CXCIII. Whenever, wherever

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CXCIII. Whenever, wherever*

J’étais assise dans la chaleur très design de notre salon parisien. Dehors, la pluie tapait aux carreaux et le vent secouait sans ménagement les arbres du jardin du Luxembourg. Dedans, la nuit était douce, entre ombres longues et lumière tamisée. Chiara tenait dans ses bras mon bébé endormi, repus, adorable, roulé dans un plaid estampillé “Wyoming forever”... Elle était assise face à moi et me regardait avec une intensité digne d’un Oscar.

Alors je lui dis tout : l'émission de télévision au Brésil dont personne n’avait jamais vu les images, le copain cadreur de Jane, la tombe de Luís dans le soleil hivernal, le dossier de l’aide sociale que Malika m’avait confié, la clé du coffre donnée à Louka, la dernière lettre de son père qui disait tout mais qui ne disait rien ; enfin le message de cet autre Lucca qui avait apparemment des choses à raconter. Et puis Louka : comment il était devenu presque méchant devant mon désir d’enfant, comment il avait tremblé devant la porte du cimetière, comment il s’était effondré de remords et de chagrin devant la pierre froide de cette tombe, comment il avait eu honte sous les questions de Lucia et comment il avait toujours peur, très peur, de l’ombre martyre et criminelle accrochée à son patronyme.

Chiara me laissa parler très longtemps sans m’interrompre, puis elle murmura très doucement, pour ne pas réveiller Lisandru.

« - Le dossier, il l’a lu ?

- Je ne sais pas… Il ne m’en a pas parlé.

- Et ce Lucca, il t’a semblé… Fiable, disons ?

- Oui.

- Va bene.

- …

- Romy, puisque Louka se comporte comme un gamin qui a peur… Je vais faire ce que j’ai toujours fait dans les grands moments, quand il était plus jeune.

- Quoi donc ?

- L’aider ! Qu’il le veuille ou non. »

Peu après, Lucia sonna l’heure du réveil pour tout le monde, en crapahutant comme une libellule maladroite, emmêlée dans son dauphin et son pyjama trop grand pour elle. Dès qu’elle aperçut sa grand-mère, elle fonça vers elle avec le sourire d’une luciole et la douceur d’un hippopotame. Puis ce fut au tour de Louka de faire son apparition, torse nu, boxer marine, coiffure anarchique. Il tenait dans ses bras le petit Nils qui babillait gentiment, il lui parlait en italien avec une énergie très douce. Il entreprit de préparer les deux biberons tandis que je m’occupais des céréales et du verre de lait chaud de Lucia.

S’ensuivit une demi-heure de tornades et de cacophonies en tous sens, entre les deux bébés à nourrir et à changer, la grande qui devait se préparer pour l’école, la grand-mère aussi gaga qu’exténuée… Puis la nounou arriva et récupéra Lisandru et Nils qu’elle gardait toujours à l’étage d’en-dessous car l’appartement était plus grand. Louka partit s’habiller, Chiara demanda la permission de prendre une douche et je pris le chemin de l’Istituto italiano Leonardo da Vinci avec une petite chipie un peu boudeuse de quitter ainsi sa Nonna, son Zio et son dauphin.

A mon retour, l’atmosphère n’avait plus rien à voir et à part un doudou oublié sur le bar, un flocon chocolaté écrasé par terre et deux tétines usagées posées dans l’évier, il n’y avait plus trace du trio de petits monstres. En revanche, il y avait deux créatures d’un autre genre, de part et d’autre de la table, avec deux cafés très serrés. D’un côté, Chiara et son air têtu, regard de gorgone ou d’amazone ; de l’autre, Louka et son air perdu, oeil de gamin, teint de cire, fatigue évidente.

« - Chiara… Tu n’avais pas un rendez-vous ce matin ?

- Si, une interview, mais j’ai annulé.

- …

- Il faut qu’on parle, cuore mio.

- Au point de compromettre la promo de ton film ? L’heure est grave…

(Le téléphone de Chiara se mit à sonner désespérément, elle le fit taire d’un geste).

- Louka, j’aimerais que tu ailles récupérer ce satané dossier et que tu reviennes ici.

- Non.

- Caro mio, per favore.

- No.

- Ma ! Quelle bourrique !

- …

- Louka, tu ressembles à un bébé qui ne veut pas manger ses épinards. Si tu continues, je vais devoir appeler Malika.

- Vas-y, elle sera ravie : il est 4h du matin chez elle… Et puis j’ai toujours mangé mes épinards, figure-toi. Mama pourra te le confirmer.

- Ce n’est pas le sujet.

- …

- Louka ?

- Et c’est moi qui me fais traiter de bourrique ! Alors que tu es plus têtue que tous les ânes de Corse et de Sardaigne réunis.

- Peut-être. Et donc, ce dossier ? Tu vas le chercher ?

- Mais non… Il est ici, déjà.

- Oh… Et tu ne pouvais pas le dire, imbecille ?

- …

(Le téléphone de Chiara s’agita de nouveau, elle lui coupa le sifflet d’un geste sec)

- Tu l’as lu, Louka mio ?

- Oui.

- Et ?

- Il n’y a rien. Enfin, rien de nouveau… Des photos de papa quand il était petit, à l’autre bout du monde, quand il avait faim et peur. Maigre, sale, avec d’immenses yeux tristes.

- …

- Deux photos de sa mère, aussi. Très belle, métisse, grande et mince avec un beau visage qui me ressemble un peu et un regard vide, éteint, défoncé.

- …

- Et puis tout plein de paperasses : des rapports administratifs, des trucs médicaux, des actes d’état-civil, des documents en portugais qui parlent de misère, de viols, de coups, de trottoir. Que des horreurs… Mais des horreurs que l’on savait déjà.

- Poverino…

- Il n’y a qu’un seul truc qui m’a paru bizarre.

- Quoi donc ?

- Eh bien, à son arrivée à l’orphelinat à São Paulo, quand il avait six ans ; le premier, celui qui était dirigé par cette femme monstrueuse… Celle qui l’a violé et prostitué.

- …

- Il y a un genre de compte-rendu de sa visite médicale d’admission.

- Et ?

- Je ne suis pas sûr, parce que les sites de traduction en ligne, bon… Mais je crois que ça évoque des trucs assez immondes, du genre lésions anales et autres.

- Oh…

(Le téléphone de Chiara refit une tentative désespérée et cette fois, elle l’éteignit)

- Ce n’est pas aujourd’hui que tu devais passer au journal de 13h ? Tu n’y seras jamais…

- Je m’en fiche, Louka mio.

- …

- Alors… Tu crois qu’avant même d’arriver dans cet orphelinat infâme ?

- Il avait déjà été violé.

- Mais par qui ?

- No lo so.

- Tu as appelé ce Lucca ?

- Non.

- Et le gars que connaît Jane ?

- Non plus.

- …

- Chiara… Tu crois vraiment que je dois mettre le nez dans toute cette histoire ?

- Oui. Tu en as besoin.

- …

- Louka ? Tu m'écoutes ?

- Oui.

- Tu vas les appeler ?

- Non.

- …

- En fait… Je crois que je préfèrerais carrément y aller.

- Va bene ! Je viens avec toi.

- Che !? Tu viens où ça ?

- Ma ! Au Brésil, quelle question ! Je rappelle mon agent et je suis à toi. »

*Whenever, wherever, de Shakira ; in Laundry service, 2001.

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