Le succès

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C’est ainsi que commença cette aventure, dont vous avez sans doute entendu parler. Nous plantâmes une tente à distance respectable mais pas hors de vue de la maison du Comte et aidâmes en même temps à fixer les panneaux publicitaires sur chaque côté de la nationale.

Nous avons tenu un journal de bord, que je retranscris ici pour mieux donner à voir l’arrière-cour des événements qui conduisirent le Comte et Pamplecôte à la gloire et à la désillusion. Car ce « phénomène » ne dura que 30 jours, comme vous le savez certainement, mais marqua à jamais la vie des Pamplecôtais.

Jour 1

Au rapport : Abigail Ducornet

Ciel couvert.

9h : visite du conseil municipal. Nom adopté : « Le Forsythia de Pamplecôte ». Même si on sait que c’est l’usage qui fait le nom. Une étude scientifique va être commandée pour comprendre le phénomène de floraison.

10h : visite d’une classe de CE2. Nom de l’institutrice : Caroline Genet. Problème : un forsythia fleurit à raison de six fleurs par jour ensoleillé et trois fleurs par jour nuageux. Au bout de 24 jours nuageux et six ensoleillés, combien de fleurs aura données le forsythia ? Deux fleurs fanant chaque jour, combien seront présentes en tout sur l’arbuste ?

13 h : inspection du forsythia. RAS.

17 h : visite du Comte avec un groupe de personnes qui travailleront pour lui de 10h à 17h. Délivrance de badges. Personnes habilitées :

Claudette Pérignol – caissière 1

Nicolas Essier – caissier 2

Dimitri Termanov – vendeur de saucisses, hots-dogs et autres aliments salés

Cynthia Bakk – loueuse de vélos

Hugo Philippe – vendeur de ballons de baudruche

Oprah Silisch – jardinière paysagiste

La plupart ont d’autres jobs à côté. Vu sur un contrat qui traînait : CDI, SMIC. Le Comte leur a fait le discours suivant pour les encourager :

« Une nouvelle aventure collective commence. Nous ne sommes pas nombreux ni très riches, mais regardons ce petit arbre qui brave les éléments et nous donne du courage. Il faut s’en inspirer, et le protéger. Demain sera meilleur. Pour l’instant, on pédale et on mange des racines. Donnons à voir cette merveille qui en inspirera d’autres. »

Bonne humeur dans l’équipe.

Jour 2

Au rapport : Armelle Bézar

Mise en place des stands. En fin de journée, terminé d’installer. Demandé à la loueuse de vélos de déplacer son stand car elle bouchait ma vue. Des habitants des environs viennent voir le forsythia. L’article dans la presse est paru. Le maire est passé.

Jour 3

Au rapport : Anaïs Bonardin

Etat forsythia : quelques nouvelles fleurs sont apparues.

Le Comte dramatise. Passe et repasse devant ma tente. M’a confié avoir une boule au ventre. Les premiers visiteurs payants sont passés. Il les accueille avec un ballon. Précision caissière : il s’agit de billets en pré-vente à trois euros. Ils augmenteront dans quinze jours.

Jour 4

Au rapport : Abigail Ducornet

Grand soleil

11h : le biologiste, Hervé Kadanski, est venu prélever une carotte dans le sol. L’analyse ADN de la branche n’a rien donné. Il se pourrait que la terre comporte des propriétés extraordinaires. Ai agrandi l’espace de sécurité pour ne pas qu’on piétine autour de l’arbuste.

12h : la fumée du stand de M. Termanov entre dans la tente, qui a donc été déplacée de cinq bons mètres.

13 h : inspection du forsythia. RAS.

17h30 : cent-deux visiteurs sont passés aujourd’hui.

Jour 5

Au rapport : Anaïs Bonardin

Le site de l’Office de tourisme du chef-lieu signale un Forsythia précoce à Pamplecôte. Des pancartes pédagogiques ont été plantées pour que les touristes poursuivent le parcours plus avant dans la forêt. Augmentation du nombre de visiteurs. Installation de tables de pique-nique. Réductions pour les habitants du département. Même les plus blasés viennent voir le forsythia régulièrement. Pas d’incident. Le Comte a reçu l’alpiniste célèbre, nommée Olgartsinkerskia Peszeijurstruckdvornfia. Je ne connais pas. Elle est restée longtemps dans la maison. Quand il l’a raccompagnée à la sortie, tous deux avaient l’air content. N’ai pas pu en savoir plus.

Jour 6

Au rapport : Abigail

Grand soleil

13 h : inspection du forsythia. RAS.

14h : des journalistes radio sont encore venus. Le comte s’est laissé aller à des confidences sur les circonstances de la mort de son frère. A aussi déclaré qu’une troupe de théâtre donnerait une représentation mettant en scène le forsythia, qui aurait le rôle de la mandragore, plante mythique, tous les après-midi à 15h. Je lui ai rappelé les dangers pour la sécurité de l’objet mais il a fait la sourde oreille.

Deux nonnes passent tous les jours arroser le buisson à 16h.

