Chapitre 10

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Cela fait huit jours que je suis arrivé dans le village de Basweer. J’ai eu le temps de m’habituer à cette architecture si étrange. Huit jours que je suis dans le Palais et que rien ne se passe de nouveau. Je ne fais qu’attendre. La seule chose que j’ai modifiée, c’est mon look. Evvy m’a donné de l’argent pour que j'achète de quoi me faire mon propre style. C’est lea seul(e) qui m’a adressé la parole au début de la semaine. Ici, on paye tout avec une monnaie nommée le Ksérion. On ne peut pas vraiment dire que j’ai énormément de choix pour créer un style à mon image. Alors je me suis construit une garde-robe façon pirates des caraïbes. J’ai toujours adoré ce film. Si un jour on m’avait dit que j’aurai le style de Will, j’aurai sûrement démenti. Mes vêtements se composent, à partir de maintenant, de multiples chemises bouffantes de toutes les couleurs, de pantalons en tissu léger et de bottes montantes. Un rêve de gosse. Je suis totalement hors de ma zone de confort. Au revoir les sweatshirts à capuche. Mais d’un autre côté, je me sens neuf. Comme si je prenais un nouveau départ avec ces ensembles.

Durant la semaine, j’ai pu visiter le manoir plus en détail. Je n’ai juste pas osé retourner dans la chambre au tourne-disque ni dans l’aile dévastée. L’ambiance qui se dégage de ces pièces m’ont retourné la première fois. Je ne m’y risquerais pas une seconde fois. Je ne peux pas dire que je sais encore me repérer, mais je sais à peu près où sont les pièces principales. Evvy m’a aussi donné une chambre. Elle est énorme. Je n’ai pas besoin de tout ça pour moi, mais iel a insisté. Je ne l’ai presque pas quitté. Personne ne m’a adressé la parole pendant quatre jours, sauf Evvy. Je suis sorti à plusieurs reprises dans la cité, mais j’en ai vite fait le tour. J’en ai profité aussi pour parler avec les habitants. De différentes manières, j’ai essayé de me renseigner sur cette fameuse guerre, mais je n’ai eu que des regards effrayés. Un traumatisme pour toute la population. La seule information que j’ai récolté, c’est qu’elle s’est déroulée sur une période très longue. Une trentaine d'années de noirceur et d'éprouvantes épreuves.

Au bout du quatrième jour, Achille a commencé à revenir dans la salle commune. Au début, peu de temps, avec toujours cette mine dépitée. Quant à Whiley, il n’a seulement fait que des aller-retours entre le conseil et le palais. Je ne l’ai pas vu une seule fois. Au bout du septième jour, Achille est redevenu celui du premier jour. Charmeur et joueur. Cette partie joyeuse de lui m’avait manqué d’un certain côté. Whiley, lui, manque toujours à appel encore aujourd’hui.

Au fond de la pièce à vivre, depuis ce matin, Achille a installé un chevalet. Une toile tendue est posée sur le sol et une mallette jonchée de pots de peinture en tout genre est maintenue dessus. Il est extrêmement concentré sur son œuvre. Il peint une scène en pleine forêt, dans l’obscurité. Des personnages éclairés à la lanterne se trouvent dans le coin en bas à droite. Ils ont peur. J’ai l’impression d’entendre la toile gronder. Je crois qu’il ne m’a pas entendu rentrer dans la pièce. Et remarque encore moins que je me tiens derrière lui, regardant attentivement chaque coup de pinceau.

— C’est beau, dis-je simplement pour marquer ma présence.

Il sursaute et pose sa main sur le cœur. Tous les muscles de son dos se relâchent quand il comprend que je lui parle et qu’il n'est pas attaqué par surprise. À l’aide de son poids, il fait tourner l’assise de son tabouret en prenant appui sur ses pieds. Il a des taches de couleurs ici et là. Un peu sur les mains, sur les avants bras et sur le torse. À croire qu’il en fait exprès. Avec un talent pareil, ce n’est pas normal de se salir autant.

— Merci, répond-il tout souriant.

— Est-ce que cette scène s’est déjà produite ? je m'interroge en regardant le début de paysage qui se forme.

