CXCII. La marmaille

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CXCII. La marmaille*

Louka n’avait pas réévoqué ce fameux dossier… Mais au fil des semaines, je savais, je sentais qu’il encaissait la nouvelle à sa manière ; c’est-à-dire qu’il ne la digérait pas du tout.

Il parlait peu et travaillait beaucoup. Il rentrait tard et tendu, il mangeait à peine. Le matin, il se levait aux aurores et prenait grand soin de Lisandru, presque trop, comme s’il avait toujours peur de quelque chose. Et quand je me levais, il partait travailler. Le soir, si nous n’étions que tous les deux, il se montrait un peu fuyant, gentil comme un jouet qui n’aurait plus de piles : il ne me taquinait plus, ne souriait plus comme s’il avait un diablotin au bord des lèvres, ne caressait plus ma peau comme s’il avait le feu au corps. Étrange…

Pour couronner le tout, la sœur d’Ingrid eut un accident de voiture, sans trop de gravité, mais quand même : les Battisti partirent donc en Belgique sans tarder, en nous laissant leurs deux rejetons pour cinq jours. La journée, Lucia avait école, Nils allait chez la nounou, mais le soir, croyez-moi, c’était rock-and-roll ! C’est ainsi que nous fêtâmes les trois mois de Lisandru avec chacun un bébé et un biberon dans les bras, des valises sous les yeux, et Lucia chantant à tue-tête “Tanti auguri a te” en courant partout. L’enfer n’était pas loin !

Je me crus sauvée, non par le gong, mais par un appel de Chiara annonçant qu’elle était à Paris pour 48h. Ouf ! Je pensais pouvoir la recruter pour garder ses petits-enfants, mais Louka me fit déchanter en disant que l’illustre signora Battisti, lorsqu’elle était en période de promotion d’un film, était une tornade absolument ingérable et que vu l’heure à laquelle elle arriverait, les enfants seraient couchés depuis longtemps.

La suite lui donna raison… Chiara débarqua vers 23h comme une tempête du siècle sur la côte atlantique. Elle m’embrassa, serra rapidement Louka dans ses bras comme s’il avait cinq ans, et accepta la tisane et la liqueur de myrte que nous lui proposâmes. Elle nous raconta son dernier long métrage, les interviews, les plateaux de télévision, les journalistes qui posaient des questions idiotes, son actrice qui faisait des caprices, ses espoirs de César pour l’année suivante, les ragots du tournage, le début d’incendie qui avait failli avoir la peau d’une partie de ses décors... Elle était survoltée, éreintée, surbookée, mais impériale.

Au bout d’une heure, Louka s’excusa en disant qu’il était fatigué et partit se coucher. Chiara le suivit des yeux, puis elle changea de ton : son œil se fit sombre, inquiet.

« - Romy, est-ce que ça va ?

- Oui, très bien. Un peu crevée de gérer toute cette marmaille… Trois d’un coup, c’est trop !

- Louka a maigri.

- Je sais.

- C’est qu'il ne va pas bien.

- …

- Comment il s’en sort avec le petit ?

- Plutôt bien. Il s’en occupe beaucoup… Enfin, quand il ne bosse pas ! C’est-à-dire tôt le matin, ou le week-end… Il gère les biberons, les couches, la sieste. Il passe des heures à le bercer dans ses bras. Quand je compare avec les mecs de mes copines, je n’ai pas à me plaindre.

- Hmmm… Et toi, tu le trouves comment ?

- Pas trop mal. Même si parfois, il ressemble à un trapéziste qui aurait peur du vide… Comme s’il lui manquait un truc.

- Et ce truc, c’est Luís, n’est-ce pas ?

- Je ne sais pas. Il n’en parle pas.

- J’ai bien vu sa tête à Noël, devant cette émission stupide…

- C’est de ma faute, aussi, à toujours vouloir regarder ce film.

- Non, ce n’est pas de ta faute. C’est de la faute de Luís. Je tenais à lui, tu le sais, mais il n’empêche que c’est de sa faute à lui.

- …

- Je suis inquiète, Romy.

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas. L’instinct... Je sens qu’il n’est pas dans son état normal. Louka est un garçon magnifique, tu es bien placée pour le savoir ! Il brille comme le soleil sur les étés de ma chère Sardaigne. Petit, il n’était que lumière. Mais aujourd’hui, il a quelque chose de noir qui me rappelle son père. Je n’aime pas ça.

- Eh bien… C’est vrai que par moments, il semble un peu absent. Il fuit, doucement ; comme s’il se mettait sur le côté pour regarder passer la vie.

- Exactement ! Et c’est ce qui m’inquiète. J’ai très peur, Romy, quand il fait ça. Parce que Luís faisait ça. Exactement de la même manière.

- Mais… Vous croyez qu’il pourrait se suicider ?

- Je crois qu’il faut le secouer. Et qu’il doit comprendre, maintenant, ce qui s’est vraiment passé… Luís était mon ami, je l’ai perdu sans préavis. Mais je refuse de perdre Louka. »

A cette seconde-là, Lisandru se mit à pleurer doucement. Je filai le chercher pour éviter qu’il ne réveille toute la maison et au passage, je dis tout bas à Louka, qui avait entrouvert un œil, qu’il pouvait dormir tranquille.

Je préparai le lait comme un automate tandis que Chiara faisait patienter mon loupiot à coup de longues phrases italiennes très douces, très chantantes… Puis elle lui donna le biberon avec cette douceur étonnante qu’elle cachait tout au fond d’elle-même. Elle avait un sourire infini dans les yeux et beaucoup d’émotion dans la voix quand elle murmura : « Il lui ressemble… Il leur ressemble, à tous les deux. Je ne veux pas que tout ça lui fasse du mal. »

Elle tenait mon fils tout contre elle comme le plus joli et le plus fragile de tous les trésors. Chiara Battisti, la reine incontestée du cinéma mondial, celle qui avait défié toutes les tempêtes et toutes les cases dans lesquelles les traditions sardes avaient pu vouloir l’enfermer, ne m’avait jamais semblé aussi fragile qu’en cet instant…

Aussi respirai-je un bon coup et décidai-je de lui dire tout ce que je savais : tant pis pour la nuit blanche.

*La marmaille, de Lynda Lemay ; in Lynda Lemay, 1998.

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