CLIX. Dans la maison vide

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CLIX. Dans la maison vide*

Nous passâmes finalement deux semaines à Essaouira. Mais pas à l’hôtel. Car Malika, que nous n’avions fait que croiser le jour de son départ pour Buenos Aires, nous avait proposé de nous installer chez elle. Chez eux…

Lorsque j’avais demandé à Louka s’il n’avait pas du travail, il m’avait répondu dans un sourire : « Si. Mais pas d'audience. Juste des rendez-vous que je peux faire en visio, et des recherches juridiques et autres paperasses. Je peux travailler à distance, du moment que j’ai une connexion Internet. Je passe un peu pour un touriste à bosser comme ça, mais je m’en fous… »

Finalement, il prit l’habitude de travailler le matin et le soir ; et entre les deux, il était tout à moi ! Il me fit visiter Essaouira, certes un peu à tâtons car ses souvenirs étaient parfois assez imprécis, mais nous finissions toujours par nous y retrouver. Je découvris ainsi son ancienne école, le terrain de foot où il allait quand il était petit, le coin de plage où il avait appris à nager, son école de kitesurf, son collège, les ruelles du bazar, l’ancien travail de Malika, les restos de poisson près du petit port de pêche, le chemin de ronde sur les remparts… La ville était incroyablement belle, singulière, pleine de vie et d’Histoire, comme une croisée des chemins entre l’Orient et l’Occident.

Une fois n’est pas coutume, Louka ne cuisinait presque pas. A midi, nous nous contentions de choses simples : du pain, des légumes, des salades, un peu de poulet froid… Mais au dîner, j’avais droit à un festival de cuisine marocaine ! Une vraie découverte, car c’était une gastronomie que je connaissais mal, à part évidemment les tajines aux olives et au citron. Je pris plaisir à goûter à tout et je n’étais pas la seule, car Louka ne se faisait pas prier pour m’accompagner. Chaque soir, il passait commande dans un arabe qui me semblait, du haut de mes oreilles de profane, de plus en plus assuré, de plus en plus léger. Et quand on lui demandait s’il n’était pas le fils de Luís Kerguelen, il acquiesçait doucement et c’était tout. Comme si cette filiation, dans cette ville où ils avaient vécu si longtemps comme père et fils, pesait moins lourd qu’ailleurs.

Les nouvelles du monde extérieur se limitaient à quelques textos des uns et des autres. Tout le monde semblait s'être donné le mot pour nous laisser un peu tranquilles ! C’était assez reposant, et l’immensité de l’océan qui jaillissait par-delà les volets finissait de me requinquer.

Quinze jours passèrent ainsi en un clin d'œil… La veille de notre départ, nous avions dîné en terrasse, Louka avait dévoré un énorme poisson grillé accompagné de petits légumes aux épices, tandis que j’avais mangé un délicieux tajine d’agneau aux pruneaux. L’air sentait bon, le ciel était immense, la médina jaillissait de la nuit comme un miracle architectural. Puis nous rentrâmes tranquillement à pied, main dans la main, et une fois arrivés à la maison, nous nous installâmes sur la terrasse avec une verveine et quelques cornes de gazelle.

« - You know what, Louka ? J’adore cette ville.

- Nice to hear that.

- Elle te ressemble, je trouve. Superbe, avec un alliage étrange de liberté et d’enfermement, de remparts et d’océan, de Maroc et d’ailleurs… Comme toi.

- ...

- Comment vous avez atterri ici, tes parents et toi ?

- Well, ils voulaient vivre loin du bruit, aussi normalement que possible… Et Malika venait ici depuis toujours. Cette maison était celle de son père : elle y a passé presque toutes ses vacances, quand elle était petite. Elle y est très attachée.

- Et toi ?

- Moi aussi… Même si je n’y suis plus complètement chez moi. Essaouira est aujourd’hui une gigantesque boîte à souvenirs. Encore un peu douloureuse.

- Moi, je te trouve plus… Peaceful, quand même.

- Maybe.