— En quelque sorte oui. C’est un moment de vie.

Il se remet au travail. Son pinceau trempe à plusieurs reprises dans la palette. Je reste silencieux quelques minutes en observant la magie opérer.

— Cette activité me détend, ajoute-t-il.

— Tu es doué. Même si cette scène prend des allures macabres, c’est vraiment excellent.

— J’essaye de retranscrire mes souvenirs du mieux que je le peux.

Cette révélation me fait froid dans le dos. Rien n’est merveilleux dans cette toile. C’est sombre, froid et inspire à la solitude. Derrière ce visage lumineux se cache un passé douloureux. C’est indéniable.

Achille détache ses yeux de sa toile et reste pensif un instant. Il me tente son pinceau.

— Tu veux essayer ? demande-t-il d’un timbre suave.

Ses pupilles se dilatent à la seconde même où il me propose cette délicate attention. Ses prunelles ensorcelantes entrent en contact avec les miennes de la même manière que la première fois. La bouche pincée, il se mordille l'intérieur de la joue. Puis relâche, laissant ses lèvres voluptueuses s’exprimer. Tous mes sens sont éveillés comme s'ils s'étaient tous endormis jusqu'à ce moment précis. L’espace autour de moi disparaît, jusqu'à former une bulle de chaleur. Il se lève de son siège. Tourne autour de moi. Sa présence m'apaise le corps, mais mon esprit est en ébullition. Enfin, statique devant moi, il remonte ma paire de lunettes dans ma touffe de cheveux. Un soupir s'échappe de la commissure de ses lèvres. Sans une once de retenue, il passe ses doigts autour de ma mâchoire. Ses mains sont gelées. Un frisson me parcourt de la tête aux pieds. L’une de ses bagues écrase l’os de ma mandibule. Je grimace d’instinct. Il passe sa main libre dans ses cheveux. J’ai son bras contracté à deux centimètres de mes yeux. Le brun me lâche et vient coller son souffle à mon oreille.

— Le tableau n’attend plus que toi.

Sa main vient s’agripper à mon épaule. Il me place sur le tabouret sans même avoir eu le temps de réagir. Ses manipulations mentales me déstabilisent plus que ce que je ne le pensais. Je ne sais pas si je dois avoir peur. Peut-être va-t-il me sauter dessus à la première occasion, comme si j'étais sa proie ? Mais je crois plutôt qu’il agit de cette manière parce qu’il sait jouer de ses charmes et que ça lui permet d'être moins triste. Je ne me sens pas en danger. Le pinceau atterrit au creux de ma paume.

— Je ne sais pas peindre. Je vais gâcher ton œuvre, j’avoue sincèrement.

— Impossible, la beauté est subjective. Chaque être s’exprime à sa manière. Un coup de pinceau ne sera jamais de travers. c’est l’artiste qui se met des barrières pas la toile.

J’imbibe mon pinceau de matière. Un peu de jaune. Une touche de couleur dans ces feuillages angoissants. Mon bras s’avance vers la toile. Je tremble. Où dois-je poser cet amas de couleur ?

— Fais-le. Ne te pose pas de question. Laisse vivre ton inspiration.

Je pose délicatement le jaune sur un feuillage. J’ai l’impression d’avoir donné de la clarté à un seul petit endroit. Comme si le jaune avait rendu plus pure cette scène triste. Je délaisse aussitôt l’arme du crime et la redonne à son propriétaire. Comme si j’avais entre les mains une bombe à retardement.

— Tu vois, ce n'était pas si terrible, dit-il en faisant claquer ses pieds nus sur le sol afin de rejoindre son siège.

J’ai l’impression, tout de même au fond de moi, d’avoir tout gâché. Cette pensée négative annule immédiatement l’effet indescriptible qu’il a sur moi. Je m'éloigne du chevet. Je remets mes lunettes sur mon nez. Sur la grande table, se trouve un service à thé. Je l’ai apportée en arrivant quelques minutes plus tôt.

— Earl Grey ? je le questionne.

— Volontiers.

