Chapitre 51

9 minutes de lecture

Cassandre maîtrisa le bras armé d'Olympe tout en s'excusant auprès du haut gradé, qui, bouche-bée, sidéré, demeurait statique devant l'animosité de son lieutenant. Sébastien déboula, des chargeurs pleins les mains, avec l'ordre de se calmer et de cesser de hurler. Personne ne savait où les unités se terraient, la cave reposait sur une maison en ruines, la discrétion était de mise s'ils voulaient s'en sortir.

— Retire ta veste et donne-moi tes armes.

Le gradé de la BABYLON devait faire le point sur leur capacité de défense. Tandis que la fureur d'Olympe l'empêchait d'agir logiquement, la main de Cassandre se glissa dans la sienne pour lui prendre son pistolet. Des gens parlaient autour d'elle. Gaëlle faisait le compte des soldats présents, Solange parlait d'un fourgon... Tout était flou. Margaux, Coralie, Jeanne... Son sang... Son flanc... Elle était brûlante, littéralement en sueurs.

Une nouvelle voix. Une hallucination ? Perdait-elle l'esprit ? Henri ?

— Je me doutais bien que je t'avais entendu râler, Warenghem !

À la vue d'un visage familier, à bout de forces, incapable de demander une explication sur sa présence ici, Olympe prit son collègue d'une ancienne vie dans les bras évaporant ainsi hors de son corps une longue plainte sinistre. S'il était là, avait-elle réussi à sauver le reste de son unité ? Gaëlle, interpellée par ce bruit lugubre déboutonna la veste de sa lieutenant pour se trouver face au flanc perforé par un morceau de l'escalier. Une tige si longue qu'elle en ressortait à l'opposé, du sang, beaucoup de sang noyant la jambe de son pantalon et la terreur dans la voix de Cassandre résumèrent parfaitement la situation.

— Putain de merde ! Mais Olympe ! Comment tu fais pour tenir encore debout ?

— L'adrénaline et probablement l'envie de coller mon poing dans la figure de celui qui n'a pas voulu me croire !

Elle prononça cette phrase en serrant les dents, n'adressant aucun regard à l'intéressé. Elle l'avait prévenu, il ne l'avait pas écoutée, ses morts étaient devenus les leurs.

— Ton poig ou une balle ? osa-t-il lui reprocher.

Voyant la furie dans ses pupilles, Cassandre attrapa le bras de la jeune femme et lui intima de descendre dans les méandres de cet abri de fortune, plusieurs mètres sous terre, où Loïc en réalisait l'état des lieux, accompagné Marceau. Leur surprise s'ajouta à celle des autres combattants.

— Ça va, je vais bien !

Plus que la douleur, la colère émanait de sa voix.

— Je serais toi, j'en serais pas si sûre, le seul médecin qui peut faire quelque chose c'est un obstétricien, donc rien n'est gagné ! Installez-la sur la table, dit Henri.

Calme et compétant, Olympe avait confiance en son collègue avec qui elle avait vécu des situations extrêmes. Antoine se porta volontaire pour l'assister. Aucune anesthésie possible, il exigea alors trois personnes pour tenir la lieutenant lors de l'intervention. Le groupe présent dans la cuisine se regardait les uns après les autres.

— Surtout prenez tout votre temps pour réfléchir, ce n'est pas comme si elle se vidait de son sang, ironisa-t-il.

La plaie perlait misérablement sur le sol bétonné. La panique se voyait-elle sur son visage ? Justine lui caressa le front et la rassura. Hugo tiendrait une jambe et Sven la seconde.

Une fois installée, l'angoisse grimpa face à son corps ainsi réprimé. Comment supporterait-elle ce que son ancien collègue s'apprêtait à lui faire ? Pouvait-elle s'en chargeait elle-même, à l'image d'un pansement qu'on arrache avec brutalité pour limiter la casse ? En serait-elle seulement capable ? Sa vision se troublait, elle tremblait, transpirait... Il fallait débuter, vite.

— Si on m'avait dit que le jour où je te verrai nue, ça aurait été pour voir ton corps pénétré d'un objet métallique, je l'aurai jamais cru, dit le médecin en adressant un clin d’œil à la lieutenant tout en découpant le T-Shirt.

Son esprit puisait dans ses souvenirs pour trouver quelque chose à se raccrocher, quelque chose qui lui fasse oublier ce que son corps s'apprêtait à vivre.

— Ton pantalon me gêne.

Elle sourit. Elle connaissait cette stratégie, l'humour pour adoucir les craintes et les angoisses. Sven et Justine le lui abaissèrent, laissant ainsi pleine place aux dégâts causés par la tige. Chair écrasée. Intestin touché ? Il n'espérait pas, probablement pas de gros vaisseaux atteints, sinon elle serait déjà morte. L'homme parlait à voix haute. À l'arrière, la peau arrachée le faisait grimacer. Comment avait-elle fait pour ne pas perdre connaissance ? Il n'en revenait pas.

