CLXVIII. En cloque

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CLXVIII. En cloque*



Il n’existe pas de mot pour décrire l’amour immense que je ressentis en la serrant contre moi, pour la première fois et toutes les fois suivantes. Elle était lovée dans ma chaleur, comme une fontaine bouillonnante qui ne s’arrêterait jamais. Letizia était une petite perle de joie descendue dans mon lit pour illuminer, pleurs à pleurs, pas à pas, jour après jour et dent après dent, tous les coins et recoins de ma vie.

J’étais incapable d’exprimer, en français dans le texte, l’ampleur de mon désarroi lors des premiers mois de la vie de ma fille. J’étais larguée ; fière ; épuisée ; dépassée ; poisseuse ; heureuse ; moche ; impuissante ; anéantie ou presque, devant l’ampleur de la tâche et mon incapacité supposée à l’assumer… Je ne savais ni changer une couche, ni donner un biberon. Je m’inquiétais sans cesse, au moindre gargouillis, au premier début de larme, à la plus petite toux. Je sautais alors dans la voiture ultra-confortable de Louka et débarquais aux urgences comme une âme déboussolée, avec mes valises sous les yeux et mon inquiétude en bandoulière.

Et invariablement, un jeune interne ou une infirmière de nuit, épuisés eux aussi, me rendaient ma fille rieuse et lumineuse en m’assurant que ce n’était rien et qu’elle se portait comme un charme. Alors je rentrais à la maison, ma merveille sous le bras, et je me réfugiais bien au chaud dans les draps de Louka qui, très gentiment, se moquait de moi et de mes angoisses.

Letizia grandissait en souriant infiniment de toute sa dent unique. J’avais espéré qu’elle hériterait de ce vert extraordinaire qui brillait dans les yeux de son père mais au fil des mois, elle posait sur moi un regard de plus en plus turquoise, comme si elle avait capturé en douce deux billes d’eau cristalline sur une plage des Lavezzi. Elle avait les mêmes yeux que Lucia Battisti…

Je l’aimais toujours plus fort, toujours plus loin, toujours plus près ; un peu trop près, parce que partout, tout le temps, je ne vivais que pour elle. Louka n’était plus qu’une ombre, une ombre à laquelle je laissais de moins en moins de place, comme si ma fille n’était pas tout à fait la sienne. Pourtant, il se débrouillait comme un chef ! J’en étais presque jalouse tant la paternité lui semblait simple, naturelle, évidente comme un absolutisme… Au point que j’en perdais le Nord, comme si je cherchais encore et toujours ma place entre le père et la fille.

Ils étaient comme les deux côtés du miroir : elle avait sa bouche, sa lumière, ses mains, son sourire, son grain de beauté sur le ventre, sa peau de caramel. Et ces petites ressemblances éclairaient ma fille comme autant de bougies parfumées. Elle le suivait partout comme l’ombre de son ombre, elle riait tout comme lui : un vrai soleil ! Et l’amour, parfois, me brûlait les yeux quand je les regardais vivre, tous les deux.

Pour son premier Noël, Letizia avait rendez-vous avec le Wyoming. Il faisait froid, évidemment, je l’avais emmitouflée dans une petite salopette rouge, un pull blanc plein de poils et de boules de neige et un bonnet doté d’un adorable grelot. Elle serrait tout contre elle une drôle de poupée qui avait le même visage que moi… Elle passait des bras de mon père à ceux de ma mère, l’atmosphère était chaude, Louka avait préparé une dinde aux marrons et de la purée de patate douce, nous avions bien mangé, c’était l’heure du dessert. L’air sentait la pomme et la cannelle, l’hiver glaçait les montagnes noires tout autour de nous et minuit sonna.

Louka discutait tranquillement avec mon père. Il ne vit rien, ne dit rien, ne fit rien lorsque ma mère se leva avec un drôle de sourire. Elle prit ma fille et sa poupée dans ses bras, les enroula dans une couverture douce et très chaude, puis les emporta au loin dans le néant.