Débarrassé de son matériel, il s’affaire à la table. Je profite de ce moment de calme pour lui poser une question qui me trotte dans la tête. C’est sûrement le seul qui répond à mes questions sincèrement.

— Est-ce que tu as vécu la guerre ?

Surpris par ma question, ses yeux s'écarquillent. Je lui tente la tasse fumante.

— Je suis désolé si ça te gêne, mais personne ne veut me répondre sur le sujet, je confesse.

Stressé par son silence, je touille énergiquement mon nuage de lait dans mon thé. Il s’assoit, laissant pendouiller l’un de ses bras.

— Je suis né dans la guerre. Formé à combattre dès le plus jeune âge et à comprendre mes capacités venant de la terre mère.

— Comment ça ? Je ne comprends pas.

— Chacun de nous naissons avec ou sans don de la terre mère. Ceux qui en bénéficient peuvent être liés aux éléments primordiaux: l’eau, la terre, l’air, le feu.

Son explication me fait tilter.

— Whiley maîtrise l’eau ?

— Exactement. Mais ce pouvoir nécessite une contrepartie. Et ça, on ne nous le dit pas quand on nous l'enseigne. Car ça n’est pas bénéfique pour le royaume.

— C’est-à-dire ?

— Tu as vu à quel point les généraux étaient puissants. Ta pierre... , il la pointe du doigt, elle a réagi. Ils puisent cette énergie dans leur ressource corporelles.

Mon visage se tord d'incompréhension. Cette appellation de “ressource corporelle” me dégoute, sans aucune raison.

— Les pouvoirs de la terre mère sont tirés dans la mélanine de notre corps. Alors nos cheveux, nos yeux et notre peau s'éclaircissent. C’est pour ça que mon frère est aussi pâle.

— Donc en toute logique, il pourrait avoir l’apparence des généraux dans quelques années ?

— Il en est encore loin, mais oui.

— D’ailleurs, pourquoi il a un statut plus haut gradé qu’eux ?

Il trempe le bout de ses lèvres dans le liquide entre chaud.

— Il a hérité de ce titre à la fin de la guerre. Nos parents étaient haut-généraux. Quand ils sont morts, il a fallu les remplacer. C’est un titre qui se passe de famille en famille. Mais je n’en voulais pas. J'étais trop jeune. Et avec les années, je n'ai jamais réclamé ma part.

Je commence à assimiler ce qui se passe petit à petit. Évoquer le décès de ses parents, ne l’a pas remué plus que ça. L'événement doit être ancien. J’essaye de revenir sur le sujet de base.

— Concernant la guerre…

— Trêve de bavardages ! m’interrompt une voix grave reconnaissable entre toutes.

Whiley.

Il déambule dans la pièce à vive allure. À l'arrivée de cet énergumène, Achille lève la tête et roule des yeux. Son corps s’affaisse. Un râle sort de sa gorge. Pas besoin d'être devin pour constater que la discorde entre eux n'est pas tout à fait rétablie. Whiley dépose son badge sur la desserte. Il s’en vient du conseil.

— Bonjour, j’amorce gentiment à la vue de son expression renfrognée.

— On est dans le pétrin, annonce-t-il sans prêter attention à ma bonne conduite.

Ses yeux ondulent entre Achille qui ne le regarde pas, et moi qui le fixe comme un mort revenu parmi les vivants.

Voyant son frère ne pas coopérer, il se tourne vers moi. Il claque le plat de ses mains sur le marbre, rapprochant son corps et ses pupilles de moi. Il ne va pas s’y mettre aussi ?

— Tu te souviens m’avoir dit pouvoir te battre ? amorce-t-il de bute en blanc.

Je me sens rassuré. Les regards passionnés de son frère ne sont pas un héritage fraternel.

— Oui.

Je ne saisis pas où il veut en venir.

— Le temps est venu, dit-il de façon dramatique.

Je sens la détresse émaner de lui, mais d’un autre côté, la colère monte. Mes joues s'empourprent.

— C’est une blague j'espère ? Tu disparais pendant une semaine, et du jour au lendemain je suis censé t’aider ? C’est pas comme ça que ça fonctionne.

— Il y a urgence. Si tu es là, ce n’est pas pour traîner dans mes pattes.

