CLXX. C’est déjà ça

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CLXX. C’est déjà ça*

Le dernier soir de juin, je rendis officiellement mes clés à Melissa, ma colocataire aussi volatile que respectueuse. Mon adresse, désormais, serait rue de Médicis. Un petit pas pour l’homme, mais un grand pas pour le Louka… Et pour moi !

Son appartement était certes un peu petit pour trois (enfin, deux et demi). Mais je n’allais pas me plaindre... L’endroit était magnifique, chaleureux, typically parisien, le Luxembourg me tendait les bras juste sous les fenêtres. Louka avait fait de la place dans son armoire pour que je puisse ranger mes affaires et il avait même installé deux étagères supplémentaires dans la salle de bain, rien que pour moi ! Les tonnes de livres qui encombraient auparavant le bureau avaient rejoint la toute nouvelle bibliothèque du salon où ils occupaient un pan de mur entier, avec leurs mille et une couleurs. Il y en avait de toutes les tailles, dans toutes les langues (ou presque), comme un petit monde à part entière.

Pour marquer le coup, nous avions invité nos voisins du dessous à dîner, ainsi que l'illustrissime signora Battisti qui, après trois mois éreintants de tournage en Nouvelle-Zélande qui lui avaient fait manquer la naissance de son petit-fils, était venue pouponner quelques jours.

Louka prépara des pâtes primavera débordant de légumes et d’Italie et je me contentai de le regarder faire, sans même une once de culpabilité, je l’avoue… J’avais un peu mal au dos, mes jambes me semblaient gonflées comme celles d’une très vieille dame, et c’est sans élégance que je me laissai tomber sur le canapé avant de me déchausser. Je fermai les yeux un instant, et lorsque je les rouvris, je vis devant moi, sur la table, deux flûtes remplies de jolies bulles et deux petits paquets.

« - Qu’est-ce que c’est ?

- You’ll see… Mais trinquons, d’abord. Cheers !

- Mais… Je ne peux pas boire d’alcool !

- Tu me prends pour une truffe, parfois, tu sais… C’est de la limonade.

- Oh… Good. A la tienne, alors !

- …

- Je peux ouvrir ?

- Sure.

- Ah ! Des clés ?

- Tes clés à toi… Je t’ai fait un double : la concierge n’en peut plus que tu lui piques les siennes.

- Great... Et celui-ci ?

- Just have a look.

(Je déballai alors deux petites plaques métalliques gravées de noir : R. Anderson, L. K. Dos Santos, 3ème étage)

- Waouh…

- Tiens, je t’ai sorti le tournevis, et de l’adhésif. Tu les installes pendant que je finis de préparer le dîner ? Chiara, Pietro, Ingrid et les deux monstres ne vont pas tarder.

- Euh… Je peux toujours essayer, I guess.

- Great.

- Louka ?

- Oui, Romy ?

- Ce sont des jolis cadeaux : merci… »

Il me sourit et retourna à ses petits légumes. Je descendis dans le hall de l’immeuble, dûment équipée, et je vins à bout sans trop de peine de ma mission sur la boîte aux lettres. Puis je remontai et m’attaquai à la porte de l’appartement : cela s’avéra bien plus compliqué, l’ancienne plaque faisait de la résistance et Louka se moquait de moi depuis la cuisine… Je faillis perdre un ongle, ce qui l’amusa encore plus, alors je fermai la porte pour ne plus l’entendre ricaner.

A ce moment-là, des pas résonnèrent dans l’escalier : les Battisti, trois grands et deux petits, arrivaient pour le dîner. Lucia ouvrait la marche : elle me courut dans les bras pour m’embrasser puis fonça dans l’appartement en hurlant “Zio mio !”. Juste derrière elle venait Ingrid, son bébé dans les bras : je posai une bise sur la joue de chacun et ils pénétrèrent à leur tour à l’intérieur. Ensuite venait Chiara, allure princière et sourire ému, qui me prit longuement dans ses bras en bêtifiant abondamment sur mon petit bidon. Elle posa sa main dessus, avec une douceur presque étonnante chez elle, elle murmura quelque chose en italien avant de me caresser la joue dans un geste infiniment maternel. Puis sans transition, elle râla en franchissant le seuil : « Louka Malo Vítor Kerguelen Dos Santos ! Depuis quand tu exploites les femmes enceintes en leur faisant bricoler je-ne-sais-quoi ?! Poverina… Figlio mio, per favore aiutala. »

Alors Pietro, tel un chevalier des temps modernes ou juste un fils obéissant, marqua un petit stop pour m’aider et dix secondes plus tard, la plaque était changée. Je fis donc une entrée triomphale et repris place devant mon verre sous l'œil étonné de Louka, tout en déposant l’objet du délit sur la table dans un geste volontairement théâtral.

