CC. Regarde bien petit

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Pendant les jours qui suivirent, Louka se transforma en drôle de détective ; il était changeant comme les orages de mai, perdu comme un ferry sans AIS, lointain comme ces terres australes dont il portait le nom. Je faisais de mon mieux pour suivre ses pérégrinations, ses hésitations, ses interrogations. Et je me sentais à la fois forte et impuissante : forte parce que je tenais bon, de l’autre côté de l’océan, entre biberons et tours au parc, mais impuissante parce que depuis Paris, je ne pouvais rien affronter, rien farfouiller à sa place.

Il me donnait des nouvelles régulièrement : textos, photos, messages vocaux et quelques appels, toujours très brefs. Aucun doute, il ne m’oubliait pas ! Mais il maintenait une sorte de distance qui n’avait rien de malveillante mais qui me laissait croire encore et toujours qu'il devait, qu’il voulait porter seul le poids du passé de son père.

En arrivant à l’état civil de São Paulo, Louka dut d’abord prouver son identité à trois reprises et signer plein de papiers, tandis que Chiara eut toutes les peines du monde à ce que sa caméra soit acceptée à l’intérieur. Ensuite, grâce à l’intervention efficace d’une cheffe de service bienveillante (et fan énamourée de Luís Kerguelen), les archives s’ouvrirent enfin ! Mais nos espoirs retombèrent comme un pétard mouillé : son certidão de inteiro teor, c’est-à-dire son acte de naissance intégral, n’avait aucune zone d’ombre. Naissance, adoption, mariage, décès : il ne mentionnait rien que nous ne savions déjà. Et celui de sa mère ne révéla rien non plus : elle était née puis elle était morte sans que rien ne soit consigné entre les deux.

Après que Louka, sans trop y croire, ait demandé à l’hôtesse d’accueil de faire une recherche dans les registres informatisés, celle-ci (avec une œillade des plus suggestives, d’après les images que je vis bien plus tard…) affirma : « Monsieur ? J’ai peut-être quelque chose. Le nom d’Ana Júlia Dos Santos Peres apparaît sur trois documents. Son acte de naissance, évidemment, et celui de votre père : je viens de vous les donner. Mais il y en a un autre. »

Et sous le vert incrédule des yeux de Louka, sous le verre pellicule du viseur de Chiara, elle leur tendit une feuille à en-tête de la République fédérale du Brésil : un autre acte de naissance, celui d’un garçon prénommé João Gabriel. La mère de Luís Kerguelen avait donc eu un autre enfant, dont nul n’avait jamais entendu parler, né douze ans avant son demi-frère. Un enfant sans père, lui aussi.

Louka ressortit de là complètement assommé. Il aurait donc un oncle quelque part dans la nature, sans que personne ne soit au courant ? C’était incroyable. Et d'abord, il n’y crut pas. Mais il me demanda quand même de regarder à nouveau dans le dossier de la DDASS, resté dans le tiroir de son bureau à Paris ; et ce n’est que lorsque j’en ressortis une photo ancienne sur laquelle on voyait sa grand-mère, son père encore petit et un garçon plus âgé, qu’il commença à admettre la réalité. Luís Kerguelen avait donc un grand frère. Mais où était-il ? Et pourquoi n’en avait-il jamais rien dit, pas même à son fils ?

Au-delà d’un nom, ces trois actes de naissance avaient un autre point commun : une adresse, à laquelle Louka voulut évidemment se rendre. Mais Chiara l’en empêcha : trop dangereux ! Car c’était tout au fond d’une favela, dans un quartier sordide, gangréné de criminalité et de misère, où aucun étranger ne mettait jamais les pieds… Et tout près du lieu où Luís Kerguelen avait commis ce meurtre si étrange, si incompréhensible, puisque Google Maps nous indiqua que c’était dans le même quartier, quelques ruelles plus bas. Cela ne pouvait pas être un hasard.

