Partie 4 : Asphyxie 

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Après la leucémie et la greffe de moelle osseuse nous pensons sincèrement être tranquilles. On y croit vraiment. Chaque jour, on garde espoir en un avenir meilleur. Mais notre vie est faite de hauts et de bas et le calme cède sa place à la tempête.

Paris, 

Les intestins de maman vont de plus en plus mal. Une énième opération est nécessaire mais personne ne veut l’opérer à Brest à cause de son dossier médical si compliqué. Nous faisons appel au chirurgien Mr Fournier, directeur d’un des pôles de La Cavale Blanche, qui nous annonce qu’un seul chirurgien accepte de l’opérer : le professeur parisien Yves Panis. C’est le meilleur chirurgien de France dans sa spécialité. Nous prenons donc la route pour Paris en ambulance, un moyen de transport encore jamais utilisé par notre famille. Le trajet est désagréable. C’est long, très long, on a mal partout, on ressent chaque petit caillou sur la route. Le bus à côté c’est du quatre étoiles. Nous étions 3 à l’arrière : ma mère était dans un lit médicalisé, mon père dans un fauteuil, et moi sur une petite banquette en bois. Je vous laisse imaginer le confort. Mon père et moi, nous échangeons régulièrement de place. je ne suis pas serein. Arrivés sur place, on nous explique la procédure. En résumé, ils prévoient deux opérations : une première pour lui enlever les parties d’intestin trop abîmées (elle restera pendant quasi un mois avec une poche de stomie), et la seconde pour raccorder les intestins et rétablir un transit dit « normal ». L’interne nous explique avoir confiance dans le déroulé de l’opération, il est persuadé que tout se passera bien mais nous en doutons.

 Après ce discours plein de conviction, je me retrouve dans une pièce avec une personne qui se dit psychologue. Elle me demande de lui raconter mon histoire. Je soupire et me demande ce qu’elle va bien pouvoir en faire. Je m’exécute pourtant et lui réponds :  «  Ma mère a déclaré son premier cancer quand j’avais 2 ans, un cancer rare et difficile à soigner. Je ne sais pas comment elle a fait, mais elle s’en est sortie. Ensuite, pendant plusieurs années, on a été tranquilles. Juste, quelques tendinites, une opération de la thyroïde et d’autres petits soucis de santé, mais rien de grave. Nous avons donc eu de réels moments de bonheur sans la maladie. Pendant mes années de collège, elle déclare un deuxième cancer des suites de la myélodysplasie mais elle s’en sort encore une fois, après plusieurs allers-retours hôpital/maison. La greffe prend : trop bien, on va être enfin tranquille. En fait non, les conséquences du premier cancer se font sentir : elle est perfusée tous les soirs et ne mange plus pendant un an. On nous annonce alors une nouvelle opération. Voilà voilà : alors qu’est-ce que vous voulez savoir de plus ? » La psychologue reste stupéfait après ça, je viens de lui exposer les faits d’un ton neutre, sans sentiment, comme si j’étais habituée à tout ça. Comme si j’avais accepté l’idée que je ne verrai jamais ma mère guérir.

Sa question suivante est : « qu’est-ce que tu ressens ? ». Je souris intérieurement,  j’aurais voulu lui dire : «  Ce que je ressens? sérieusement ??? Écoutez, je vais bien, qu’est-ce que vous voulez que je dise moi ?» 

 Par chance, elle voit bien que je n’ai pas envie de m’exprimer davantage et elle finit par me dire une phrase bateau « si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis là ». Je prends sa carte que je jette à la poubelle dans la foulée. Une fois ce rendez-vous terminé, je retrouve maman et lui raconte mon entretien. Nous partageons le même avis sur cette psychologue douteuse. Après cette journée fatigante, nous repartons à Brest. Ah, pardon, j’ai dit « nous », je voulais dire « Je ». 

Je n’ai aucune envie de partir et de laisser maman entre les mains de ces professionnels qui m’ont fait mauvaise impression. J’aurais dû partir rassuré mais c’est tout le contraire. Heureusement Papa reste ici auprès d’elle et cette idée m’apaise un peu. J’aurais voulu rester moi aussi mais ma rentrée scolaire m’attends. Comme à l'aller, le retour se fait en ambulance. Cette fois-ci, je suis dans le lit mais impossible de m’endormir. J’arrive à peine à avaler mon repas. J’arrive enfin chez moi. Je dis au revoir aux ambulanciers, rassure les amis de la famille et m’écroule de fatigue. Les jours passent, j’apprends à vivre seule dans la peur et dans l’attente de nouvelles de Paris. Je viens de rentrer en première, cette année c’est le BEP. J'obtiendrais ce diplôme sans trop savoir comment. C’est le dernier qu’elle me verra obtenir.

