POINT DE VUE

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La nuit. Un jardin de Toscane.

Un vieil homme, Accrapopulo, est assis sur un petit banc de marbre et observe une pomme posée sur une minuscule table devant lui. Il est en réflexion très intense et ne dit mot pendant de longues secondes.

Une jeune femme plus jeune d’au moins cinquante ans, donna Soterta, entre. Elle est dorée de parures très riches et accompagnée de deux gardes.

Elle voit le vieillard de dos, fait signe à ses gardes de se mettre en retrait, puis se présente à lui sans un mot. Il la remarque, et sans offrir mot ni sourire, reconcentre son attention vers la pomme.

ACCRAPOPULO. Donna Soterta, venez, venez donc vous assoir. (elle s’assoit) Dites-moi, de quelle couleur est cette pomme ?

DONNA SOTERTA. Cette pomme, signore ? Quelle étrange question.

ACCRAPOPULO. Oui, certes, mais répondez-y néanmoins je vous en prie.

DONNA SOTERTA. Eh bien, elle est rouge, espérant que ma vue ne se dérobe pas encore à moi.

ACCRAPOPULO. Rouge vous dites ? Intéressant.

(silence)

DONNA SOTERTA. Signore, je voulais vous parler. Voyez-vous je/

ACCRAPOPULO. Mais comment pouvez-vous affirmer qu’elle le soit ?

DONNA SOTERTA. Je vous demande pardon ?

ACCRAPOPULO. Comment pouvez-vous, avec assurance et certitude, affirmer que la pomme que nous avons devant nous est en réalité rouge, et point d’une autre couleur ?

DONNA SOTERTA. Quelle mouche vous a donc piqué ? La lune éclaire suffisamment la nuit pour percevoir les couleurs avec certitude et assurance. Je vois cette pomme rouge, et quand bien même le soleil lui-même serait il haut dans le ciel, je verrais ce fruit avec la même parure. Un rouge éclatant. Mais ce n’est point pour parler peinture que je viens vous parler ce soir. Voyez-vous/

ACCRAPOPULO. Mais ne pourrait-elle pas être d’une autre couleur ?

DONNA SOTERTA. Signore Accrapopulo, y a-t-il un problème quelconque avec cette pomme ? De quelle couleur la voyez-vous ?

ACCRAPOPULO. Rouge. D’un rouge éclatant.

DONNA SOTERTA. Je suis ravie d’apprendre que nous sommes en accord sur ce point. Maintenant/

ACCRAPOPULO. Et pourtant je doute.

DONNA SOTERTA. S’il vous plaît signore, j’ai à vous parler, c’est important.

ACCRAPOPULO. Veuillez m’excuser signorina, il semble que je me sois perdu dans mes pensées. Que puis-je faire pour vous ?

DONNA SOTERTA. … Vous êtes sûrement au courant de mon mariage prochain.

ACCRAPOPULO. Avec il conteggio Napolino, oui bien sûr. Encore toutes mes félicitations pour ce mariage signorina, cela augmentera encore considérablement le respect que l’Italie tient pour vous.

DONNA SOTERTA. Oui… c’est un excellent mariage pour le pouvoir. Je deviendrai probablement plus influente encore que le roi de France.

ACCRAPOPULO. Et la Toscane s’en portera à merveille.

DONNA SOTERTA. Vous me flattez.

ACCRAPOPULO. Je ne suis qu’un humble serviteur signorina.

DONNA SOTERTA. Mais ce mariage n’aura point lieu.

ACCRAPOPULO. … Pour quelle raison, si je puis me permettre de vous demander ?

DONNA SOTERTA. Ce n’est point le comte que j’aime.

ACCRAPOPULO. Je crois comprendre le problème. Et qui aimez-vous alors ?

DONNA SOTERTA. Un homme qui a été à mes côtés de nombreux mois durant mais à qui je n’ai que peu osé parler à cœur ouvert. Un homme à qui je dois beaucoup. Un homme que je respecte. Un homme intelligent. Un homme admirable.

ACCRAPOPULO. Eh bien vous voilà devenue poétesse donna Soterta ? Tant de fleurs pour un homme qui m’est tout à fait inconnu. Quel est-il ? Comte ? Roi ?

DONNA SOTERTA. C’est un roturier.

ACCRAPOPULO. Intriguant mais tout autant mystérieux, venez-en au fait signorina, je vous en prie.

DONNA SOTERTA. Cet homme, c’est vous signore. (silence) Signore Accrapopulo. Je vous aime.

ACCRAPOPULO. Tant mieux pour vous. (il se reconcentre sur la pomme)

(silence)

DONNA SOTERTA. Signore. Je vous aime.

ACCRAPOPULO. Cela vous passera, n’ayez crainte.

