CXCI. Yesterday

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CXCI. Yesterday*

Je ne le lus que le surlendemain soir, en cherchant je-ne-sais-quoi d’autre sur mon ordinateur. C’était un message de l’agent que Chiara nous avait recommandé et qui gérait, depuis pas mal de temps, le courrier plus ou moins bizarre que Louka recevait à propos de son père. Et en cliquant sur “OPEN”, j’avais comme un étrange pressentiment.

Chère miss Anderson,

J’ai découvert un nouveau faux profil au nom de “Louka Kerguelen DS” sur les réseaux sociaux. Je l’ai signalé à la modération et il est en cours de suppression. Cependant, ce compte a reçu un message public qui, lui, pourrait être véridique. C’est pourquoi je vous l’envoie en pièce jointe, et vous laisse juge de l’opportunité de contacter ou non cette personne.

Votre dévoué,

Pierre P.

Son mail était accompagné d’une capture d’écran montrant un message très court, écrit depuis le profil d’un homme âgé dont le prénom me sauta aux yeux : Lucca Rodrigues Da Rocha. C’était en portugais mais un site de traduction en ligne m’indiqua qu’il signifiait simplement : ”Bonjour Louka. J’ai bien connu ton père, j’aimerais te parler. Lucca R.”

Mon sang se mit à bouillonner dans mes veines, comme si l’appartement était soudain devenu un sauna ou un cratère en éruption. Était-il possible que nous ayons, enfin, un bout de la pelote à dérouler ? Qu’allions-nous trouver une fois arrivés au bout ? J’étais à la fois inquiète et impatiente…

Je commençai par fouiller les arcanes du Net pour voir si ce profil semblait fiable. Je tombai sur deux autres comptes en ligne, tous deux domiciliés au Brésil : l’un qui n’avait pas été mis à jour depuis des lustres et l’autre dont la photo n’était absolument pas reconnaissable. Mais mon instinct me disait de tenter le coup. Alors j’écrivis à ce Lucca, à la fois en anglais, en français et en italien. Et j’attendis. Pas longtemps ! Car dix minutes plus tard, il me répondit en m’envoyant, sans autre commentaire, son numéro de téléphone.

« - Olá ?

- Hello. Do you speak English ?

- Não.

- Parli italiano ?

- Não.

- Vous parlez français ?

- Je parle français, oui. Bonjour.

- Bonjour, monsieur. Je suis l’amie de Louka Kerguelen. Je m’appelle Romy. Je viens de vous écrire.

- Oui.

- J’ai… J’ai vu le message que vous lui avez laissé sur les réseaux sociaux. Enfin, ce n’est pas son vrai profil, mais peu importe. Je voulais savoir si… Si c’était vraiment vous ?

- Vous connaissez le fils de Luís ?

- Nous avons un enfant ensemble. Un petit garçon.

- Oh… Alors il serait grand-père aujourd’hui…

- Oui. Depuis quelques semaines.

- …

- …

- Comment puis-je être sûr de ce que vous dites, mademoiselle ?

- Euh… Je ne sais pas. Et moi, comment puis-je être sûre que vous avez vraiment connu Luís Kerguelen ?

- Pourrais-je parler à Louka ?

- Non. Il n’est pas là. Enfin, vous le pourrez… Quand je serai sûre que vous dites bien la vérité.

- Bon. J’étais instituteur. J’ai travaillé pendant des années dans des orphelinats, à São Paulo. C’est là que j’ai connu Luís.

- Je sais ! C’est vous qui lui avez appris le français, c’est ça ?

- Non. Il ne parlait pas français à l’époque… Mais je lui ai appris autre chose. Je lui ai appris à lire.

- …

- Allo ? Vous êtes toujours là ?

- Oui. J’ai voulu vérifier, mais… Maintenant je vous crois. Je sais qui vous êtes.

- Ah ?

- Oui. A cause de la lettre. Avant de se suicider, Luís Kerguelen a laissé une lettre. Louka me l’a montrée. Il lui parle de vous.

- Oh… Vraiment ?

- Oui. Il lui explique qu’il porte votre nom. Lucca.

- C’est vrai. Luís me l’a dit, la dernière fois que j’ai parlé avec lui.

- Vous l’avez bien connu ?

- Oui et non… Je me suis occupé de centaines de gamins ! Mais lui, je ne l’ai jamais oublié. Il avait une tristesse absolue, avec ses yeux noirs qui n’avaient pas de fond. Il était d’une beauté irréelle, mais blessée, silencieuse… C’est l’école qui l’a aidé.

- Il est resté longtemps ?

- Non… Un peu plus d’un an, je crois. Ensuite, il est parti à Lyon.

- …

- C’est moi qui l’avais proposé pour une adoption en France. Luís était déjà bien grand, mais il était si beau, je me suis dit qu’il fallait essayer quand même. Pour le protéger.

- Le protéger ? De quoi ?

- Des ombres qui l’avaient détruit avant son arrivée… Et qui étaient encore à São Paulo.

- Quelles ombres ? Je ne comprends pas.

- Pardonnez-moi, madame. Je crois que je préfèrerais parler avec son fils. Avec Louka.

- Oui. Vous avez sûrement raison.

- Vous lui donnerez mon numéro ?

- Oui. Mais…

- Mais ?

- Louka est fragile, parfois. Toute cette histoire pèse trop lourd, et depuis trop longtemps ! Alors… Faites attention à lui, s’il vous plaît.

- Je vous le promets.

- Bon… Il rentre demain… Je lui parlerai. »

Je ne dormis pas de la nuit. J’avais hâte de retrouver mes deux amours, le grand et le tout-petit, mais j’appréhendais tellement la réaction de Louka… Comment choisir les mots justes pour ne pas le blesser encore plus fort ? Pour ne pas réveiller les morts mais au contraire, faire en sorte qu’un jour, ils reposent enfin en paix ?

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Louka rentra de Corse frais comme un poisson sur le marché d’Ajaccio. Il était gorgé de sel et de vent de mer, son sourire étincelait comme le soleil aux matins de Porto-Vecchio. Il poussait Lisandru et sa poussette d’une main et de l’autre, il traînait une valise gigantesque frappée de la croix rouge et des quatre têtes de Maure de la Sardaigne. Il était beau comme un astre d’or, un astre fort que j’aimais toujours more and more.

Ce n’est que tard le soir, après le biberon, le dîner, le coucher du bébé, le câlin du papa, que je trouvai enfin la force de parler à Louka. Il faisait noir mais je voyais ses yeux qui me regardaient très fort à travers la nuit, qui brillaient d’espoir ou de doutes. Ses doigts s’enroulaient aux miens comme si je pouvais m’envoler… Et je lui dis tout. D’abord Lucca, son message, mon appel, sa bienveillance. Ensuite Malika, son dossier, mon coffre à la banque, et cette clé que je lui donnai enfin, en lui disant qu’il pourrait aller le lire quand il serait prêt.

D’abord, il ne dit rien, se contentant de caresser délicatement la clé comme si elle pouvait, à elle seule, lui dire un petit bout de la vérité… Puis il murmura doucement :

« - Est-ce que tu l’as lu ?

- Non, Louka.

- …

- Hey… Ça va ?

- Oui.

- …

- Romy ?

- Yes ?

- Merci. »



*Yesterday, des Beatles ; in Help!, 1965.

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