Chapitre 2

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Je mets ma voiture au parking, prends mon bagage et suis les consignes de l’hôtesse bougonne pour gagner mon logis. C’est tout près en effet.

Murs blancs. Grande fenêtre à petits carreaux. La chambre est lumineuse. Ameublement composite : tête de lit peinte en blanc, comme le fond d’alcôve, chevets genre Louis XV et secrétaire à cylindre de même époque ; table de style Louis XIII, fauteuils et banquette assortis tapissés de velours bleu turquoise. Dessus-de-lit d’un bleu lavande. Un miroir au format paysage au-dessus du bureau. Une lithographie de la façade de l’hôtellerie sur le mur d’en face. Discret et reposant. La salle de bain dans des tons gris bleu, est moderne, avec baignoire, comme annoncé. Je vis d’ordinaire dans un environnement contemporain minimaliste et manifeste plutôt une répulsion pour le mobilier de style, sauf peut-être le Directoire, mais dans le cadre de ce village historique, cet ensemble, pourtant disparate, me plaît néanmoins.

C’est une sensation bizarre qui naît à la survenue d’une étape inespérée pour une personne aussi prévoyante que moi. Je ressens comme un raté dans ma vie si organisée. Et cependant, j’en suis presque satisfait, comme si cet arrêt impromptu m’avait introduit dans un temps suspendu.

Nous nous sommes querellés, Claire et moi, une fois de plus, une fois de trop ?

Ce matin, je suis parti sans l’embrasser en claquant la porte, pour six jours de rendez-vous dans le sud-est de la France, comme trois semaines sur quatre. Des visites d’entreprises, de clients, de prospects. Des déjeuners de travail spartiates, des réunions arides, des présentations au cordeau. Un job d’ingénieur commercial qui me plaît, mais demande beaucoup d’énergie pour atteindre les objectifs fixés par ma hiérarchie et laisse peu de temps pour penser au reste. Le reste, c’est Claire, mon épouse, Lydia, notre fille de dix ans, nos parents, nos amis..., notre appartement avec terrasse, un chien, deux chats, une maison de campagne, des vacances à la neige chaque hiver, des séjours sur des îles ensoleillées en juillet-août.

Le fruit de pas mal de travail, un ou deux héritages, un peu de chance aussi.

Mais soudain, après quinze ans, ce soir, dans cette chambre, tout cela m’apparaît bien vain.

Ces vacances d’été au bout du monde, dans des hôtels de luxe sur des destinations où les seules activités possibles sont les cinq « B » (boire, bouffer, buller, bronzer et baiser) commencent à me sortir par les yeux. Le temps perdu sur les remonte-pentes en hiver me pèse et dévaler des versants enneigés ne m’amuse plus guère. Notre chaumière à colombages en Normandie est un gouffre financier où nous ne mettons les pieds que cinq à six week-ends par an. Nos animaux sont tyranniques : les chats n’en font qu’à leur tête et le chien est perclus de rhumatismes.

Nos amis se divisent en deux camps : ceux qui ont mieux réussi que nous nous snobent en prétendant le contraire et les autres nous accusent à demi-mot de les mépriser.

Nos parents commencent à nous donner du souci : maladies dégénératives, perte d’autonomie ; ils veulent rester chez eux, mais en sont de moins en moins capables.

Lydia était notre soleil jusqu’à ce jour funeste où on lui a diagnostiqué un retard mental irréversible (un manque d’oxygène pendant l’accouchement, paraît-il).

Claire a reporté sur elle toute son attention et tout son amour, c’est compréhensible, mais j’en souffre. Nous nous écartons peu à peu l’un de l’autre. C’est la dérive des sentiments. J’ironise.

Et, pour la première fois, je comprends ce phénomène, jusqu’alors obscur pour moi, de la disparition volontaire. Tout abandonner. Partir sans laisser d’adresse. M’évanouir dans la nature. À peine cette éventualité imaginée, je me rends compte combien cela doit se révéler difficile aujourd’hui, où le moindre de nos mouvements est tracé par des caméras de surveillance, nos paiements, nos ordinateurs et téléphones, les réseaux sociaux... Cela impose une énorme préparation et une attention de tous les instants ! Plus question de prendre l’autoroute, d’utiliser un GPS, de régler par carte bancaire, de retirer de l’argent à un distributeur... C’est un retour au XIXe siècle qu’il faut entreprendre : emprunter départementales et nationales, ressortir les bonnes vieilles cartes routières, payer en espèces, communiquer uniquement par lettre. Je me demande tout d’un coup si la fameuse poste restante, celle où les couples illégitimes adressaient leur courrier du cœur existe toujours ou si elle a rendu ses armes à l’Internet et aux applications sur smartphone.

Mes pensées reviennent sur Claire ; quand Lydia a cessé de progresser normalement, vers trois, quatre ans, elle a abandonné son travail de secrétaire de direction pour se consacrer à notre fille. Cela semblait être la bonne décision, plutôt que de dépenser son salaire pour rémunérer une personne extérieure ou la placer dans une institution pour enfants attardés. Mais en réalité, cela nous a coupés l’un de l’autre ; elle est devenue une maman-infirmière, entièrement dévouée à l’éveil, à la stimulation intellectuelle et physique de sa fille. Envolée la jeune femme rieuse et spontanée qui m’avait séduit ; enfuis nos tête-à-tête amoureux ; disparus nos fous-rires. Et qu’aurais-je pu lui reprocher ?

Petit à petit, des disputes sont apparues. De ma part, pour débuter. Pas sur des choses fondamentales, là nous étions encore d’accord, mais sur des broutilles, des détails d’intendance le plus souvent. Je me reposais sur elle, puisqu’elle était à la maison... Un vêtement oublié au pressing, un bouton décousu, un rendez-vous inopportun déclenchait mon acrimonie. Puis, c’est elle qui a commencé à se plaindre de mes absences continuelles, de mon refus de sortir le week-end, des apéros interminables avec mes copains...

Et si, au début, tout s’arrangeait sur l’oreiller, bientôt le désir s’est mué en routine et, pour finir, en abstinence plus ou moins prolongée.

Jusqu’à ce matin, cette énième dispute au sujet des vacances prochaines, qu’il importe de réserver au plus vite, ce qu’elle n’a pas fait, et mon départ colère.

J’ai soudain conscience que la boucle est peut-être bouclée.

Je descends dîner.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, juin 2017.

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