CLVIII. Skyfall

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CLVIII. Skyfall*

Mes parents adoptifs sont morts quand j’avais 13 ans, encastrés sous un camion à la sortie du tunnel de la Croix-Rousse. C’est lui qui conduisait, il a été tué sur le coup et elle est morte à l’hôpital Edouard-Herriot le lendemain matin. Ils n’avaient pas de famille et de nouveau, j’ai atterri dans un foyer. Plutôt chaleureux, celui-là, avec des couleurs au mur, des chambres spacieuses, une cantine passable... Et puis Malika.

Si tu l’avais vue, Louka, elle était la vie quand j’étais la mort, elle était la lumière quand j’étais plein de nuit, elle avait déjà dans les yeux sa simplicité rayonnante, sa droiture infatigable, son courage enflammé. Comment cette fille pleine de vie a-t-elle pu s’arrêter, ne serait-ce que deux secondes, sur le fantôme presque éteint qui habitait mon corps ? Je ne l’ai jamais compris. Mais je n’ai vraiment commencé à vivre que le jour où j’ai arrêté de me poser la question ! Il m’a fallu presque dix ans.

J’avais encore si peur. Et j’avais si mal. Mon sang était moite et glacé, la moindre étincelle d’insouciance semblait peser des tonnes. J’avais tellement la trouille que je n’osais plus bouger. Malika m’a tendu la main, tout doucement, elle était chaude et bienveillante mais elle a dû attendre des lustres avant que je ne sois capable de la prendre. J’étais incapable de confiance, incapable de patience, incapable d’amour. Elle m’a approché tout doucement, droit dans les yeux, bien en face, elle a été franche et claire. Mais la première fois qu’elle a posé sa paume contre ma joue, je tremblais comme une feuille qui hésite à tomber. La première fois que ses cheveux ont dormi au creux de mon épaule, mon corps était lourd et froid comme un cadavre moite. La première fois qu’on a fait l’amour, j’ai pleuré de terreur, pleuré devant mon désir qui me dégoûtait, pleuré sous ses mains qui me rappelaient d’autres mains.

J’ai essayé d’avancer vers elle mais mes souvenirs suintaient à chacun de mes pas. Elle m’a attendu, tu sais, elle m’a attendu autant qu’elle a pu et puis un jour, elle en a eu assez. J’étais devenu un homme et pourtant je n’avais pas fini d’être un enfant pathétique. Malika en a eu marre, elle m’a quitté et comme je m’appuyais sur elle depuis des années, je suis tombé. Je me suis effondré, je me suis noyé à coup de soirées trop arrosées et de discussions vides, j’ai croisé Natalia Stepanovna... Et tu es arrivé.

J’aimerais pouvoir te dire, mon Louka, que ta naissance m’a permis de surmonter tous ces coups, tous ces viols, toutes ces nuits le ventre vide. Mais ce n’est pas vrai. Pourtant je t’aime, je t’aime d’une force dont je ne me croyais pas capable, je t’aime envers et contre tout… Mais je me déteste. Je me dégoûte ! J’ai cru pendant quelques années que j’allais surmonter tout cela. Mais j’avais tout faux.

Il a suffi de revenir au Brésil et hop, le château de cartes s'est écroulé : des souvenirs au détour d’un écran, des souvenirs insupportables qui m’ont sauté à la gorge et que je n’ai pas su, pas pu, faire taire autrement qu’en commettant le pire. La mémoire enfantine est étrange… Je me souvenais de tant de choses, y compris de ce qui était violent et sale, et pourtant, j’avais oublié le pire… Ironique, non ? Alors autant que je meure avec, maintenant.

Je te demande pardon, mon chéri. Pardon d’avoir tué quelqu’un. Pardon d’être rentré à la maison comme si de rien n’était. Pardon de t’avoir imposé, quelques mois plus tard, de voir partir ton père entre deux policiers. Pardon de t’avoir donné mon nom qui, désormais, va peser tellement lourd. Pardon de ne pas être plus fort, assez fort pour affronter cette ombre enfouie au fond de moi comme un bestiaire monstrueux.

Que pourrais-je ajouter, maintenant ? Il ne faut pas dire l’indicible… D’ailleurs je n’en serais pas capable. Je préfère mourir, Louka, plutôt que d’affronter la vérité. Affronter les crimes, celui que j’ai commis, bien sûr, mais aussi tous ceux que j’ai subis et pour lesquels je me sens tout aussi coupable ; tout aussi sale.

Comment dit-on au revoir à son fils unique ? Je n’en ai aucune idée… Peut-être que si j’ajoute encore quelques mots, quelques lignes, j’aurai l’impression de prolonger l’instant, de te tenir encore un peu entre mes bras ou sur mes genoux, comme quand tu étais petit ? Mais mon cerveau patine, mes yeux se brouillent, ma plume se fane. Je crois qu’il est temps de tout éteindre et de rejoindre la nuit.

J’aimerais, mon si cher enfant, que tu n’oublies pas la lumière que tu as, la merveille que tu es, l’ampleur que tu mérites. J’aimerais que tu te souviennes que ta Mama t’a tissé jour après jour, même si tu n’es pas né de ses entrailles, qu’elle n'aimera jamais personne aussi fort que toi et qu'un jour, forcément, vous vous retrouverez. J’aimerais que tu saches que tu es ma plus grande réussite, ma plus belle victoire, ma plus vive émotion. Mon plus grand regret.

Je suis fier de toi, Louka. Ne l’oublie jamais.

Je t’aime et je t’embrasse,

Papa.

PS : Range ta chambre, s’il te plaît, au moins de temps en temps… Pour faire plaisir à Mama.

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Lorsque j'eus terminé ma lecture, les larmes coulaient sans retenue sur mes joues. Le papier tremblait entre mes doigts, mon cœur s’était changé en pierre, mon sang était devenu glace. Que de souffrances accumulées, que de honte et de silence dans les nuits éventrées de l’enfance...

Et si j’étais remuée à ce point, moi qui n’avais ni connu ni aimé l’auteur de cette lettre, je ne pouvais qu’imaginer l’émotion profonde que Louka avait pu ressentir en lisant toutes les souffrances de son père ! Pourtant, tous ces mots si lourds, si bruts, me laissaient un drôle de goût d’inachevé. Luís Kerguelen n’aurait donc pas tout dit ?

Mais je gardai mes questionnements pour moi… Je rendis la lettre à Louka sans faire plus de commentaires, en lui disant qu’on en parlerait plus tard, s’il le souhaitait. En attendant, il avait besoin de miel, d’amandes, de mouton, de vagues, de cannelle et de coriandre… Bref, de légèreté et de Maroc.

*Skyfall, d'Adele ; bande originale du film James Bond : Skyfall, 2012.

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