- En tout cas, ici comme à Cargèse, Pietro et toi êtes tout le temps ensemble, sur les photos !

(Il se retourna pour suivre mon doigt qui pointait un cadre sur le mur, juste derrière lui)

- C’est vrai. Mais ici, les photos s’arrêtent à nos 13 ans. Alors que Chiara continuera à nous encadrer jusqu’à nos 100 ans si elle le peut ! »

Je souris et me levai de ma banquette. Je m’approchai du mur pour mieux voir d’autres clichés, plus ou moins vieux, plus ou moins droits, qui étaient punaisés pêle-mêle sur le papier-peint. Louka et son père, Louka et Malika, Luís et Malika, Luís et Louka, tous les trois réunis, Chiara et son fils : des photos comme on en trouve sur les murs de toutes les autres familles, sauf qu’un acteur célèbre jouait le rôle du père de mon mec.

Luís Kerguelen, en version “vraie vie”, avait l’air presque banal. Il restait, évidemment, l’immensité cataclysmique de ses traumatismes et sa beauté canonissime sur les écrans du monde entier. Mais pour le reste, les photos reflétaient une vraie normalité : il emmenait son fils à l’école, l’aidait à faire ses devoirs, passait ses dimanches à la plage, accompagnait sa famille au marché, assistait aux réunions de parents d’élèves, tenait la main de sa femme ou prenait rendez-vous chez le dentiste… Et c’était ces souvenirs-là dont Louka avait besoin, parce que c’était ceux qu’il avait vécus, ceux qui correspondaient à sa mémoire si vive, si bousculée. Comme s’il pouvait enfin recoller les morceaux.

Cette nuit-là, il fut tout doux, câlin comme tout, ses mains apposèrent des flammes tout au long de ma peau et ses lèvres me transformèrent en chamallow incandescent. Quel délice…

Puis Louka s’allongea près de moi, posé sur le ventre, nos visages se faisaient face et ma main, doucement, caressait ses fesses, son dos, ses épaules, parcourant sa peau comme un papier de soie. Puis je m’attardai sur son tatouage : cette calligraphie arabe lovée au creux de ses reins. Et je lui demandai :

« - Tu ne m’as jamais dit ce que ça voulait dire… ?

- ...

- Alors ?

- Tu veux vraiment savoir ?

- Oui. Sauf si le prénom d’une fille !

- Mais non… C’est écrit سأعود qui signifie “Je reviendrai”.

- …

- Tu aurais préféré un nom de fille ?

- Andouille… Tu l’as depuis quand ?

- Depuis mes seize ans.

- Et Natalia t’a autorisé à faire cela ?

- Non… Mais ma tutrice légale, c’était Chiara. C’est elle qui a signé.

- Ah ! Je comprends mieux. Il est joli, je l’aime bien.

- Joli, mais obsolète… Puisque je suis revenu. »

J’embrassai doucement son petit sourire puis je m’endormis, la main posée sur ce drôle de serment, avec de la sérénité plein mes rêves. Jmâal, le petit chameau en peluche, veillait sur nous avec bienveillance du haut de son étagère.

Le lendemain, dès le réveil, Louka s’éclipsa rapidement pour retourner au cimetière. Tout seul, cette fois… Deux heures plus tard, il en revint tout doux comme un plaid en hiver, ses yeux étaient verts comme un ciel sans nuage et ses épaules droites comme un minaret. Comme si la paix commençait enfin à le toucher du doigt.

Notre parenthèse marocaine était finie, mais j’avais l’impression qu’elle avait été bénéfique. Voire salutaire ! Quand notre taxi arriva, Louka finissait tout juste de fermer sa valise-cabine posée sur le lit. Sur le dessus trônait la dernière lettre de son père, dûment pliée, précieusement emballée dans mon pull de Noël comme dans un papier-cadeau un peu original.

Ce n’est qu’une fois à l’aéroport que je m’aperçus que je perdais du sang.



*Dans la maison vide, de Michel Polnareff ; in Polnarévolution, 1972.

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