Sans prévenir, il empoigna la barre. Ses cordes vocales se rompèrent dans un hurlement si puissant que tous les guerriers du bunker se figèrent. Qu'ils la lâchent. Stop ! Elle se débattait avec force. Pouvait-elle seulement tomber dans les pommes ? Des mains puissantes et brûlantes se posèrent sur ses épaules, la plaquant toute entière contre la table d'opération de fortune. Ses ongles s'enfonçaient dans le bois, ses doigts se crispaient contre le rebord de la table. Henri la torturait. Il tirait de toutes ses forces. Brûlure, arrachement, déchirement. Indescriptible, atroce. Jamais elle n'avait ressenti une telle souffrance de sa vie, pas même lorsque les deux balles s'étaient fichées dans sa chair. Le médecin cessa de titiller la barre. Du répit, enfin. Essoufflée, les yeux fermés, elle demanda des comptes. La tige avait-elle quitté son corps ?

— Non, ça n'a pas bougé. On va réessayer.

La voix sérieuse de son collègue lui fit peur. Y parviendrait-il ? Sans lui laisser la possibilité de reprendre son souffle, cette fois-ci, il poussa la barre. Olympe leva les bras, empoignant aussi fort que possible ceux qui s'appuyaient sur elle. Elle rugit de nouveau. Quelque chose s'arrachait à l'intérieur. La tige ne voulait pas bouger, ses entrailles, elles, se déchiraient. Les tentatives demeurèrent stériles et devant la détresse du médecin, l'équipe réfléchit. Le souffle court, le sort s'acharnait. Pourquoi ne s'évanouissait-elle pas ? Elle subissait encore et encore les assauts de la guerre. Jusqu'à quand ? Le destin n'en avait-il pas assez fait ? La raison démolie, il fallait désormais s'attaquer au corps ? Sven eut soudain une idée barbare, certes, mais qui, selon lui, pouvait être efficace. Frapper sur la barre. Justine vint à la rescousse de son amie. Ne pouvait-on pas attendre les renforts ? En unique réponse, le capitaine expliqua qu'il avait été impossible de demander des renforts devant la rapidité d'attaque du MLF. La RF penseraient qu'ils seraient prisonniers et que la demande d'intervention ne serait alors qu'un piège.

— Ça va aller vous pensez, docteur ?

Ces mots excitèrent la lieutenant. Les paupières ouvertes, elle plongea dans les yeux de Guillaume.

— Ça va aller ? On t'a demandé ton avis à toi ? Non. Ce mec m'arrache les entrailles depuis tout à l'heure et tu penses qu'en frappant dessus ça va aller ? Tu veux ma mort ou quoi ? Après tout il vaudrait mieux pour toi que je ne m'en sorte pas car sinon un conseil : ne dors pas sur tes deux oreilles, je te le dis.

La menace hurlée arrachait davantage ses entrailles, peu importe, vider sa rage, sa douleur, sa culpabilité sur quelqu'un d'autre, et particulièrement lui devint presque jouissif. Elle s'effondrait et voulait l'attirer avec lui dans les méandres de sa chute. Cassandre intervint. Est-ce que sincèrement cette idée pouvait fonctionner ? Selon Henri, oui. Marceau lui tendit alors un marteau qu'il dégota dans cet abri. L'homme inspectait l'instrument.

— Est-ce que quelqu'un pense y arriver sans éprouver de remords ?

Silence glacial. Si le seul médecin n'arrivait pas à se résoudre à cette abomination, qui d'autre le pourrait ? Olympe se tourna machinalement vers Sébastien, loin dans la pièce, près de la porte. Une faille décelée dans ses pupilles pourtant puissantes et indomptables accorda la réponse à tous. Non, il ne pouvait pas. Henri, désigné d'office et profondément touché, murmura à la blessée :

— Je suis désolée de ce que je vais te faire, Olympe.

L'angoisse monta. Ne pouvait-il rien faire pour qu'elle perde connaissance ? Valait-il encore la peine de se battre pour survivre ? Ne pouvait-il pas la laisser agoniser et mourir ? Elle était lasse de perdre les gens qu'elle aimait, lasse de se battre pour des horreurs qui n'en finissaient pas.

— Je t'interdis d'abandonner. Ton unité a besoin de toi. Comment oserais-tu nous laisser ? Je te l'interdis, ordonna Cassandre, les larmes plein les yeux.

En silence, résignée, elle ferma les paupières. Feu vert à l'ignominie.

Premier coup.

La douleur effroyable arracha un hurlement si puissant que tous se dirigèrent vers la cuisine. Hugo et Sven se couchèrent sur ses jambes pour la retenir.

Deuxième coup.