DONNA SOTERTA. Comprenez-vous seulement ce que j’essaye de vous dire ?

ACCRAPOPULO. Absolument.

DONNA SOTERTA. J’ai envie de vous.

ACCRAPOPULO. Je vous envie. Le désir est une chose si frêle.

DONNA SOTERTA. Le mien est pourtant brûlant.

ACCRAPOPULO. Tout ce qui brûle finit en cendres.

DONNA SOTERTA. Non. Je vous aime, je vous ai aimé la première fois que je vous ai vu dans ce même jardin. Vous étiez si seul, et pourtant cela ne semblait point vous déranger. Vous virevoltiez ça et là, pensif, au milieu des ancolies. Seul.

ACCRAPOPULO. N’avez-vous point songé que j’étais désireux de le rester ?

DONNA SOTERTA. Ne comptez-vous donc que piétiner sur mes avances ?

ACCRAPOPULO. Je vous rassure, je n’ai point de temps à donner à de telles frivolités.

DONNA SOTERTA. Et pourtant vous voilà à tenter de briser le cœur de la plus belle femme de Toscane.

ACCRAPOPULO. J’en suis désolé. Signorina que pensez-vous de ceci : pensez-vous que nous voyons la pomme de la même manière vous et moi ?

DONNA SOTERTA. Mais enfin signore Accrapopulo, je n’ai que faire de votre pomme. Je vous aime, je vous adore !

ACCRAPOPULO. Vous m’idéalisez, chose courante chez les jeunes femmes de votre âge.

DONNA SOTERTA. Ne pouvez-vous donc comprendre ce que je ressens ?

ACCRAPOPULO. Comment puis-je comprendre ce que vous ressentez alors que nos réalités sont si différentes ? Je ne puis pas même m’assurer que nous voyons la même chose, alors puis-je comprendre des sentiments qui me sont étrangers ? Cette pomme, par exemple, est rouge, un rouge éclatant, nous sommes en accord sur ce point. Mais comment puis-je savoir que le rouge que j’aperçois, ce rouge si éclatant, est le même rouge, le même rouge éclatant que vous entrevoyez ? La première fois que nous avons vu cette couleur, on nous l’a décrite comme rouge. Tout comme mon précepteur me montra la couleur du doigt et me dit « rouge, Accrapopulo, » le vôtre a probablement pointé cette même couleur que vous voyiez tout en disant « rouge, donna Soterta » et les précepteurs de nos précepteurs ont dû leur pointer cette couleur en leur disant « rouge. Cette couleur est rouge. » Ainsi, toute notre vie, en voyant cette couleur, nous l’avons toujours définie comme rouge. Mais qui sait, peut-être que mon rouge n’est pas plus bleu que votre vert, et que le votre est bien plus jaune que mon orange ? Si je pouvais me glisser derrière vos yeux, il n’est pas imbécile d’imaginer que la couleur de la pomme que je contemplerai ne serait en réalité pas le rouge que je lorgnais auparavant, mais bien la couleur que j’eus l’habitude de décrire comme un vert terne, et fade. Il n’est pas de plus grand malheur que de se rendre compte que notre existence est ainsi orientée par des œillères si serrées. Je ne puis comprendre ce que vous ressentez, car je ne puis m’extirper de la place qui m’a été donnée dans cet univers dans lequel vous et moi évoluons. Si proches, et pourtant si éloignés l’un de l’autre.

DONNA SOTERTA. Oh, vous êtes si beau quand vous philosophez, c’est absolument inouï !

ACCRAPOPULO. N’avez-vous rien retenu de ce que je viens de vous expliquer ?

DONNA SOTERTA. Si, je crois, enfin, c’est-à-dire que, voyez-vous, vous me troublez signore. Quand vous dites des choses si intelligentes vous m’attirez tant que j’ai quelques peu du mal à me concentrer complètement sur vos paroles.

ACCRAPOPULO. Vous n’écoutez pas ce que je vous dis et pourtant je vous attire ? Décidément. Vous êtes bien comme toutes les femmes.

DONNA SOTERTA. Toutes les femmes ?

ACCRAPOPULO. Vous, les femmes de Toscane, les femmes du monde, les femmes de l’univers sûrement, ne vous concentrez que sur le superficiel. Si le Divin lui-même se présentait à vous, vous ne pourriez regarder que sa beauté sans jamais voir plus loin. Tenez, finalement c’est comme cette pomme. Vous ne voyez qu’une pomme, une pomme rouge comme les autres, une pomme à croquer et rien d’autre. Moi, oui moi, j’y vois toute une réflexion, toute une pensée philosophique approfondie, atteignable seulement et uniquement par les esprits aiguisés menés et dirigés par des gens d’exception. Vous ne semblez de toute évidence pas en faire partie et cela est bien triste. Cette pomme est rouge, et vous, vous ne la voyez qu’en rose. Vous voyez la vie en rose signorina, en rose et rien d’autre. Cela m’attriste que vous ne vous concentriez que sur ma barbe et non mes paroles, qui auraient pu vous octroyer un peu de sagesse.