 Au lycée, je reste forte et concentrée mais à la maison mon corps se relâche et toutes les mauvaises émotions ressurgissent : peur, angoisse, tristesse, déprime, colère, flemme. Je mange peu, trop peu mais je me bats pour garder un poids à peu près normal. 

Je suis là devant ma casserole d’eau bouillante, en train de ruminer, le paquet de pâtes à la main. Je n’ai pas faim, j'éteint le feu, range les pâtes et vais me coucher. Je développe des carences en fer, ma peau me dit fuck : acnés, rougeurs, retour de l’eczéma. Ça me gratte de plus en plus, mes doigts sont rongés jusqu’au dernier, je me sens faible, fatiguée, à bout de nerfs, au bord du malaise. J’écoute mon émission de radio jusqu’à 3h du matin, pour enfin réussir à m’endormir. Je ne montre rien, pour les autres, je vais bien. 

La semaine passe, et papa rentre enfin à la maison. L’opération s’est bien passée même si le chirurgien n’avait pas mesuré l’ampleur des dégâts causés par la radiothérapie. L’opération a duré plus longtemps que prévu, ils ont enlevé 30 cm du peu d’intestin qui lui restait. La voilà avec 90 cm en « bon » état. Etant donné la rareté du cas de maman, le professeur Panis lui demande si il peut présenter son cas aux internes.Un défilé d’étudiants s’en suit et je comprends pourquoi maman me disait que son corps appartient maintenant à la médecine, moi même j’ai l’impression de faire partie de l’étude.

Peu de temps après, maman est de retour à la maison, elle s’habitue à sa stomie. Elle retrouve le sourire et moi aussi. Les jours passent et il faut déjà qu’elle retourne à Paris pour la deuxième opération. On repart donc tous les 3 en ambulance. On nous baratine encore, on nous dit que l’opération est légère et qu’elle ne durera qu’une petite demi-heure. Une belle blague puisque, 3 heures plus tard, elle est encore sur la table. Mais je ne m’inquiète plus, j’ai l’habitude. 

Finalement l’opération se passe bien malgré quelques complications. Papa et moi repartons à Brest le lendemain. Sur le chemin du retour, j’ai le droit à une amende dans le train pour avoir oublié ma carte jeune, comme si ces derniers jours n’avaient pas été assez difficiles. 

Je reprends les cours sereinement. Je suis confiante pour la suite. Mais je n’aurais pas dû me fier à ce ressenti puisque, quelques jours plus tard, papa m’apprend qu’à Paris rien ne va comme prévu. Ma cousine l’a prévenu que maman a des caillots de sang dans la vessie. Impossible pour elle d’uriner. Elle souffre, les infirmières essaient de lui introduire un cathéter pour enlever les caillots, sans succès. Maman crie, hurle, supplie d’arrêter et de l’endormir tellement elle a mal. Mais rien n’y fait, elles insistent. Le médecin arrive et prend le relais, il essaie à son tour mais échoue. A ce moment-là, je ne sais pas comment elle a fait pour ne pas les tuer. 

Dès qu’on apprend la nouvelle, on refait nos bagages et on part au plus vite. Quand on arrive sur place, on constate les dégâts. Elle est transférée à l’hôpital Bichat pour une nouvelle opération : les caillots sont tellement gros qu’il faut ouvrir pour les enlever. à ce moment-là ma colère contre le corps médical est immense. Pourquoi avoir insisté alors qu’elle les suppliait d’arrêter, le médecin a failli la tuer. Quand le professeur Panis apprend la nouvelle, il engueule ses équipes pour maltraitance et non-respect de la volonté de la patiente. Aucun médecin n'était disponible ce jour-là, ils étaient injoignables et les infirmières dépassées. Elles n’étaient pas autorisées à faire de prescriptions ni à prendre d’initiative en absence d’un médecin. Ma cousine en a entendu une se plaindre au téléphone du manque de personnel. Ça a été très long avant qu’un médecin n’arrive… 

 La nouvelle se répand . Son nom résonne dans les couloirs de l’hôpital, tout le monde sait qui elle est. 

Après son opération à l’hôpital Bichat, elle revient sur l’hôpital Beaujon, dans le service de réanimation pour reprendre des forces.

