CLXVI. Tu es de ma famille

4 minutes de lecture

CLXVI. Tu es de ma famille*

Le lendemain matin, j’ouvris l'œil assez péniblement alors que le réveil indiquait très précisément 7h43. Tant pis pour la grasse matinée… Car Lucia gazouillait tout doucement à côté de moi, serrant entre ses doigts énamourés pas moins de deux dauphins en peluche. La filoute ! Je ne l’avais même pas vue, la veille, attraper discrètement Mayol, le vrai, le vieux, pour le tirer de sa retraite tranquille sur son étagère et l’inviter à rejoindre son jeune homonyme dans les bras accueillants d’une adorable chipie !

Elle me gratifia d’un sourire si joyeux, si innocent, que je n’eus pas le cœur de la gronder. Puis elle sortit du lit comme une boule d’énergie en me demandant : “Zia, dis, ça y est, j’ai un bébé-frère ?” Je lui répondis en posant mon doigt sur mes lèvres d’un air mystérieux, elle se tut, et nous nous dirigeâmes vers le salon sur la pointe de nos quatre pieds.

Louka et Pietro étaient couchés, pour ne pas dire vautrés, sur le canapé, tête-bêche, comme des sardines dans une boîte ou des marins dans une bannette. On aurait dit des mômes qui avaient fait les cons dans une boum de colonie de vacances, ou les Dupondt effondrés de fatigue à force de courir après Tintin… Enfin, quelque chose comme ça.

Je réveillai mon bel au bois dormant aussi doucement que possible, d’un petit bisou magique sur les lèvres. Il leva un sourcil, sourit, soupira, se retourna ; et se rendormit illico. Bon… Je l’abandonnai donc à son sort et entrepris de préparer le petit-déjeuner : eggs and bacon et pancakes à volonté !

De son côté, Lucia fonça droit sur son père qui, malgré une nuit presque blanche et l’absence totale de délicatesse d’un tel réveil, lui fit un grand sourire tout fondant et l’attrapa au vol afin de la percher sur ses genoux. Puis il lui parla très doucement, en italien, je ne compris que quelques mots mais je lus dans le sourire de plus en plus béat de la petiote qu’il s’agissait de Nils. Il lui montra une photo sur son téléphone, elle s’extasia, demanda des nouvelles de sa maman, puis tous les deux se dirigèrent vers la salle de bain pour en ressortir rhabillés et plus ou moins coiffés et me rejoindre à la table du petit-déjeuner.

« - Pourquoi il s’appelle Nils, mon petit frère ?

- Tu n’aimes pas ce prénom, cara mia ?

- Si. C’est court, ça va vite, c’est pratique.

- Va bene.

- Moi, intervins-je, je trouve que c’est un très joli prénom, Nils. C’est flamand?

- Oui… Nous avons un deal sur le sujet avec Ingrid.

- Comment cela ?

- Il faut que le premier prénom soit facilement prononçable dans chacune de nos deux langues. Pour le reste, on alterne. Lucia s’appelle Lucia Maartje Anneke : premier prénom italien, autres prénoms belges. Donc pour Nils, l’Italie n’avait droit qu’au deuxième rang.

- Bien vu ! Mais pour préserver l’équité, ça vous oblige à enfanter en nombres pairs.

- Ou pas ; puisque l’Italie est en pôle position… En cas de nombre impair, j’y gagne.

- What ? Ce n’est pas sympa, ça ! Je le dirai à Ingrid.

- Oh, elle ne sera même pas surprise... Au fait, Lucia mia, tu sais comment on a choisi ton prénom ?

- No. Non lo so.

- Lucia, ça vient d’un mot latin : lux, qui signifie “lumière”. Et tu sais quel autre prénom vient du même mot latin ?

- Lucie ! Comme ma copine à l’école.

- Oui, tu as raison. Mais il y en a d’autres.

- …

- Comment s’appelle ton Zio préféré ?

- Zio Louka ! Même si j’aime bien aussi Tonton Willem.

- Va bene. Et tu ne trouves pas que “Lucia”, ça ressemble à ”Louka” ?

- Oooooh ! s’exclama, aux anges, la principale intéressée.

(Louka surgit alors, l’oreille aux aguets à force d’entendre résonner son prénom : visage au ralenti, cheveux en bataille, t-shirt à l’envers. Il s’assit près de moi d’un oeil interrogatif)

- What’s up ?

- Pietro vient de nous expliquer que sa fille portait presque ton prénom.

- …

- ...

- Vous êtes mignons, tous les deux ! m'exclamai-je.

- Tu as fini de te foutre de nous ?

- Je dirais même plus : tu as fini de te foutre de nous ?

- Mais non… Je vous trouve vraiment mignons… Du moment que vous ne m’obligez pas à appeler ma crevette Pietra, si c’est une fille !

- La pauvre… Elle n’est même pas née que tu t’en prends déjà à elle. Heureusement qu’elle aura son papa chéri pour la défendre.

- Colomba ?

- …

- Serena ?

- Dummy, railla Louka, tu vas nous lister toutes les bières de l’île ?

- Et pour de vrai, s’enquit Pietro, vous avez déjà des idées de prénoms ?

- Pas trop, répondis-je ; on attend de savoir si c’est une fille ou un garçon.

- C’est un choix qui n’est jamais neutre. Tu as combien de prénoms, toi ?

- Oh, quatre ! Que des grandes actrices : Romy, Elizabeth, Ava, Olivia.

- Ma dai ! Tu étais vraiment faite pour nous !

- N’est-ce pas… Bon, et toi, Pietro ?

- Fastoche, je n’en ai qu’un. Et ma femme fait dans le classique : Ingrid, Marie.

- What about you ?

- Louka, Malo, Vitór Kerguelen Dos Santos ; pour vous servir, miss.

- Yes. Maintenant que tu le dis, Chiara t’appelle parfois comme ça…

- Indeed. Quand elle est en colère contre moi.

- Je suis sûr que tu le mérites !

- Maybe. Sometimes.

- Bon, Pietro, tu ne nous as pas dit quel était le pedigree complet de ton fiston ?

- Allora… Nils, Francesco, Louka.

- …

- …

- Va bene, reprit le jeune papa. Vous voilà tous les deux muets comme des carpes trop cuites ! Lucia mia, puisque tu as fini tes oeufs, tu dis merci à Zia Romy et tu vas chercher ton sac jaune avec le cadeau pour ton petit frère ? Maman nous attend. »

Cinq minutes plus tard, ils se mirent en route pour la maternité. Louka n’avait pas dit un mot, il était concentré sur son assiette ; ou sur son émotion ? Comme si Pietro, avec son art indéniable de placer le bon mot au bon endroit, venait de lui rendre une place qui avait toujours été la sienne.

Un silence tout chaud, tout moelleux, flotta un instant au-dessus de nous. Puis lorsque nous eûmes fini de manger, nous nous octroyâmes une sieste bien méritée. Crapuleuse, évidemment.

*Tu es de ma famille, de Jean-Jacques Goldman ; in Non homologué, 1985.

Annotations

Vous aimez lire Marion H. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0