La quatrième main (deuxième version, fin alternative)

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  Avant de partir, je jetai dans le fond de mon sac un gros livre de John Irving, La quatrième main. Les heures de train me semblaient tellement interminables entre Paris et Saint Brieuc que j’emportais toujours avec moi au moins deux bouquins. Généralement, je n’accordais que peu d’attention à mes compagnons de voyage, m’efforçant même de m’isoler d’eux pour conserver ma tranquillité. Réfugié dans la lecture, il m’arrivait aussi de piquer du nez et de somnoler, la tête tombant vers l’avant au bout d’un moment, bercé par les bruits de roulement des bogies, les yeux embrumés par un excès de phrases. Je me réveillais alors, la gorge devenue sèche, vidais quelques gorgées de ma bouteille de jus de fruit et m’efforçais de reprendre le cours de mon roman.

  Je laissai derrière moi Paname pour de bon cette fois. Je quittai Anna. Elle ne fit pas de scène, n’essaya pas de me retenir, il n’y eut pas l’ombre d’une tristesse dans sa voix. Je la quittai sur un coup de tête et cette rupture eut toutes les apparences d’une parenthèse. Anna s’attendait à mon retour, dans une semaine ou deux. Comme on prend du recul pour mieux se retrouver. Elle était persuadée de me voir revenir. Elle ignorait que depuis des mois, dans ma tête, s’agitaient des pensées qui aboutissaient toutes à la même conclusion. Elle et moi n’avions plus rien à faire ensemble. J’avais 27 ans. J’avais encore le temps de rencontrer une autre femme et de démarrer une autre histoire. Je m’offrais cette espérance pour mieux digérer une décision que je pouvais tout aussi bien regretter.

  Assise en face de moi, une femme s’agitait nerveusement, croisant et décroisant les jambes. Le bruit qu’elle produisait en faisant grincer son pantalon sur le tissu du siège acheva de me déconcentrer. Par un effet domino, je ressassai ma vie d’avant. Anna n’eut pas l’air surprise lorsque je lui déclarai mettre un terme à mon séjour chez elle. Elle devait désirer, elle aussi, que notre histoire se termine. L’hypothèse qu’elle puisse vivre une vie de son côté, une vie qu’elle me cachait, un amant par exemple, s’instilla en moi comme une pensée vénéneuse. Était-ce elle qui, contre toute attente, m’avait poussé à partir ? Je l’imaginai manipulatrice et lâche, sapant notre relation par des attitudes ou des mots avec l’intention de me pousser au bout du chemin sans y prendre sa part au grand jour. Quand je n’aime plus, je suis prêt à détester. C’est ce que je me disais en regardant cette image désastreuse d’Anna que mon cerveau concevait, échappant à mon contrôle.

  J’allai retrouver la Bretagne, ce travail dans un cabinet de comptabilité, la plage des Rosaires et mes parents. Lorsque Anna décida, plus ou moins sans mon consentement, de rejoindre la capitale pour travailler dans une boutique de L’Occitane, elle me jeta l’argument imparable : une promotion, cela ne se refusait pas. Sur le moment, je lui assurai que je n’allais pas tarder à la rejoindre. Au fil des mois, l'envie de déménager me quitta définitivement. La maladie de mon père, un cancer qui m’angoissait et qui terrifiait ma mère, avait achevé de rendre ma décision inévitable. Finalement, page 58, tout au bout d’une phrase, mes paupières se sont doucement fermées.

  Une main ferme m’agita tout le corps entier par l’épaule droite. Le contrôleur se tenait debout devant moi, le genou collé à mon accoudoir pour compenser les mouvements du train. Je lui tendis mon billet, une feuille imprimée suite à l’achat en ligne de ma place. Je déchiffrai son nom sur la pièce épinglée sur son veston et lorsque je captai son regard, je compris que quelque chose n’allait pas. Il s’énerva assez vite, me demanda si je ne me moquais pas de lui avant de répéter que tout cela était incroyable. « Votre billet est périmé depuis 10 ans, monsieur ! ».

  J’observai autour de moi les gens, me sentant démasqué comme ces gens qui font sonner les portiques dans les magasins. Je ne comprenais pas comment une telle chose pouvait être possible. Une seule explication me vint l’esprit. J’avais imprimé un vieux billet parmi les fichiers accumulés sur mon PC et que je négligeais d’effacer. Je lui tendis alors ma carte bancaire, marmonnant quelques excuses. Le prix qui allait en résulter m’importait peu. J’aspirais au retour de ma tranquillité, recevant le demi-sourire agaçant de la femme en face de moi comme une humiliation supplémentaire.

  Il la glissa dans son lecteur et me la rendit, sans la moindre politesse, le visage sec et fermé. Au moins ne m’avait-il pas débité le discours moralisateur habituel, celui qui fait de vous un profiteur. Les voyageurs sont rarement compatissants avec les voleurs, pas davantage avec ceux qui n’ont pas les moyens de se payer le train mais qui le prennent malgré tout. Quelques minutes plus tard, alors que le calme était revenu dans ma tête, je consultai le reçu que j’avais glissé dans mon livre. Sur la couverture, le roman de John Irving avait pour titre Avenue des mystères, comme un pied de nez à ma situation. Sur le ticket, ce ne fut pas le montant qui m’effraya mais la date. Devant moi un gamin me regardait sans dire un mot. À côté de lui, il n’y avait personne. Je sentis une main se poser doucement près de mon cou. Je vis s’asseoir à côté du gosse une femme manifestement enceinte, le visage rayonnant. « Ça va chéri ? Tu as une drôle de mine ! Tu veux de l’eau ? ».