— J’ai dit que je me rendrais utile, pas seulement parce que c’est dans mon propre intérêt, mais parce que ça m’arrive d'être utile de bon cœur. Une chose qui t’es totalement égale ou superflue. Je n’en sais rien et je m’en fiche.

— C’est bon tu as fini ? On peut y aller ? Tu veux quoi comme motivation ? Un trou dans le ventre peut-être ? J’ai besoin de toi maintenant ! Et de toi aussi, dit-il en regardant son frère.

Je ne bouge pas d’un iota. Il revient sur moi. Souffle comme il sait si bien le faire. Il marmonne un truc incompréhensible.

— S’il te plait… ajoute-il plus désespéré que jamais.

— Bravo, tu as toute mon attention. C’est si rare que tu sois poli, explique Achille accompagné d’un ton légèrement condescendant.

— Je m'évertue à arranger les choses. Je t’ai connu moins cinglant, mon frère.

Achille s'apprête à rétorquer.

— Stop ! Vous n’allez pas recommencer ? vérifie Evvy qui avance lentement dans son fauteuil roulant.

— Je ne comptais pas relancer les hostilités, dément le cadet.

Ça a tout l’air d’un énorme mensonge.

— Gardez vos problèmes de côté deux minutes, cherche-t-iel à rétablir le calme.

— J’ai besoin de vous, maintenant. On doit récupérer la reine. On sait qu’elle se cache, mais nous ne connaissons pas l’endroit exact. Akériopée est forte, mais les renégats sont forcément à sa recherche. Nous devons la mettre en sûreté avant eux.

— Et en quoi peut-on être utile ? sonde l’artiste en herbe.

— Compagnon de route en premier lieu.

— Mais pas que... je cherche à comprendre l’erreur.

— J’ai aussi besoin de vos compétences à tous les deux. Blaine, ta pierre aura une importance cruciale. Et j’imagine que tu ne la quitteras pas. Achille, tes tours de passe-passe seront très utiles et ton don aussi.

— Je ne m’en servirais pas. Tu le sais.

— Tes tours seront suffisants, dit-il sans insister plus que ça.

J’apprends sur le tas, l'existence du don, sûrement de la terre mère, d’Achille. Whiley, s'écarte de la table, puis tend sa main.

— Deal ?

Tout ça est allé très vite. Mais mon instinct me pousse à me dire que la gravité de la situation est préoccupante tant pour Whiley que pour le futur de l'île. Je me lève. J’avance vers lui, et lui serre la main.

— Deal.

Nous attendons une réaction d’Achille. Il ne daigne pas regarder son frère dans les yeux, mais moi oui. D’un simple regard, j’essaye de le convaincre. Pour détendre l'atmosphère tendue entre les deux frères, je tends ma main vers lui.

— Deal ?

Un petit sourire timide se forme sur ses lèvres. Il attrape ma main.

— Deal, my dear.

Il rattrape ma main pour faire une accolade. Je suis collé à sa peau nue en une fraction de seconde. Je ne l’avais pas vu venir. Whiley se racle la gorge, ce qui amplifie ma gêne.

— Allez préparer vos affaires. On part demain à l’aube, affirme-t-il.

— Tu as un sacré problème avec l’aube, rétorque son frère, on ne peut pas partir à neuf heures comme tout le monde ? Le sommeil c’est sacré. Surtout quand je ne sais pas dans combien de temps je dormirais la fois prochaine.

— D’accord, huit heures trente devant le palais sans faute ! nous menace-t-il avec le couteau qu’il vient de sortir de sa poche.

Il ne m’avait pas manqué celui-là.

— Je suppose que nous nous reverrons dans un moment, se projette Evvy.

Iel n’a pas tout à fait tort, étant donné son incapacité à sortir de la maison qui l'accueille.

— On prendra des nouvelles, jure Achille.

Pour éviter de tomber dans les larmes de séparation, je change rapidement de sujet.

— Quelle est la première étape ? Où allons-nous ?

Whiley fait craquer son cou. Son assurance est au maximum.

— Nous allons rendre visite à une vieille amie.

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