pas.

- Il le faut…

- Mais je ne la connais même pas, la vérité !

- Alors tu dois aller la chercher.

- … »

Cette nuit-là, je mis des heures à m’endormir. Je tenais les doigts de Louka serrés entre les miens et je les caressais doucement, comme si j’avais le pouvoir de chasser les nuages dans sa tête… Il avait le sommeil agité, ce qui était rare, et tandis qu’il se tournait et se retournait dans le lit, je ne cessais de penser à ce dossier qui dormait toujours dans un coffre, à Paris.

*Allo maman bobo, d'Alain Souchon ; in Jamais content, 1977.

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