CLVII. I’ve seen it all

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CLVII. I’ve seen it all*

J’ai d’abord passé quelque temps dans la rue, avec je-ne-sais-trop-qui. Il faisait si faim… Puis la police m’a ramassé un matin, et m'a conduit dans une immense baraque pleine de cris et de pisse. C’était dur, moi qui avais vécu presque en ermite depuis toujours, je me suis retrouvé noyé parmi des dizaines d’autres enfants. Nous étions nombreux, loqueteux, plus ou moins déscolarisés, plus ou moins livrés à nous-même. La directrice de l’établissement était une maquerelle superbe, loin du cliché de la matrone barbue et revêche. Elle était sculpturale et calculatrice, elle avait le verbe haut, le teint pâle, le cœur sec. Nous devions gagner notre pain, soit en chapardant dans les rues des beaux quartiers, soit en faisant le plus vieux métier du monde....

Pour moi, ce fut la deuxième solution : c’était plus lucratif, et surtout, j’avais de qui tenir ! J’étais mignon, je me vendais bien et j’écumais les trottoirs de la ville sans réfléchir. J’étais une pute parmi d’autres, je ne trouvais ça ni bien ni mal, c’était ainsi, voilà tout... Certains clients étaient violents, d’autres refusaient de payer ou demandaient des choses bizarres. C’était glauque et pourtant je n’en éprouvais rien. La misère était si bien collée à ma peau que je ne la sentais plus, je ne me débattais pas.

Tous les soirs, il fallait passer à la banque. C’était un bureau au dernier étage, peinturluré de noir, on défilait les uns après les autres pour apporter notre recette du jour. Il n’y en avait jamais assez alors elle frappait avec tout et n’importe quoi, un fouet, un marteau, une batte, un couteau, un fer à repasser…

Le tout premier soir, quand j’étais arrivé, elle avait testé la marchandise : elle m’avait foutu à poils, elle s'était foutue à poils, et puis… Je t’épargne les détails, je ne suis plus capable de poser des mots là-dessus, c’était tellement sale, mon Louka, tellement sale… Après, elle avait pris un cutter et elle m’avait fait une marque étrange autour du bras, une entaille profonde et nette comme une spirale infernale. Et dès que ça commençait à se refermer, au bout de 7 ou 8 jours, il fallait y retourner. Elle me violait encore, et puis elle rouvrait la plaie. C’était sans fin. Et même trente ans après, rien que de mettre tout cela sur le papier, j’ai l’impression de passer tout mon corps dans une sorte de hachoir, de presse-purée, de guillotine, bref, un truc qui broie et qui détruit.

Tout cela a duré trois ans, peut-être un peu plus. Comment j’ai tenu ? Je n’en sais rien. Peut-être qu’on s’habitue à tout ? Toujours est-il que la maquerelle en chef, elle s’appelait Maria, a été mutée ailleurs. C’est un homme qui l’a remplacée, sévère, froid, mais au moins, il ne monnayait pas notre pain quotidien, et j’ai quitté le trottoir pour les bancs de l’école.

Je devais avoir neuf ans quand j’ai débarqué pour la première fois dans une classe. J'avais peur de l’instituteur et je me battais beaucoup. Je ne savais pas lire, je parlais le portugais de la rue et je savais dire fellation en huit ou neuf langues. Mais contre toute attente, l’école m’a plu. Je m’y suis accroché de toutes mes forces, c’était une échappatoire inespérée ! J’ai su lire très vite, le maître m’aimait bien et j’ai appris lentement à lui faire confiance. Il s’appelait Lucca et tu portes son prénom, mon fils, le prénom de celui qui m’a remis sur les rails de la vie… Il m’a prêté des dizaines de livres que j’ai dévorés et dans ces bouquins, les enfants vivaient des choses extraordinaires, lumineuses, fabuleuses, qui me transportaient loin de mon dortoir et de São Paulo.

Un matin, on m’a parlé d’adoption. C’était bizarre, je ne voyais pas pourquoi des gens qui venaient de si loin, de France, faisaient tous ces kilomètres pour trouver un enfant ? J’étais déjà grand, j’étais tout cassé, je ne comprenais pas leur langue, et pourtant, c’est moi qu’ils ont adopté un matin d’hiver. Ils m’ont emmené chez eux dans un avion immense qui a enjambé la mer, et à l’arrivée, il faisait froid, un froid glacial que je n’avais jamais connu avant. J’ai eu un nouveau nom, Kerguelen, qu’ils ont ajouté à celui de ma mère, Dos Santos.

Mes nouveaux parents étaient deux boules d’affection. Elle s’appelait Lou, elle était rousse, ronde, avec des yeux doux comme des caramels au beurre salé. Il s’appelait Malo, il était brun et sec, avec deux grands yeux bleus comme je n’en avais jamais vus. Ils étaient bretons mais vivaient à Lyon depuis des années. Ils étaient professeurs, ils n’avaient d’yeux que pour moi, j’étais leur miracle, leur merveille, leur espoir. Jamais je ne leur ai raconté ce que j’avais vécu avant. Jamais ils ne m’ont posé de questions. Et ce n’est que des années plus tard, quand j’ai récupéré mon dossier à la DDASS, que j’ai appris qu’ils savaient tout.

Patiemment, ils m’ont rassuré, ils m’ont aimé. Ils m’ont inscrit à la Cité scolaire internationale de Lyon, et je ne savais pas encore que ma future femme m’y attendait ! J’ai pris mes marques petit à petit dans ce joyeux microcosme polyglotte, je me sentais encore un peu perdu, comme un vieux navire de guerre dans un océan de bienveillance... J’ai découvert le vent sur le Rhône, le rythme de la langue française, le goût des galettes bretonnes et de la cervelle de canut. Je vivais avec mes parents dans un appartement plutôt petit mais très clair, et après une assez longue période d’acclimatation, j’y ai été heureux. Mais pas longtemps.

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J’avais une boule de bile dans la gorge, je revoyais cette enveloppe que Malika m’avait confiée et ne pouvais m’empêcher d’appréhender ce qui se passerait le jour où Louka l’ouvrirait. Tout en ayant la pensée très nette qu’il était encore trop tôt. Il n’était pas prêt…

Je respirai un bon coup et me replongeai dans la lecture de cette lettre brûlante.

*I've seen it all, de Björk ; bande originale du film Dancer in the dark, 2000.

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