CLVI. Là-bas

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CLVI. Là-bas*

     Mon cher Louka,

J’espère que tu me pardonneras la banalité du geste : laisser une lettre près de mon cadavre, c’est affligeant, assez hollywoodien, terriblement pathétique. Pourtant, c’est le seul moyen dont je dispose pour te dire, à toi seul, la triste vérité, sans devoir la clamer, avec la honte qui va avec, aux yeux et aux oreilles du monde et de ses tabloïds.

Je n’en ai pas la force. Je n’ai pas la force de tout dire, dire le Brésil et ses trottoirs, dire la faim et la rue qui étaient mes compagnes de route. Je ne veux pas qu’on s’apitoie, qu’on parle de ma réussite éclatante, de la misère que j’ai laissée si loin, là-bas. Je ne veux pas brandir toutes mes souffrances à la face du monde, comme si c’était une excuse ! Je n’ai aucune excuse, mon fils, et je ne voudrais surtout pas que le soleil s’éteigne un jour dans tes yeux juste parce que je t’aurais appris à tolérer le crime. Je suis en tort, sans aucun doute possible.

Cet espèce de placard dans lequel on m’a enfermé depuis des mois me le rappelle sans cesse ! Je n’avais jamais mis les pieds à Brasilia. Ici le ciel est jaune, la prison est noire, la terre est rouge : rien à voir avec l’immensité verticale et bouillonnante de São Paulo ! Quelle ironie : je suis dans mon pays natal et pourtant, tout m’est étranger… Et je n’ai jamais été aussi loin de chez moi.

Je me rappelle des petits matins clairs sur les remparts d’Essaouira et des lumières dans les nuits de Paris. Je me rappelle du sourire infini de ta Mama quand le soleil se couche, et de la beauté incroyable, infinie, absolue, que tu portes sur tes épaules depuis toujours. Je me rappelle de tes jeux dans les vagues, de tes devoirs de maths, de tes régates avec Pietro, de tes premiers mots, des matchs de foot sur la plage avec les papas de tes copains qui s’étonnaient toujours un peu que le soi-disant “grand acteur” puisse être un si mauvais goal ! Je me rappelle des tapis rouges aux quatre coins du monde et des astres noirs dans les yeux de Malika lorsqu’elle m’a dit oui par un beau jour de Lyon. Je me rappelle de la grandeur majestueuse de Chiara et des tonnes de culurgiones qu’elle prépare le dimanche dans son immense cuisine corse. Je me rappelle d’une vie douce et chaleureuse, juste parce que j’avais tous les jours la chance de te regarder grandir. Je me rappelle de tout cela, Louka, mais pour que tu comprennes, il faut remonter plus loin. Il faut regarder derrière. Là où c’était sombre, là où c'était moche et mortifère.

Le Brésil. Je n’en parle jamais, pas même à toi. Surtout pas à toi. Comment trouver les mots... Les mots de mon enfance résonnent encore dans ma tête mais ils sont portugais et je ne les comprends plus vraiment. Parfois, je ferme les yeux et je me souviens, toujours la nuit, quand il fait très chaud. Je me souviens de ma mère, de son visage, de son odeur. Elle était belle, brune, très mate, métissée, avec des yeux immenses qui ne pleuraient jamais. Elle était dure, résignée, elle prenait chaque soir sa place sur les trottoirs de São Paulo, sans se poser de questions. Je l’encombrais et régulièrement, elle oubliait mon existence, grâce à l’alcool, à la drogue, à l’acceptation passive qui tissait le moindre de ses gestes. Mon père, elle n’en parlait jamais. Elle disait que c’était un gars du Nord, qui avait des yeux clairs et avec qui elle avait fricoté quelques mois. Je ne sais pas si c’est vrai, elle ne m’a jamais rien dit d’autre à son sujet, à part son prénom, António, et sa ville d’origine : Belém.

Ma mère et moi vivions dans un appartement cafardeux et étouffant, avec trois autres filles. Les murs étaient suintants, il n’y avait pas d’air, ça sentait l’humidité et le parfum de femme bon marché. Il y avait des fringues partout, un chat boiteux que j’adorais, trois pièces minuscules. J’étais le roi d’un monde, le roi du monde de quatre putes qui n’avaient pas un rond. J’ai grandi enfermé dans l’une des chambres, moitié gâté, moitié séquestré ; j’avais des habits neufs et deux repas par jour, mais je n’avais le droit de sortir sous aucun prétexte.

Et puis “un jour, Maman est morte” comme disait Camus... D’une overdose. Ce fut à la fois brutal et prévisible. Quand on me l’a annoncé, c’était comme si je l’avais toujours su. J’avais cinq ans et demi et aujourd’hui encore, j’ai l’impression d’avoir toujours été orphelin.

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J’avais lu tout cela d’une traite, presque en apnée, seule dans la chambre : Louka était parti se promener au bord de l’océan. La matinée était d’une beauté saisissante, le contraste avec l’horreur de ce que décrivait Luís était comme un gouffre de bile.

J’eus besoin de faire une pause, de reprendre mon souffle… Et d’aller vomir tout mon petit-déjeuner dans les toilettes de l’hôtel. Une fois vidée, rincée, je me préparai un thé à la menthe et je pris mon courage à deux mains pour poursuivre ma lecture.

*Là-bas, de Jean-Jacques Goldman ; single, 1987.

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