CLXIX. Ton héritage

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CLXIX. Ton héritage*


Deux jours après l’échographie, Louka rentra à la maison (enfin, techniquement, je devrais écrire qu’il rentra “chez lui”...) avec, à la main, une enveloppe à l’en-tête de la Mairie de Paris. Il posa sa veste sur le canapé, m’embrassa rapidement, pianota quelque chose sur son téléphone avant de le mettre sur la table basse, puis revint vers moi et me tendit quelques papiers en vrac.

« - What’s this, Louka ? Tu as passé une bonne journée ?

- Excellente, merci. Et toi ?

- Great, thanks. C’est quoi ce truc ?

- Une reconnaissance de paternité.

- Oh ! Déjà ? Je croyais qu’il fallait le faire à la naissance.

- Well… Comme ça, c’est fait ; et s’il m’arrive quelque chose… Tu es tranquille. J’ai aussi refait mon testament.

- What ? Mais, Louka… Tu as vraiment si peur de mourir ? Tu as une maladie grave dont tu as oublié de me parler ? Ou bien tu as fâché Chiara et tu as peur des représailles ?

- Non. Mais on ne sait jamais.

- C’est sordide, Louka.

- I know. Mais c’est important. J’ai gardé 25% pour les enfants de Pietro. Et il sera mon exécuteur testamentaire, comme ça il pourra t’aider.

- M’aider ?

- A gérer tout ça… Je suis très riche, Romy ; tu le sais ?

- Oui et non. Enfin, je m’en doute… Mais au quotidien, je l’oublie. Après tout, tu travailles, tu gagnes ta vie. Bon, d’accord, tu prends l’avion comme d’autres prennent le bus, tu as un appart à Paris qui doit valoir assez cher, tu as une voiture de playboy… Mais c’est tout. Finalement, tu vis plutôt normalement.

- J’ai été élevé comme ça. Et puis je donne beaucoup. L’argent appelle l’argent, ça ne sert à rien. Peut-être qu’un jour, je m’achèterai un voilier, mais à part ça… Je n’en ai pas besoin.

- Tu donnes à qui ?

- A plein de trucs, comme le faisait déjà mon père : une association pour les enfants des rues à São Paulo, un dispensaire à Essaouira, un programme d’alphabétisation, encore à São Paulo, et puis le foyer lyonnais où Malika et lui ont vécu… Il y a aussi une ONG marocaine pour la protection des océans, un genre de village pour les enfants placés, une association pour l’accès au droit des victimes de viols et d’abus sexuels, et un projet de microcrédit dans les favelas, toujours à São Paulo. Bref, ce genre de choses.

- …

- Après sa mort, quand Chiara est devenue ma tutrice, elle a mis le nez là-dedans et on a décidé ensemble de tout continuer. Depuis que je suis majeur, je n’ai rien changé. Je donne exactement ce qu’il avait voulu, comme il l’avait voulu.

- Tu as bien raison… Et l’argent de Natalia ?

- Oh, ça… Il ne sert à rien. Je ne m’en suis jamais occupé.

- Pourquoi ?

- Because… Elle n’était pas vraiment ma mère. Son argent n’est pas le mien.

- Alors ça dort sur un compte ?

- Oui.

- Tu devrais le donner aussi...

- You’re right. Je vais voir ça avec mon notaire.

- Good. Maintenant, on parle d’autre chose ? Je porte la vie, Louka, pas la mort.

- Je sais. Excuse-moi. Je ne peux pas m’empêcher d’y penser…

- …

- …

- Tu sais quoi ? Moi, quand je pense à notre enfant, ça m’évoque des choses complètement différentes. Par exemple, I wonder if tu choisiras de lui parler arabe ou italien. S’il s’entendra bien avec Lucia et Nils. S’il deviendra cuisinier ou journaliste. S’il préfèrera le bateau ou la rando. Si mon papa pourra venir à Paris pour la naissance.

- …

- Je me demande aussi à qui notre fils va ressembler. S’il sera blond ou brun. S’il aura des yeux aussi extraordinaires que les tiens. S’il aura le teint mat ou plutôt clair. And so on.

- Rien que ça !

- Oui. Ça, and many other things…

- Physiquement, il peut hériter du Brésil comme de la Russie. Fifty fifty. Une vraie loterie génétique, as far as I'm concerned.

- Alors que dans ma famille, nous sommes tous bruns, ou châtains. Avec des yeux bleus, sauf my Mum qui avait les yeux marron clair comme du miel.

- Toi, tu aimerais qu’il soit comment ?

- I don’t know… Beau ! En bonne santé. Et bienveillant. Je voudrais qu’il nous ressemble un peu, mais en mieux.

- …

- Anyway. Maintenant que notre crevette a un nom de famille… Il va falloir qu’on pense à lui trouver un prénom.

- Indeed.

- Would you like to name him Luís ?

- Non. Merci. Mais je ne voudrais pas qu’il porte le prénom d’un mort. Pas même celui-ci.

- D’accord.

- Good. Et toi, tu veux qu’on cherche un prénom américain ? Puisque moi, je lui donne déjà mon nom de famille… A moins que tu ne veuilles qu’il porte aussi le tien ?

- Ouhlala non ! Tu imagines, le pauvre enfant : Kerguelen Dos Santos Anderson. Ça ne rentrera sur aucun formulaire administratif… Et son instit’ le détestera à chaque fois qu’il devra faire l’appel. Ton nom est déjà assez long, alors ça suffira.

- As you wish.

- Et un prénom américain… Bof. Ici en France, on s’imagine tout de suite que ça vient d’une sitcom… Je voudrais qu’il ait un prénom qu’un anglophone puisse prononcer sans trop de difficulté, ça oui. Mais c’est tout.

- Bon. J’ai une idée.

- Go ahead.

- On pourrait garder la tradition que tu as instaurée pour Letizia : un prénom corse. Et en second, j’aimerais bien lui donner un prénom marocain, if you agree ?

- D’accord. Pour les deux.

- Tu cherches le premier, moi le deuxième, et on en reparle ?

- Ok.

- Romy, just one more thing

- Oui ?

- Voilà…

- Allez, dis-moi.

- Well… J’aimerais bien, en troisième… L’appeler Pietro.

- …

- Tu ne veux pas ?

- Si ! C’est juste que maintenant que tu le dis, je trouve cela d’une évidence absolue, comme le bleu de la mer ou le vert du maquis. Bien sûr, Louka, ton fils s’appellera aussi Pietro.

- Merci… »

Il avait l’air tout timide, tout noué, tout ému. Il était beau comme un enfant, fragile comme une brise de printemps, fort comme un astre. Il me sourit comme on allume le soleil, m’embrassa les lèvres et le nombril, et nous prépara un de ces dîners parfaitement italiens dont il avait le secret.



*Ton héritage, de Benjamin Biolay ; in La superbe, 2009.

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