Pietro m’adressa un clin d'œil et enchaîna.

« - Alors, Louka mio, tu vas jeter cette plaque ? Ou tu la gardes en réserve pour le cas où Romy ouvrirait enfin les yeux et te quitterait ?

- Gnagnagna…

- Caro mio, intervint Chiara. Tu devrais la vendre aux enchères : tu as les mêmes initiales que ton père, tu trouverais peut-être quelques nostalgiques pour payer cela une fortune ?

- Quelle idée ! Mais c’était la sienne, in effetti. Jette-la, Chiara, per favore.

- Va bene.

- …

(Chiara tendit le bras et fit disparaître la petite plaque au nom si lourd ; pas dans la poubelle, mais dans son sac à main ; puis elle continua)

- On trinque ? Pace è salute ! A votre installation à deux ! Enfin, à trois… A Nils, à Lucia et à votre petit ! Romy, je compte sur toi pour prendre infiniment soin de toi. Et toi, Louka mio, tu as intérêt à te tenir à carreaux : je t’ai à l'œil ! »

Les garçons sourirent sans rien ajouter, nous choquâmes nos verres joyeusement et la discussion dévia sur d’autres sujets. Chiara était en verve, et elle était heureuse de nous avoir tous ainsi autour d’elle… Aussi la soirée passa-t-elle en un éclair, chacun faisant honneur au repas délicieux que le chef nous avait préparé.

Ingrid était en pleine forme : elle avait repris des forces et des couleurs, son humour était aiguisé comme de la coutellerie corse et ses yeux clairs comme un matin de mai. A côté d’elle, dans un cosy bien douillet, Nils dormait comme un bienheureux. Il était adorable, avec sa bouille ronde, sa bouche comme un bonbon à la fraise et ses deux poils blonds sur le caillou ! Sa grand-mère le couvait d’un œil extatique dénué de toute objectivité et Pietro n’en finissait pas de se moquer de ce cœur de guimauve bien caché sous ses airs de dictateur absolu du Septième Art.

Lucia jouait à la grande soeur avec beaucoup de bienveillance, et elle virevoltait autour de nous, passant du canapé aux genoux de son père en un rien de temps, armée de son dauphin et de deux Playmobils un peu souffreteux. Ses yeux étaient doux et purs comme deux infinis saphirs, elle les posait sur Louka comme on regarde une étoile et je n’en finissais pas de m’attendrir devant leur complicité.

Il faut dire que j’avais l’émotion facile, comme un vase toujours au bord de la goutte d’eau qui le ferait déborder. Mais c’était positif, car plus ma grossesse avançait, plus je rêvais de l’avenir. Un avenir simple et joyeux comme les yeux de Lucia. Un avenir franc et serein comme le sommeil de Nils. Un avenir uni et amoureux comme les doigts entrelacés de leurs parents. Un avenir glorieux et droit comme la majesté naturelle de Chiara. Un avenir joueur et clair comme les beaux yeux de Louka.

Celui-ci avait encore, parfois, de l’inquiétude dans le regard ou dans la voix. Mais il faisait des efforts pour ne plus fuir devant le moindre signe d’engagement. Il était maladroit, de temps en temps, mais il était aussi attentif, bienveillant… Et diablement sexy ! Ce dont je ne manquai pas de profiter après le départ des Battisti, malgré l’encombrement léger de mon petit ventre.

C’était la première nuit où nous partagions officiellement la même adresse et elle fut douce et délicieuse. Louka avait la peau en feu tout contre la mienne, ses mains papillonnaient aux quatre coins de mon corps et le plaisir ne se fit ni attendre, ni prier !

Puis il s’endormit comme il le faisait de plus en plus souvent : sa main posée sur le renflement de mon ventre comme pour le protéger. Je posai mes doigts par-dessus les siens et passai un long moment à les caresser tout doucement… Jusqu’à sombrer à mon tour dans le sommeil.

*C'est déjà ça, d'Alain Souchon ; in C'est déjà ça, 1993.

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