BLEU

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(un aéroport.

Une jeune femme, A, est assise sur un siège, une petite valise est à ses pieds. Elle peut voir les avions atterrir et décoller de l’autre côté de la grande baie vitrée face à elle, mais regarde droit à l’horizon.

Après un long moment, une femme un peu plus âgée, B, arrive à ses côtés et l’interpelle)

B. Excusez-moi, je peux m’assoir là ?

A. … Pardon ? Oh, oui, bien sûr.

B. Merci (elle s’assoit à ses côtés).

A. Je vous en prie.

B, après un temps. Quelle belle vue tout de même.

A. …

B. Tous ces avions, c’est… poétique, vous ne trouvez pas ?

A. …

B. J’ai toujours aimé les aéroports. Tous ces gens qui se séparent, c’est certes triste, mais tous ces gens qui se retrouvent, c’est merveilleux. Il n’y a pas d’endroit plus romantique que les aéroports. A part les gares peut-être. Comme dans les films, vous savez ? Enfin maintenant, c’est plutôt plein de gens qui n’ont rien à y faire, des délinquants, des gens d’ailleurs, vous voyez ? (des larmes commencent à couler des yeux de la jeune femme, elle les essuie silencieusement) Vous pleurez ?

A. Excusez-moi, je ne voulais pas vous interrompre. Je vous en prie, continuez.

B. Mais bien sûr que non enfin, je ne vais pas continuer à parler de gares alors que vous êtes dans cet état-là. Dites-moi, qu’avez-vous ?

A. Rien, rien.

B. Ne faites pas la timide, voyons. Dites donc. Je vous écoute. J’écoute très bien vous savez ?

A. Ah.

B. Oui, oui je vous assure, tous mes amis me le disent. J’ai beaucoup d’amis en plus, des hommes et des femmes. Non pas que je les côtoie dans le même milieu bien sûr mais… Quelle est donc cette chose qui vous tracasse ?

A. Oh c’est rien vous savez, c’est seulement que/

B. Mais non enfin, ce n’est jamais « rien ». Les gens disent toujours que ce n’est « rien » alors que ce n’est pas rien. Ça ne peut pas être « rien » si cela vous met dans cet état-là. Racontez-moi tout cela depuis le début.

A. Depuis le début ?

B. Oui, tout depuis le début.

A. Vous êtes sûre ?

B. Certaine.

A. Mais vous avez pas un avion à prendre ou quelque chose comme ça ?

B. J’ai tout mon temps, et vous ?

A. … (elle essuie quelques larmes) J’ai… J’ai tout mon temps, maintenant.

B. Si j’ai tout mon temps et que vous avez tout votre temps…

A. Oui.

B. Je vous écoute.

A. Eh bien, y’a quelques mois… Non, y’a des années, j’ai pris l’avion pour la première fois. J’étais gamine. Et j’ai adoré. Genre, vraiment beaucoup. C’était… je ne sais pas comment dire. Magique. J’étais le visage collé au hublot à regarder les nuages passer. Dans cet angle à 60 degrés, j’avais la Terre, toute verte en bas, et l’immensité de l’univers et du ciel en haut. En baissant les yeux, je pouvais voir les lignes d’agriculture, les carrés rouges des tuiles des maisons et les petits points blancs des moutons. En les levant, je pouvais voir le rond jaune éblouissant du soleil, le grand vide cyan du ciel et les gros points blancs des nuages. Ces nuages c’était pas des nuages normaux comme les autres. C’était des nuages inégaux, beaux. J’avais l’impression d’être dans une animation japonaise. Et après une grande poussée folle et inarrêtable de plusieurs minutes, l’engin s’est stabilisé. Le sifflement aigu des moteurs est devenu une sorte de son continu et sourd, comme un ronronnement. Comme si la machine était là, vivante. Comme si elle me disait que j’étais là à ses côtés, que tout allait bien. J’ai détourné les yeux quelques secondes à peine du hublot pour voir mon petit frère pleurer. Il était malade. Et lorsque j’ai recollé mon visage contre la vitre, le spectacle était… Il m’a coupé le souffle. A perte de vue, peu importe là où je regardais, je la voyais. Immense, à perte de vue. Une mer de nuage. Vous l’avez déjà vue ? Une mer de nuage, une vraie. Une vraie mer, mais faite de nuages. Calme, comme le Pacifique. Et tout autour, le cosmos. Le ciel était tout bleu. Un bleu uni, pur. Un bleu hypnotisant. Un bleu qu’on ne pourrait pas reproduire sur une toile. Un bleu qu’on ne pourrait pas apercevoir sur Terre. Un bleu qu’on ne pourrait pas imaginer par soi-même. Un bleu qu’on ne peut voir qu’ici. Que là-haut. Cette image est encore ancrée dans mon esprit. Cette couleur ne m’a jamais vraiment lâchée.

