LES VACHES REGARDENT LE CIEL

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1. Dis.

2. Quoi.

1. Qu’est-ce qui fait qu’on est humain ?

2. Hein ?

1. D’après toi, je veux dire. Qu’est-ce qui fait de nous des humains ?

2. Qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi tu me dis ça ?

1. Je sais pas, je me demande, c’est tout. Est-ce que c’est la perte ?

2. Les animaux aussi ressentent la perte. Il paraît que les vaches ont même des dépressions.

1. Comment tu sais ça ?

2. Je sais pas, je l’ai lu sur internet.

1. Oh.

2. Pourquoi tu te demandes ça ?

1. Ça t’arrive jamais, de te poser la question ?

2. Si, bien sûr que ça m’arrive. Ça arrive à tout le monde.

1. …

2. …

1. C’est peut-être ça finalement, ce qui nous rend humain.

2. Quoi donc ?

1. Se questionner sur sa propre existence.

2. …

1. C’est vrai, ça. Tu crois que les vaches regardent le ciel parfois, la nuit, quand on peut voir les étoiles, et se questionnent sur leur propre existence ?

2. Entre deux ruminements, qui sait ?

1. Non mais pour de vrai.

2. Mais oui.

1. On peut pas parler avec toi, t’écoutes jamais rien.

2. Allez, allez, arrête ton char. Bien sûr que je t’écoute. Mais qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

1. Je sais pas. Que le ciel est beau ce soir, par exemple.

2. Et ça t’aiderait à régler ta crise existentielle ?

1. Non. Mais ça me prouverait que t’en as quelque chose à faire.

2. … Le ciel est beau ce soir, on voit bien les étoiles. C’est ça qui t’as fait réfléchir ?

1. Oui. Non. Je me pose toujours la question je crois.

2. Laquelle ?

1. Qu’est-ce qu’on fait là ?

2. On regarde les étoiles.

1. Arrête. Qu’est-ce qu’on fabrique ? À vivre ?

2. Qu’est-ce que j’en sais ? Qu’est-ce que tu fabriques, toi ?

1. Je… je sais pas.

2. Et c’est grave ?

1. Si c’est grave ? Mais évidemment que c’est grave. Ça ne te dérange pas, toi, de te dire qu’on est là sans raison et qu’on erre sans rien pouvoir y faire ?

2. Non.

1. Mais putain, quand même. Moi je peux pas.

2. Eh bien fais quelque chose pour changer ça.

1. Mais quoi ? Qu’est-ce que je dois faire ? ça fait longtemps que je suis là à chercher et j’ai toujours rien trouvé. On sait même pas ce qui nous différencie des animaux, alors comment on est sensé trouver un sens à sa vie ? Quoi, on devrait agir comme des singes ? Frapper quand on est en colère, baiser pour régler tous nos problèmes et ne jamais chercher plus loin ? On est rien, finalement. Dans cent ans, peut-être moins, tout le monde nous aura oublié. Les gens se battent pour qu’on se souvienne d’eux, pour laisser une trace dans l’Histoire, alors qu’à terme, sur le long terme, je veux dire sur le très très long terme, c’est complètement impossible. Parce que quand on sera plus là, rien de tout ce qu’on a fait n’aura eu le moindre effet, le moindre impact, le moindre sens. Et t’es en train de me dire que pour oublier tout ça on a fait une société où on tue et on mange les vaches sans même savoir si elles ont des crises existentielles comme nous ? Ça se trouve elles sont comme nous, exactement comme nous, elles veulent laisser leur trace dans l’Histoire, elles savent juste pas comment. Et nous on les bute.

2. Je m’en moque de tout ça.

1. Tu t’en moques ?

2. Oui. Qu’est-ce que j’en ai à faire des crises existentielles des vaches ? Tu devrais plutôt te soucier de la tienne avant de penser à celle des vaches.

1. Oui mais/

2. Et qu’est-ce que j’en ai à faire de savoir pourquoi je suis là ? J’y suis et c’est bien tout.

1. Mais quand/

2. Chut. Tu vois, moi, je suis ici. Avec toi. On est là, tous les deux, et on regarde les étoiles. Et rien au monde n’y peut quoique ce soit. Et le reste, je m’en fiche. Les crises existentielles je m’en fiche. Les vaches aussi, je m’en fiche. Si dieu en personne venait me dire que le sens de la vie c’était par là et qu’un grand destin m’y attendais, je lui dirais de repasser demain. Parce que pour l’instant, avec ou sans le sens de la vie je suis là où je suis, sous le voile pailleté du ciel avec toi et ton petit nez en trompette, toi et ta vieille odeur de menthe, toi. Tu veux que je te dise que le ciel est beau ? Pour quoi faire ? Il le serait vachement moins sans toi en dessous.

1. Qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi tu me dis ça ?

2. On dit jamais les choses au bon moment, nous autres. Plutôt que de dire les choses on tourne autour du pot, on esquive le sujet, on attend le moment opportun. Et finalement, à force d’attendre, le moment opportun nous passe sous le nez et on s’en veut. On jure de faire mieux la prochaine fois. Sauf que y’a pas de prochaine fois. On cherche désespérément à recréer le moment opportun qu’on a laissé filer y’a déjà si longtemps, on fait l’impossible, mais discrètement, pour pas que ça se remarque. Et puis quand on nous donne l’opportunité, quand on nous offre l’occasion de dire ce qu’il y a à dire sur un plateau d’argent, on se défile. Et on dit rien. Peut-être que c’est ça qui nous rend humain. Le regret des choses qu’on n’aura pas dit. Les vaches, elles se disent les choses comme elles sont, sans réfléchir aux conséquences de leur mots. Et c’est ça qui les différencie de nous.

1. Ça va ?

2. Oui. Tu penses encore au sens de la vie ?

1. Bien sûr.

2. Peut-être bien que t’es une vache, finalement.

1. Oh, ha-ha, marre-toi tant que tu peux.

2. …

1. …

2. …

1. On est bien, là, non ?

2. Oui.

1. Je voudrais presque pas que ça se termine.

2. Presque ?

1. Non, j’ai juste pas envie que ça se termine.

2. …

1. Je veux pas partir. J’ai vécu tellement de choses ici, tellement de bonnes choses.

2. Ah. Tu sais ce qu’on dit. Toutes les bonnes choses ont une fin.

1. Pourquoi ? elles pourraient pas ne jamais s’arrêter ?

2. Si elles continuaient pour toujours on s’en lasserait et ça serait plus des bonnes choses.

1. Oh parce que tu te lasserais de moi ?

2. Jamais.

1. T’es pas possible.

2. …

1. J’y ai presque cru, tu sais ?

2. À quoi ?

1. À ce que tu perdes ton flegme, à l’instant. T’aurais du te voir. Y’avait quelque chose dans tes yeux. Comme si… Ça fait combien de temps qu’on se connait ? Je t’avais jamais vu comme ça. C’est à ça que je ressemble quand je m’emporte ? C’est presque…

2. …

1. C’est vrai que tu trouves le ciel plus beau quand je suis dessous ?

2. …

1. Tu sais… ça me touche que tu aies tenu à ce qu’on se voit avant que je parte. J’ai l’impression que y’a que toi qui… enfin je veux dire que les autres… Il reste une bière ? Tant pis. Mon nez est petit ? Et je sens la menthe ? Tu…

2. …

1. En me demandant de venir ici, tu voulais me dire quelque chose ?

2. … Non.

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