DONNA SOTERTA. Ah.

ACCRAPOPULO. Je suis particulièrement déçu de vous.

(silence)

DONNA SOTERTA. Eh bien.

ACCRAPOPULO. Eh bien ?

DONNA SOTERTA. Je ne sais que dire.

ACCRAPOPULO. Signorina/

DONNA SOTERTA. Non ! Ne dites mot. Je vous suis très reconnaissante signore.

ACCRAPOPULO. Donna Soterta, vous m’en voyez absolument ravi. Vous voyez désormais que nous ne sommes point faits l’un pour l’autre. Vous aimez les choses simples et creuses (et ce n’est pas un mal en soi, bien loin de moi l’idée de porter un tel jugement, rassurez-vous), tandis que moi…

DONNA SOTERTA. Oui. Je ne pensais pas qu’un être semblant si intelligent, sage et mûr de prime abord puisse en réalité être si enfant, bête et bas du front.

ACCRAPOPULO. Comment ?

(donna Soterta claque des doigts, les deux gardes ressurgissent)

DONNA SOTERTA. Je me demande si tous les hommes pensent comme vous. Si c’est le cas j’ai bien fait d’annuler le mariage avec il conteggio.

ACCRAPOPULO. Que de sottises vous chantez-là signorina.

DONNA SOTERTA. Moins que vous, me semble-t-il.

(suivant un simple geste, les gardes se saisissent d’Accrapopulo)

ACCRAPOPULO. Signora !

DONNA SOTERTA. Signora, signorina, décidez-vous. Suis-je la plus puissante femme de Toscane ou rien d’autre qu’une petite sotte ne pouvant apprécier que les choses superficielles ?

ACCRAPOPULO. Donna Soterta/

DONNA SOTERTA. Le voilà ! Voilà le titre qui est mien ! Je suis une dame, stupido Accrapopulo. Votre temps au service de mes parents vous ont fait prendre la grosse tête. Je me demande ce que quelques mois aux fers feraient à un vieil homme comme vous.

ACCRAPOPULO. Madame, je vous en supplie/

DONNA SOTERTA. De quoi donc ? De quoi donc me suppliez-vous ? De faire preuve de compréhension et de patience lorsque vous n’en avez exprimé aucune ?

ACCRAPOPULO. Vous êtes terrible, signora, je vous en conjure ayez pitié !

DONNA SOTERTA. … Non !

ACCRAPOPULO. Ah ! De qui tenez-vous cette cruauté je me le demande ! Malgré tout ceci, je ne vous pensais pas si…

DONNA SOTERTA. Irrespectueuse ? Antipathique ? Mais vieil homme comment pourrais-je être empathique ? L’empathie est une illusion vous l’avez soulevé vous-même. Se mettre à la place de quelqu’un d’autre nous est parfaitement impossible, nos œillères sont si serrées. Et quand bien même je parvenais à me mettre à votre place, je ne pourrais comprendre votre point de vue ni votre douleur, je serais probablement trop distraite par le changement de gamme chromatique. (elle attrape la pomme) Vert terne vous dites ? Ma foi c’est pourtant un bien beau rouge. Votre réflexion est erronée Accrapopulo. Quelle importance si notre perception du monde est différente ? Une vision différente de la vérité ne la meut pas d’un millimètre. Cette pomme peut être rouge, verte, orange ou jaune, elle n’en reste pas moins une pomme, il n’y a rien que vous puissiez y faire. Et vous n’en restez pas moins un homme en direction des fers. Pourquoi gémissez-vous ? Êtes-vous attristé de votre future condition ou désolé d’avoir pensé comme vous l’avez fait pendant toutes ces années. Je me demande maintenant quelles genres de réflexions idiotes ont bien pu pousser à l’intérieur de votre esprit lorsque vous songiez seul et que personne n’était présent pour vous éclairer sur combien vous aviez tort. Mais ne craigniez rien. Vous allez pouvoir continuer à songer seul sans personne pour vous déranger pendant les dernières pitoyables journées et nuits qui vous reste. Quant à moi, je vais profiter des choses creuses et superficielles n’est-ce pas ? Ce sera un plaisir de parler philosophie avec des jeunes femmes bien parées et parfumées plutôt qu’avec des vieux hommes poisseux oubliant de se laver. Pardonnez ma bonne humeur, il semblerait que j’ai tendance à ne voir la vie qu’en rose. Et vous, Accrapopulo, vous avez tendance à voir la vie en bleu. Bleu triste.

(elle croque dans la pomme)

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