B. Est-ce pour cela que vous pleurez ?

A. Non. Enfin, je pourrais. Si je pouvais revoir ce spectacle, je pleurerais sûrement des larmes de joie.

B. Il me semble qu’un aéroport est l’endroit parfait pour cela. Qu’attendez-vous ?

A. Là est tout le problème…

B. Continuez.

A. Non, je veux pas vous embêter plus longtemps, je ferais mieux d’y aller/

B. Ne soyez pas stupide, vous ne m’embêtez point. Restez, je vous en prie, continuez votre histoire.

A, après une hésitation. Il y a quelques mois, j’ai postulé pour un travail.

B. Ah vraiment ? C’est bien. Quel est ce travail ?

A. Hôtesse de l’air.

B. Merveilleux ! Avez-vous été prise ?

A. Je l’ai été.

B. Peu étonnant, vous êtes si jolie.

A. J’ai passé le test théorique et le test pratique de secourisme et de service.

B. Et alors ? N’est-ce donc pas une bonne nouvelle ?

A. Tous ces tests se font sur terre.

B. Je ne vous suis pas.

A. Mon vol d’essai.

B. Un mal nécessaire.

A. Mon premier vol depuis des années.

B. Cela a du être si exaltant.

A. Un simple vol France-Allemagne.

B. Court mais direct.

A. Un désastre.

B. Oh.

A. On a fait embarquer les passagers, tout se passait à merveille. J’étais propre sur moi bien que fatiguée. Impossible de dormir la veille, j’étais trop excitée. Mais je maîtrisais tout. J’avais tout en main, je savais ce que j’avais à faire et comment j’étais sensée le faire. Je souriais, je sentais bon la vanille, j’étais bien maquillée. Lorsque l’avion a commencé à rouler mon cœur s’est emballé. J’avais des papillons dans le ventre. J’allais revoir le vrai bleu du ciel. Avec ma comparse j’ai montré les mesures de sécurité. Je ne tenais pas en place. Je suis allée m’assoir à côté des autres. Il n’y avait pas de fenêtres en vue, mais peu importe. Ce n’était pas les nuages dessinés ou les tuiles rectangulaires qui m’intéressaient. C’était le ciel, la mer, non pas cette mer inutile et ennuyeuse qui entoure nos terres mais la mer de nuages, la plus belle et calme de toutes. Et puis soudain, sans aucune raison, j’ai commencé à penser à cet article que j’avais lu deux mois plus tôt. Un article sur la probabilité d’accidents en avion. Une chance sur seize millions. Vous vous rendez compte ? Une chance sur seize ! C’est énorme ! Je n’y avais jamais pensé ni prêté attention auparavant. Et là, à ce moment-là, à cet instant précis, cette statistique est venue s’éclater contre ma nuque. J'avais jamais sué aussi fort et aussi vite. J’étais bien attachée à mon siège, mais juste pour être sûre j’agrippais le cuir d’une force jamais vue en moi auparavant. Je me suis sentie trembler. J’essayais de chasser ces chiffres de mon esprit, de les remplacer par le bleu du ciel, mais rien n’y faisait. Et au moment où je crus y parvenir, les 60 degrés terrifiants s’écrasèrent sur mon dos. J’ai lâché un petit cri vous savez ? J’ai fermé les yeux alors que la gravité terrifiante me projetait en avant. En les rouvrant je me suis aperçue que je n’avais vue que sur les visages des différents passagers. Ils avaient l’air serein quand ils étaient montés mais lorsque j’ai croisé le regard d’un usager tout aussi terrifié que moi, j’ai cru que j’allais hurler. J’avais aucun contrôle, je savais pas ce que je faisais. Aucun moyen de voir au travers d’un hublot pour laisser la belle vue me détendre. J’étais paralysée. J’ai eu un moment de vide. J’ai senti que mon estomac n’allait pas très bien. Comme si il était à l’envers. Et puis le sifflement insupportable des moteurs s’est transformé en un grognement inarrêtable et méprisant. J’avais l’impression que le monde entier se moquait de moi. Le pilote fit une sorte de manœuvre. Je me suis sentie devenir verte. Mes coéquipiers détachèrent leur ceinture, se levèrent et commencèrent à préparer le chariot pour le premier passage de nourriture. (elle cache son front dans ses mains) J’ai vomi sur le passager de devant.