  Je reconnus immédiatement Anna. La personne qui se tenait assise devant moi et me parlait, c’était cette femme que j’avais quittée il y a un peu plus de deux heures à Paris. Qu’Anna puisse se trouver dans ce train avec moi m’étonna. Qu’elle soit enceinte et manifestement de plusieurs mois me laissa perplexe. Rien de tout cela ne pouvait exister. Je devais rêver et cette scène dans laquelle je jouais ne pouvait absolument pas être réelle. Je tentai de me souvenir du passé, de mon départ, de mes pas sur les quais de la gare Montparnasse, de la dernière image qui me revenait d’Anna dans son appartement. Étais-je seul lorsque je m’étais installé à la place qui devait être la mienne ? Je regardai Anna. Elle avait perdu de sa fraîcheur. Elle avait les traits fatigués. La grossesse lui donnait un air plus assuré. Le gamin assis à sa gauche jouait avec un camion de pompiers. Ce garçon était-il le fils d’Anna et donc le mien ? Tout cela me paraissait absurde. Ma vie glissait entre mes doigts, comme volée par des puissances étranges.

  Comme un choc, les cris d’un mec en face de moi me réveillèrent brutalement. Deux jeunes adolescents remuaient sur leur siège dans une attitude insolente. La fumée des cigarettes envahissait l’air du wagon. « Hé, ducon, tu n’as pas une clope ? ». Je mis du temps à comprendre qu’ils s’adressaient à moi. Avant même de leur répondre d’aller se faire voir, un type vêtu d’un costume gris les rappela à l’ordre. « Enlevez les pieds du siège, messieurs ! ». Le contrôleur se pencha vers moi et d’un ton plus doux que celui qu’il avait employé avec les jeunes me demanda mon billet.

  - Mais j’ai déjà été contrôlé, monsieur !

  - Ça m’étonnerait, il n’y a qu’un contrôleur ici, c’est moi. Vous descendez à quelle gare ?

  - Saint Brieuc.

  - Vous vous êtes trompés de train, dans ce cas. Celui-ci file tout droit vers Lyon. Laissez-moi voir votre billet !

  Le contrôleur examina le billet que je lui avais tendu, l’ayant sorti de la poche de ma veste sans y accorder le moindre regard. Je vis ses yeux m’inspecter des pieds à la tête sans la moindre discrétion.

  - C’est bon, mais il ne faudrait pas se payer ma tête la prochaine fois, soldat !

  Déboussolé, je conservai le billet à la main, attendant que l’agent de la SNCF soit assez loin pour en lire les inscriptions. Ma photo était agrafée sur la carte. Le papier était épais. Je ne portais pas de lunettes sur le cliché. J’avais le visage de mes 20 ans lorsque je faisais mon service militaire. Je me souvins du gars en face de moi. Son nom me revint à l’esprit. Je m’étais battu aux poings contre lui, à la suite d’une dispute dans notre chambrée. J’avais gagné une dent cassée et quelques jours d’isolement mais après cet épisode, il m’avait fichu la paix.

  - Hé ! L’intello, c’est quoi ton bouquin ? Y a du cul au moins ?

  J’observai le mec avec l’envie de lui en coller une lorsque le livre posé sur mes cuisses attira mon regard. Un enfant de la balle. Je l’ouvris à l’endroit où un ticket de métro me servant de marque-page indiquait la dernière pause dans ma lecture. En ouvrant le roman, je découvris la page 58. Lisant quelques mots, je cessai ma lecture au bout de deux phrases et me levai de mon siège dans un bond qui fit sursauter mes voisins.

  Je décidai de me rendre aux toilettes. Je devais savoir. Je voulais regarder mon visage dans le reflet d’un miroir et comprendre. Toute cette vie que je croyais être la mienne, Anna, Paris, cette rupture, le cancer de mon père, tout cela n’avait-il été qu’une illusion ? C’est alors que je la vis. Ses jambes se croisaient et se recroisaient nerveusement. Je reconnus immédiatement Anna. Elle discutait avec celles qui devaient être ses copines. Le reste du wagon était occupé pour l’essentiel par des militaires et je constatai que moi aussi, je portais un uniforme de l’armée. Elle dut sentir mon regard car elle leva les yeux vers moi. Je ressentis l’envie de m’approcher d’elle et de l’inviter à fumer une cigarette entre deux wagons. J’étais certain qu’elle accepterait. C’est à la faveur d’une cigarette entre deux wagons, dans ce train qui m’emmenait vers Lyon, que j’ai embrassé Anna pour la première fois et qu’ensuite nous ne nous sommes plus quittés.

  Je jetai un dernier regard vers le gars qui occupait le siège à côté du mien. Il s’appelait Julien. Je remontai le couloir en direction des toilettes. Je contemplai le visage de mes vingt ans. En remontant le couloir pour rejoindre mon siège, je vis Anna à nouveau. D’un pas décidé, je repris ma place à côté de Julien et engageai la conversation avec lui. Je ne voulus plus m’assoupir, quels qu’en soient les efforts nécessaires. J’ignorai Anna, définitivement. Plus personne ne comptera plus que Julien à partir de cet instant.

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