Alors je leur courus après, toute seule dans la nuit froide, sur la route du cimetière. Mes pieds saignaient dans mes chaussons, mon souffle gelait sur mes lèvres, mes cheveux glaçaient dans le vent du soir. Je courus au-delà de mes forces, en laissant loin derrière moi tout le reste de ma vie... Mais malgré tous mes efforts, je ne réussis pas à les rattraper : elles ne marchaient pas, elles flottaient...


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Je m’éveillai soudain, pleine de sueur et de brume. Je tremblais de froid sous la couette, Paris était douce et printanière tout autour de moi et pourtant, mon corps était glacé des pieds jusqu’à la tête ! Louka se rapprocha de moi, s’inquiétant de ma santé, de mon bébé, du pourquoi de mon sursaut qui l’avait tiré de son sommeil. Je mis une dizaine de secondes à reprendre pied dans ma vie, dans ma réalité parisienne, dans ma deuxième grossesse qui poussait dans mon ventre, dans les bras de Louka qui m’enserraient avec autant de force que de douceur. Mon cœur battait très fort, très vite, et mon cerveau était vrillé comme une chaussette pour un chamboule-tout. Je me concentrai sur ma respiration, sur la chaleur de cette peau familière contre la mienne, sur le silence de la nuit tout autour de nous… Et je me détendis petit à petit. Mais je mis un bon moment à me rendormir, comme si ce drôle de rêve me collait encore au cœur et à la peau.


Le lendemain matin, je m’éveillai comme on sort d’un tunnel. Il était tard, Louka avait fini de prendre son petit-déjeuner et pianotait sur son ordinateur, assis sur le canapé. L'appartement sentait le café et les crêpes (oh chouette, des mille-trous !). Je pris un peu de chaque et partis au salon rejoindre Louka. Je m’installai près de lui et appuyai doucement ma tête sur son épaule. Il leva le nez de son écran d’un air inquiet et en réponse à la question que je lus dans ses yeux, je lui racontai, tout doucement, que j’avais rêvé de Letizia et de ma maman courant vers leur tombe. Il attendit la suite en fronçant les sourcils et le vert de son regard se nuança de bronze.

« - Louka, tu crois que c’est de mauvais augure, de faire un rêve pareil justement le jour de la deuxième échographie ?

- Actually, no. Je ne pense pas.

- …

- Tu fais souvent this kind of nightmares ?

- No. Never...

- Alors arrête de flipper, Romy… C’est peut-être le fait d’avoir passé du temps avec Lucia qui t’a remuée un peu ? Ou bien c’est une manière de te dire qu’il faut tourner la page.

- Maybe…

- Allez, termine ton café et hop, à la douche ! On va finir par être en retard… Et pour une fois, tu ne pourras pas dire que c'est de ma faute.

- You’re right… Donne-moi vingt secondes et je suis prête ! »


Cinquante minutes de bouchons et une heure d’attente plus tard, nous étions plantés comme deux andouilles devant l’écran tremblotant de ma gynécologue. Le bébé allait bien, Louka était tout brouillé, ému comme tout, et ma gorge se serra en silence. J’étais si heureuse de partager ces moments avec lui !

« - Louka ?

- Hmmmmmm ?

- Je te demande pardon.

- Why ?

- J’ai eu tort de ne pas te dire que j’étais enceinte, la première fois. I am really sorry. Ce n’était pas juste.

- Indeed. Mais…

- Mais ?

- Je crois que si tu m’en avais parlé, je serais parti en courant.

- …

- Alors tu vois, sans le faire exprès, tu m’as évité de me comporter comme un gros naze ! Ce n’est pas plus mal.

- Anyway, j’ai eu tort. En plus, je trouve ça beaucoup plus sympa d’attendre le bébé à deux… »

Je lui attrapai la main, il sourit en silence sans même me regarder : ses yeux restaient accrochés à l’écran tremblotant de l’échographe. Il était si beau, avec sa tête de tous les jours, son col ouvert, et son regard fragile comme un miracle que l’on attendait pas. Ses doigts serraient les miens très distraitement, très doucement, il était tout entier tourné vers cette vérité incroyable qui prenait vie et corps sous nos yeux encore un peu incrédules.


Puis une voix féminine murmura soudain, en pointant quelque chose sur l’écran : “Ah ! Là, regardez : c’est un petit garçon !”



*En cloque, de Renaud ; in Morgane de toi, 1983.

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