Alors Louka se rendit au commissariat de police et demanda si un certain João Gabriel Dos Santos était connu de leurs services. Il n’obtint aucune réponse, à part un regard un peu long, un peu appuyé, qui lui mit la puce à l’oreille. Et ce fut finalement grâce aux archives du journal de la ville, dont Chiara fit le siège sans vergogne ni gêne, qu’ils trouvèrent un début de réponse. Il y avait plusieurs articles qui décrivaient un baron local assez louche, assez dangereux, évoluant dans le milieu de la prostitution comme dans celui de la drogue, surnommé “o Camaleão” pour son art sans cesse renouvelé d’échapper aux policiers et aux juges. Il avait été arrêté une fois, une seule, quand il avait 17 ans, il avait fait trois ans de prison pour proxénétisme aggravé tandis que sa complice présumée, une femme employée par les services sociaux de l’Etat de São Paulo avec laquelle il était soupçonné d’entretenir une liaison, était relâchée faute de preuves. Puis il s’était évanoui dans la nature.

La piste s’arrêtait là… Et Louka, face à tant d’incertitudes, tant de noirceur, tant d’inconnues, n’était plus que bile et amertume.

Louka K. Dos Santos : “Romy… Regarde ça : je te présente mon charmant tonton. J’ai failli avoir une famille, mais en fait non, tout est immonde ici ! And you know what ? Je crois que j’ai trouvé le lien. Pas avec la femme que Papa a tuée, ça je ne comprends toujours pas. Mais avec celle dont ils parlent dans le journal, qui semblait coucher avec ce sympathique Camaleão… A tous les coups, c’est la folle de l’orphelinat ! Et quand il a été arrêté, elle a récupéré mon père.

Romy Anderson : “Louka, vas-y doucement. Tu n’en sais rien pour l’instant.

LK : “Je suis sûr que j’ai raison. Si on rembobine le film, ça devient logique. Souviens-toi de sa lettre… Quand sa mère est morte, il a traîné dans la rue avec quelqu’un. Il ne dit pas qui. Mais s’il avait un frère plus âgé, ça ne peut être que lui ! Donc ils sont tous les deux à la rue, puis le frère est arrêté et mon père atterrit à l’orphelinat… Dans les griffes de cette sorcière !“

RA : “C’est possible… Mais un peu tiré par les cheveux, Louka. Et le masque ?

LK : “Justement. Si ce masque se retrouve sur son bureau à elle, alors que dans les cauchemars de Papa c’est un homme qui le portait… C’est bien qu’ils se connaissaient, non ? J’ai regardé cette émission again. Et je crois que j’ai compris pourquoi Papa réagit comme ça tout d’un coup, alors qu’il encaissait tout sans rien dire. Au moment où on voit le masque sur le bureau, au moment où elle le prend dans sa main avec cet air bizarre…”

RA : “So ?”

LK : “Elle se met à parler de moi… Elle lui dit qu’elle a vu des photos de moi, que je suis très mignon, qu’elle aimerait me rencontrer… Et en même temps, elle tripote ce putain de masque. Et lui, il devient vert, et il s’en va.”

RA : “Alors c’était comme une menace, tu crois ?”

LK : “Une menace de s’en prendre à moi.”

RA : “Oh… That’s crazy…”

LK : “Oui.”

RA : “Mais je ne comprends toujours pas le lien avec cette pauvre femme qui a été assassinée.

LK : “Moi non plus. Mais j’approche du but, Romy. I know it. I feel it. Et je suis mort de trouille. Parce que grâce à Chiara, à sa putain de caméra, à sa notoriété, il y a peut-être un cinglé de proxénète quelque part, plus ou moins violent, plus ou moins dangereux, qui va savoir que je remue toutes ces histoires. Que je le cherche. Who knows de quoi il serait capable ?”

Nous avions mis le doigt dans un engrenage que nous ne pouvions plus arrêter. Et plus d’une fois, pendant cette période, je me surpris à me relever la nuit pour aller vérifier dans la chambre de Lisandru que tout allait bien.

*Regarde bien petit, de Jacques Brel ; in J'arrive, 1968.

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Chers lecteurs, ce n'est pas sans émotion que je publie ce soir le chapitre 200. 200, waouh ! Je m'impressionne moi-même d'avoir écrit jusque-là, et surtout, que vous ayez eu envie de lire tout ça...

Merci encore à tous :D

Marion

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