Elle vomit. Stop ! L'abomination devait cesser. La tête tourbillonnait. Un malaise ? La mort ? Louis juste à côté d'elle, plus clair que jamais, l'encourageait. Son grain de beauté, ses lèvres. Dieu qu'il était beau. Elle fit grimper ses doigts sur les épaules de Guillaume dont les mains meurtrissaient son torse. Ses entrailles brûlaient, chaque nerf hurlait de cesser cette torture.

Troisième coup.

La voix de la guerrière se brisa. La bouche béante, plus aucun son n'en sortait, ses poumons étaient vides et son esprit, lui, s'embrumait. Des larmes aussi chaudes que de la lave irradiait son visage. Elle priait pour perdre connaissance. Sa voix... son timbre doux et puissant... Il promettait que tout serait bientôt terminé. De l'air, dans ses poumons, enfin, puis un ordre.

— PUTAIN ! Attrape cette merde, ou tue moi je t'en prie. Faites quelque chose !

La voix brisée et rauque d'un animal en souffrance, les supplications sans aucun sens, son corps parlait et voulait se débarrasser de cette douleur. Se préparant à un nouveau coup, ses mains tirèrent sur la veste de son capitaine pour l'attirer contre elle. Ses muscles se spasmaient. Son corps de désarticulait à mesure que ses entrailles se déchiquetaient et tandis qu'il la tenait aussi fort que possible, elle blottit son visage dans sa nuque.

— S'il te plaît, demande leur d'arrêter… Je t'en prie ! Achève moi !

La folie glissa sur ses hanches. Le GLOCK, vite, seulement, il comprit, il comprenait toujours, et agrippa sa main, ses doigts entre les siens.

— Ça va aller Olympe, sois forte, tu vas y arriver.

Dans un murmure, comme pour essayer de calmer ses sanglots et ses hurlements, il l'encouragea.

Sa voix... Pour l'entendre et ne jamais l'oublier, il fallait se calmer. Elle inspira profondément, marqua une pause de quelques secondes, puis expira dans un râle long et puissant. Il était là, c'était tout ce qui comptait. La masse matraqua la tige une dernière fois pour, enfin, fracasser le sol de cette pièce désormais envahie par le silence. Tous contemplait l'horreur sorti tout droit du corps de leur coéquipière. L'objet, tordu, était parcouru de petites baguettes perpendiculaires à la barre principale.

— Continue de me parler…

À moitié consciente, elle voulait encore l'entendre. La fureur avait laissé place à la paix, enfin. Louis était juste là, il souriait, si beau. Elle serra la main toujours dans la sienne. Chaude, enivrante. Le manque était viscéral.

Mais tout n'était pas terminé. Les doigts et parfois la main entière de son collègue s'enfonçaient dans son corps. Il remuait ses entrailles, il écartait ses organes, il comprimaient ses nerfs et ses vaisseaux, mais à présent, ce corps se laissait faire. La fin était proche. Elle le savait, voilà pourquoi elle cessait de résister. Louis promettait que tout cela serait bientôt fini, qu'ils seraient bientôt réunis. Elle avait confiance.

— Tout va bien Olympe, tu verras, on va vite te remettre sur pied, tu pourras me le coller ton poing dans la figure, je l'aurai bien mérité. J'étais venu sur le terrain aujourd'hui pour me faire ma propre idée à propos de ton hypothèse. Si tu savais comme je me sens mal. Pardonne moi.

Guillaume lui embrassa le front. Trop loin, trop tard, elle n'était plus ici.

— Il n'y a pas que les radios qui posent souci, on a une taupe chez nous.

Cette phrase ramena néanmoins Olympe à une réalité qu'elle voulait à tout prix quitter : son corps grand ouvert sur une table froide et dure, cette guerre et ses guerrières mortes. Tout ça n'était plus pour elle. Louis l'avait promis. Louis ? Où était-il ?

— Parle moi encore, ne t'arrête pas, j'ai tellement mal !

Sa tête tournait.

— Si tu savais à quel point je pense à toi et à cette nuit, Olympe. Tu m'aides à tenir le coup face à tout ce merdier. Bats-toi. Je t'en prie. Comme je suis fier de toi !

Se rapprochant de la surface, la douleur aiguë, presque électrique se raviva sous l'intervention de Henri. Désorientée, les voix de Louis, de Guillaume aussi, la berçaient. Un autre monde s'offrait à elle. Un monde où il faisait froid, certes, mais où tout semblait plus calme.

— Tu m'as manqué, murmura-t-elle.

— Toi aussi...

Les bras d'Olympe retombèrent sur sa poitrine, elle était lourde et plus rien n'avait d'importance. Son gouffre se raviva, mouva, s'organisa et se reconstitua instantanément. Son coeur reprenait vie, quelques soubressauts, quelques battements puis...

— Tu n'imagines pas à quel point... tu m'as manqué... Je t'aime tellement... Louis.

Frissonnante, le corps déchiré, elle le rejoignit dans un endroit où son coeur était en paix, enfin.

Annotations

Vous aimez lire riGoLaune ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0