"La quatrième main"

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  J’ai dans mon sac un gros livre de John Irving, « la quatrième main ». Les heures de train me semblent tellement interminables entre Paris et Saint Brieuc que j’emporte avec moi au moins deux bouquins. Je ne prête pas beaucoup d’attention à mes compagnons de voyage. Réfugié dans la lecture, il m’arrive aussi de piquer du nez et de somnoler, la tête tombant vers l’avant au bout d’un temps que je ne pourrais évaluer. Je me réveille alors, la gorge devenue sèche, vide quelques gorgées de ma bouteille de jus de fruit et reprends le cours de mon roman. J’ai largué Paname pour de bon cette fois. J’ai quitté Anna. Ma valise est pleine de peu de choses au regard de ce que je n’ai pas pu emporter. J’ai 30 ans. J’ai encore le temps de rencontrer une autre femme et de tomber amoureux. Ou pas. Assis en face de moi, une femme s’agite nerveusement, croisant et décroisant les jambes. Le bruit qu’elle fait en faisant grincer son pantalon sur le tissu du siège finit par me déconcentrer. Je me sens malgré moi en train de ressasser ma vie d’avant. Anna n’a pas teu l’air surprise par ma décision. Elle avait sans doute envie, elle aussi, que notre histoire se termine. J’allais retrouver la Bretagne, ce boulot dans un cabinet de comptabilité, la plage des Rosaires et les parents pas si loin. Lorsque Anna avait décidé, plus ou moins sans mon consentement, de rejoindre la capitale pour travailler dans une boutique de L’Occitane, c’était une promotion qu’elle ne pouvait refuser. Je lui avais assuré que je n’allais pas tarder à la rejoindre alors qu’au fond, je n’en avais pas envie. La maladie de mon père, un cancer qui m’angoissait et qui terrifiait ma mère, avait achevé de rendre ma décision inévitable. Finalement, page 58, tout au bout d’une phrase, mes yeux se sont doucement fermés.

  Une main ferme m’agite tout le corps entier par l’épaule droite. C’est le contrôleur qui se tient debout devant moi. Je lui tends mon billet, une feuille imprimée suite à l’achat en ligne de ma place. Je déchiffre son nom sur la pièce épinglée sur son veston et lorsque je capte son regard, je comprends que quelque chose ne va pas. Il s’énerve assez vite, me demande si je ne me moque pas de lui avant de répéter que tout cela est incroyable. « Votre billet est périmé depuis 10 ans. » Je regarde autour de moi les gens, me sentant pris la main en train de voler une pomme sur l’étalage d’un marchand sans comprendre comment une telle chose est possible. Je lui tends alors ma carte bancaire avec l’espoir de chasser plus vite l’intrus. Il la glisse dans son lecteur et me la rend, sans la moindre politesse, le visage sec et fermé. Quelques minutes plus tard, alors que le calme est revenu dans ma tête, machinalement, je consulte le reçu que j’avais glissé dans mon livre. Ce n’est plus John Irving mais un auteur que je ne connais pas. Sur le ticket, ce n’est pas le montant qui m’effraie mais la date. Dix ans de plus. Devant moi un gamin me regarde sans dire un mot. A côté de lui, il n’y a personne. Je sens une main se poser doucement près de mon cou. Je vois alors s’assoir à côté du gosse une femme manifestement enceinte, le visage rayonnant. « Ça va chéri ? Tu as une drôle de mine ! Tu veux de l’eau ? » C’est Anna. Une masse se dépose sur moi et me recouvre, je ressens comme un poids qui m’écrase, celui de la vie qui passe, le poids des années. Le gamin qui me fait face, c’est mon fils et Anna porte mon enfant. Je n’ai pas senti le bonheur arriver mais il est là. Combien va-t-il me coûter ? Où ai-je échoué pour avoir raté dix années ? Le rythme du bruit du train me berce peu à peu. Je me sens comme épuisé par ce trajet. Tout se dérobe à mes yeux.

  Comme un choc. Les cris d’un mec en face de moi me réveillent brutalement. C’est en réalité deux jeunes qui s’agitent sur leur siège. « Hé, ducon, t’as pas une clope ? » Je mets du temps à comprendre que c’est à moi qu’ils parlent. Avant même de leur répondre d’aller se faire voir, un type vêtu d’un costume gris les rappelle à l’ordre. C’est le contrôleur. Il se penche vers moi et d’un ton plus doux que celui qu’il avait employé avec les jeunes me demande mon billet.

- Mais j’ai déjà été contrôlé, monsieur.

- Ça m’étonnerait, il n’y a qu’un contrôleur ici, c’est moi. Vous descendez à quelle gare ?

- Saint Brieuc.

- Vous vous êtes trompé de train, dans ce cas. Celui-ci file tout droit vers Lyon. Laissez-moi voir votre billet.

  Le contrôleur examine le billet que je lui ai tendu, l’ayant sorti de la poche de ma veste sans y accorder le moindre regard, reconnaissant sans hésiter le logo de la compagnie. Je vois ses yeux m’inspecter des pieds à la tête sans la moindre discrétion.

- C’est bon, mais il ne faudrait pas se payer ma tête la prochaine fois, soldat.

  Machinalement, je conserve le billet à la main, attendant que l’agent de la SNCF soit assez loin pour en lire les inscriptions. Il y a ma photo agrafée sur la carte. Le papier est épais. Je ne porte pas de lunettes sur le cliché. J’ai le visage que j’avais lorsque j’avais 20 ans et que je faisais mon service militaire. Je me souviens du gars en face de moi. J’avais fini par me battre aux poings contre lui. J’avais gagné une dent cassée et quelques jours d’isolement mais après cet épisode, il m’avait fichu la paix.

- Hé ! L’intello, c’est quoi ton bouquin ? Y a du cul au moins ?

  J’ai regardé le mec avec l’envie de lui en coller une lorsque le livre posé sur mes cuisses a attiré mon regard. « La quatrième main. » Je l’ouvre à l’endroit où un ticket de métro me servant de marque page indique la dernière pause dans ma lecture. C’est à la page 58. Lisant quelques mots, je sens à nouveau un grand poids s’abattre sur mon crâne. La tête penchée vers l’avant, j’aperçois alors deux jambes qui se croisent et se recroisent nerveusement. Je reconnais immédiatement la femme qui avait pris place devant moi à Montparnasse, alors que je quittais Anna, Paris, ma vie d’avant pour rejoindre Saint Brieuc et un futur dont j’ignorais tout.

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