Jour 7

Au rapport : Anaïs

Les touristes préfèrent voir la maison du Comte plutôt que de suivre le sentier pédagogique sur la faune et la flore de Pamplecôte. Attendent sa sortie comme s’il était le Président des Etats-Unis dans sa Maison Blanche. Le Comte a trouvé un look sexy de garde-forestier riche. Sent le parfum Terre d’Hermès.

Les travaux pour construire un parking pour les cars de touristes ont commencé.

Le forsythia est toujours bien malgré la grêle de la nuit dernière.

Pas de nouvelles du scientifique. Les comédiens de la compagnie de théâtre de rue foulent le sol avec l’autorisation du Comte.

Jour 8

Au rapport : Abigail

Ciel couvert, légère pluie

13 h : inspection du forsythia. RAS.

14h : Olivier Retrograd, Président de l’Association contre les pollutions lumineuses, est venu avec des membres de l’association planter une banderole et distribuer des tracts expliquant que cette « monstruosité [résultait] du nombre incroyable de lampadaires planté sans discernement le long de la nationale ». Il est en règle donc ne les avons pas fait évacuer, malgré les demandes des agents de la mairie, qui se sont déplacés pour l’occasion.

Jour 9

Au rapport : Armelle

Émeute de fans devant la maison du Comte. Abigail a un doigt cassé.

Appel du scientifique. Le sol ne peut pas tout expliquer à lui seul, même si sa qualité est exceptionnelle. La floraison précoce est aussi due à une lumière inhabituelle, qui a fait croire au végétal à des jours plus longs... Ayant fouillé dans les archives, il a retrouvé une photographie de la fin de la Première guerre avec le même forsythia en arrière-plan, nu à cette époque de l’année. En 2017, il s’agirait de la première année où il fleurit précocement.

Remarque : si c’était à cause des lampadaires, toute la forêt aurait fleuri.

Jour 10

Au rapport : Anaïs

Inspection discrète de la maison du Comte poursuivi par les paparazzi alors qu’il tentait de partir en promenade avec l’alpiniste célèbre dans sa décapotable, qu’il vient de racheter.

Bilan des informations : le chiffre d’affaires dépasse les 10000 euros par jour, avec en moyenne 2030 visiteurs par jour. Il est prévu de monter un accro-branches.

Par ailleurs, l’association m’a dit avoir déposé un pré-avis d’action politique visant à déterrer un lampadaire.

Jour 11

Au rapport : Armelle

Avons pris des individus en flagrant délit de vandalisme, dans la nuit du 20 au 21 décembre. Ils posaient des boules et guirlandes de Noël sur les branches. L’arbuste s’avère robuste. Mais 14 branches parmi les plus fines sont cassées ; le parterre est jonché de pétales. Les individus ont eu le temps de s’enfuir.

Une équipe de volontaires a interrompu ses activités quotidiennes pour replanter l’arbre. Celui-ci est maintenant entouré d’un grillage. Le comte leur a donné à chacun, en signe de reconnaissance, un verre de whisky. Abigail s’est jointe au groupe pour contrôler les identités.

Jour 12

Au rapport:Anaïs

Le Comte dit que ce grillage lui fend le cœur. Un journaliste est passé suite à l’événement d’hier et s’est plaint de ne pas pouvoir prendre l’arbuste en photo. Le Comte a gardé les branches cassées et les a plantées chez lui, au cas où il faudrait remplacer l’original. Il pense vraiment que son arbre est magique. L’étude scientifique officielle a conclu à un phénomène inexplicable, même si de rares cas se sont déjà produits dans l’histoire de l’humanité.

Le Comte et l’alpiniste se voient souvent.

Jour 13

Au rapport : Armelle

La brigade criminelle, qui réalise l’enquête réglementaire sur la mort d’Edmond-Opercule de Villemuret, est passée aujourd’hui. Rien de neuf, sauf qu’elle a trouvé une lampe de poche sous la neige. Le frère du Comte se serait pendu avec sa lampe attachée au poignet par le cordon, qui aurait glissé au bout de quelques heures et aurait été recouverte par la neige tombée en continu cette nuit-là. Le scénario proposé est qu’il aurait eu besoin de s’éclairer, dans ce sous-bois éloigné de la nationale (n’en déplaise à l’Association contre les pollutions lumineuses), pour monter sur le rondin.

Jour 14

Au rapport : Anaïs

Le Comte m’a parlé de la lampe de poche de son frère, qui relèverait d’une nouvelle technologie d’éclairage à la fois écologique et très puissant. Elle aurait coûté 3600 euros. Edmond-Opercule venait de l’acheter. Il s’agit du deuxième article de ce type jamais vendu.

Avons donc donné autorisation spéciale au scientifique pour qu’il accède à cet élément de preuve conservé par la brigade criminelle du Commissariat du chef-lieu, puisque cela pourrait expliquer, aussi étrange que cela paraisse, la floraison brutale du forsythia. Il faut suivre toutes les pistes.

Forsythia légèrement penché suite à l’acte de vandalisme consistant à le décorer comme un arbre de Noël. Il semblerait qu’il ne puisse jamais retrouver sa stature de départ.

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