Chapitre 3

4 minutes de lecture

La grande salle de restaurant est clairsemée. J’obtiens une table près d’une fenêtre. Le jour décline et les lustres ont été allumés. Tommettes anciennes au sol, poutres apparentes au plafond, sièges tapissiers à haut dossier, vaste cheminée, l’ensemble est chaleureux et cossu. Je pressens que les tarifs vont être assortis.

J’observe les convives. J’écoute les bribes de conversations qui me parviennent, tentant de déchiffrer les origines. Des Canadiens là-bas devant moi ; ils ont la voix qui porte et l’accent chantant de la Belle Province ; des Suisses, sûrement, à l’élocution traînante, à deux tables sur ma gauche ; un couple que je devine illégitime ou recomposé, isolé comme moi près d’un mur, main dans la main et les yeux dans les yeux. Lui grisonne, elle est plus jeune, jolie. Ils me font ressentir plus durement ma solitude. Ceux-là chuchotent et je dois interpréter leurs attitudes.

Les Dombes, La Bresse, le Bugey, le Dauphiné sont des régions où abondent les produits de qualité, il n’y a que l’embarras du choix, pour le chef comme pour le client, gastronome averti ou simple amateur de bonne chère ; un gâteau de foies de volaille, un poulet de Bresse rôti au four et une part de galette pérougienne, la spécialité locale, me suffiront largement. Le tout, arrosé d’un pinot rouge du Bugey en carafe, me reviendra à une cinquantaine d’euros. Est-ce que ça les vaudra ? Le cadre entre dans le prix pour beaucoup, c’est certain. Mais, ce soir, je n’ai pas l’humeur à apprécier le folklore outre mesure. Alors, je me serais bien passé du service en costume. Ce retour en vogue du Moyen Âge, ces reconstitutions de batailles, ces fêtes médiévales, ces Camps du Drap D’or m’indiffèrent assez. Et l’Hypocras (1) n’est pas mon apéritif favori. Je m’interroge : la liberté de mœurs de l’époque ne serait-elle pas au cœur de ce revival ? Paillards et ribaudes auraient-ils fait des envieux et des émules ?

J’ai idée que les Canadiens et Suisses présents vont apprécier cette ambiance. Ne sont-ils pas plus proches des traditions que nous ?

Le gâteau de foies de volaille est servi avec une petite quenelle de brochet et une sauce Nantua. Surprenant. En voyage ou déplacement, j’ai pour principe de tester les produits et spécialités locales, sauf aversion, ce qui est très rare. Je songe que j’aurais peut-être mieux fait de me contenter d’une salade composée, car avec cette entrée et la tarte pérougienne en dessert, mon menu va s’avérer un peu trop roboratif pour un soir.

Mais, en dépit de mon état d’esprit déprimé, je mange ce premier plat avec appétit. C’est très bon. Et cela s’accorde au mieux avec mon Pinot du Bugey. Après un premier verre, je vois déjà mon avenir d’un œil moins noir.

Mon quart de volaille de Bresse est doré à souhait, la peau croustille sous la dent, la chair est à la fois ferme et fondante. C’est autre chose que le poulet tout-venant, même labellisé en rouge ! Les petits légumes de saison que j’ai choisis comme accompagnement sont croquants comme je les aime. Un second verre de Pinot me redonne confiance en la nature humaine.

Je vois le tablier de l’hôtesse danser en provenance de la cuisine : elle apporte ma part de tarte avec son petit toupin de crème et m’explique que la recette a été créée en 1912 par la grand-mère de son mari, d’après une tradition paysanne. Son ton s’est adouci. Elle a vu que j’appréciais la cuisine de la maison. Mes assiettes sont reparties propres comme des sous neufs ! Le troisième et dernier verre de mon carafon de Pinot finit de me réconcilier avec mon sort.

À présent, j’ai besoin d’une promenade digestive par le village, car je me sens un peu alourdi par cette petite mangerie.

La clarté s’est enfuie. Pendant trois quarts d’heure, j’arpente la dizaine de voies et les deux ou trois places de la cité, un pull sur les épaules, car la soirée est fraîche. L’éclairage nocturne récent avec ses lampes à vapeur de sodium donne à la nuit une ambiance orangée un peu irréelle. Les monuments principaux ont fait l’objet d’une mise en lumière soignée, mais monocolore. Seuls quelques couples d’amoureux flânent encore comme moi par les rues, étirant leurs ombres enlacées sur les pavés usés. Leur vue me ramène à mon problème existentiel, qui m’apparaît cependant moins aigu qu’en fin d’après-midi. De la Place du Tilleul, majestueux pluricentenaire appuyé sur ses béquilles, je m’en vais par la jadis commerçante rue des Princes jusqu’à celle des Rondes, la bien-nommée, puisqu’elle fait le tour de la cité. Puis, j’erre un peu au hasard, certain de revenir sans encombre à mon hôtel, situé tout près de l’église forteresse Ste-Marie-Madeleine, accolée à la Porte d’En Bas, l’une des deux qui subsistent aux entrées de la ville intérieure.

Vingt-trois heures sonnent à la tour. J’espère que les cloches s’arrêtent après minuit, car j’ai le sommeil plutôt léger en ce moment. Il est temps de regagner ma chambre.

(1) Hypocras : boisson ancienne à base de vin, sucrée au miel et aromatisée de diverses épices, dont la cannelle et le gingembre. La légende attribue son invention au médecin grec Hippocrate, au Ve siècle av. J.-C., mais en réalité, le nom d'« hypocras » se rencontre pour la première fois au milieu du XIVe siècle.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, juillet 2017.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Pierre-Alain GASSE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0