B. Oh.

A. Je crois que j’ai perdu connaissance. Pas physiquement, juste mentalement. J’ai repris mes esprit la tête entre les plaques de céramique des toilettes de l’avion. J’étais décoiffée, démaquillée, déstabilisée.

B. Effectivement, ce n’était pas… optimal.

A. Mais vous savez ce que je me suis dit ? « Je vais pas laisser un petit rejet de stress m’empêcher de voir le bleu du ciel. » Je me suis arrangée, puis je suis ressortie pour continuer mon travail.

B. Admirable.

A. … J’ai tenu une minute, et je suis retournée vomir. On pouvait m’entendre depuis l’avant de l’avion. On a dû me transporter jusqu’à mon siège pour l’atterrissage. Les passagers avant avaient peur de moi. On m’a donné trois petits sacs. Je les ai tous utilisés. Et sur tout le voyage, je n’ai pas eu le temps de voir le bleu.

B. Pas même une seconde ?

A. Quand je suis sortie des toilettes, on était encore dans les nuages. Je ne pas l’ai même aperçu. A l’arrivée, on m’a donné rendez-vous ici. J’ai pris le train pour le retour.

B. Je comprends… Et ce rendez-vous il est…

A. J’en sors.

B. Verdict ?

A. … (des larmes perlent à nouveau de ses yeux. Encore, elle les essuie silencieusement, tentant de rester digne) Ils m’ont virée. (après un moment, l’autre femme pose une main hésitante sur son épaule, pour la réconforter. Elles restent un long moment en silence) Tant pis.

B. Vous vouliez vraiment revoir ce bleu n’est-ce pas ?

A. … Oui.

(long temps)

B. Vous savez… être malade en avion, ça arrive.

A. …

B. Si vous voulez tout savoir, moi aussi j’étais malade, avant.

A. Avant ?

B. Il s’avère que le mal d’avion, c’est comme le mal de mer. Ceux qui ne l’ont jamais sont peu nombreux et très chanceux. Et, comme le mal de mer, ça se dépasse. Ça se « soigne », disons.

A. Vraiment ? Comment ?

B. En prenant l’avion, ma chère. J’ai bien peur que vous ne puissiez pas y échapper. J’ai du beaucoup prendre l’avion pour mon travail, et mes premiers voyages furent un enfer. Puis, au fur et à mesure, j’ai appris à faire avec. Je sais quoi faire pour minimiser mon dérangement, qui est désormais minime de toute manière. Maintenant je peux apprécier les histoires des gens à leur juste valeur. Ces gens qui se séparent tragiquement, ceux qui se retrouvent gaiement, et ceux qui se sentent juste… seuls. Ceux qui restent sans dire mot, sans bouger mais qui, comme les autres, ont les yeux remplis de larmes.

A. …

B. (son téléphone sonne) Ah, je crois qu’ils m’attendent. (elle se lève) Ne désespérez pas. N’abandonnez pas. Voyagez. Ça vous fera du bien. Et quand vous vous sentirez prête, retentez. Quand vous connaîtrez ce bleu par cœur, il fera bien plus que vous émerveiller. (elle s’en va, mais fait tomber un foulard de sa poche)

A. Attendez ! (sans se lever, elle ramasse le foulard et le lui tend)

B. Oh merci, je peux être un peu étourdie des fois.

(elle prend le foulard en souriant puis le nœud autour de son cou.

La jeune femme reste seule, comme avant, son regard désormais porté vers le ciel)

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