Au service de réanimation, 

Ce service, pour moi, c’est le pire. Normalement là-bas les visites autorisées sont de courte durée mais, tu es madame Jaouen alors nous avons le droit de rester tant qu’on veut. Nous passons donc plus de 8h par jour dans ce bâtiment avec elle. Pourtant rien n’est prévu pour nous. Dans sa chambre nous n’avons même pas de chaises pour nous asseoir. Ça me choque, et le mot est faible. Nous pouvons rester près d’elle, mais debout pendant des heures et des heures. Alors, je m’assois par terre, contre le mur, et je regarde la télé avec elle. Je lui tiens la main en la caressant. Elle parle peu, elle est en colère qu’on nous traite si mal. Même dans son état, elle se préoccupe de notre confort. Un jour, le médecin passe pour l’ausculter et prit de pitié, il nous apporte une chaise. Lui aussi est choqué par cette situation. Quel bonheur de retrouver une assise confortable, papa et moi l’occupons à tour de rôle.

Ce moment de répit est de courte durée puisqu’une connasse d’infirmière entre dans la chambre et dit : 

«  ha ben je vois que vous ne respectez pas les règles ici, c’est du joli de voler. ». Je lui répond que nous ne l’avons pas volée mais que c’est le médecin de garde qui nous l’a donné. Elle ne dit rien, garde son regard accusateur et s’en va. Lorsque je me retourne, la chaise a disparu. L’infirmière nous l’a reprise. A cet instant la colère que je ressens contre le personnel est immense. Jamais je n’ai vu un tel accueil. Résignés, nous continuons de nous asseoir par terre. 

Quelques jours plus tard, sur la route de l’hôpital, nous recevons un appel de mon parrain. Il vient d’appeler l’hôpital Beaujon pour prendre des nouvelles et elles ne sont pas bonnes : maman a passé une mauvaise nuit, son cœur est épuisé. Nous pressons le pas. Sur place, c’est le drame, elle est branchée de tous les côtés. On nous empêche de l’approcher, il faut d’abord qu’ils finissent les soins. Une longue attente dans un silence morbide débute. Le monde s’arrête. Quand on nous autorise à venir la voir, je n’en reviens pas. Je peux voir sa souffrance, j’arrive à lire ses émotions. Un tube est installé dans sa bouche et longe son oesophage. Je regarde le médecin, j’ai besoin d’explications. Ils l’ont mis dans le coma il y a 5 minutes. Tout s’effondre, ce n’est pas possible,  je n’y crois pas. Son cœur est sur le point de s’arrêter. Le médecin me regarde avec empathie et me demande si je vais tenir le coup. Je lui réponds que, de toute façon, nous avons l’habitude. Les larmes commencent, pour la première fois, à monter. Je sors de sa chambre et je cours pour fuir tout ça. J’ai besoin de respirer. 

Dehors, je trouve un banc et m’assois. Ma tête brûle, les larmes coulent à flots, mes muscles se crispent, je me recroqueville les poings serrés, je ne comprends pas pourquoi elle? Pourquoi nous? Pourquoi autant de souffrance?

Je prie pour qu’elle s’en sorte, c’est impossible pour moi qu’elle puisse mourir maintenant. Je suis loin de ma famille, de mes amies et nous n’avons  même pas pu lui dire au revoir avant qu’ils ne l’endorment. Si l’état de son cœur empire dans la journée, elle sera transférée à l’hôpital Bichat. Si elle meurt maintenant je regretterais toute ma vie de ne pas être arrivée 5 minutes plus tôt.

Un homme s'assoit à côté de moi et me demande ce qu’il ne va pas. Il sent l’alcool et ne m’inspire pas confiance. Je l’envoie balader et lui demande d’aller s’asseoir ailleurs. Je hausse le ton pour qu’il dégage de ma vue. Mes yeux sont rouges écarlates,bien gonflés et mon corps continue de trembler. Mon esprit est ailleurs. Je lève les yeux et je regarde en face de moi : Il y a des pompiers en exercice. Un homme est posé contre le mur, une cigarette à la main. Il me regarde avec compassion et empathie, ce fameux regard caractéristique de la pitié. Je lui fais un sourire forcé en retour. Je me recroqueville, les genoux contre mon front et j’essaye de me calmer.  Un peu plus tard, papa vient à ma rencontre. Mais ça ne va pas et j’ai besoin d’être seule, alors je lui fais comprendre.

Pendant deux jours, je n’arrive pas à me rendre à l'hôpital pour voir maman. Je reste chez l’oncle de mon père à dessiner, pendant que papa veille sur elle. Le troisième jour, l’hôpital appelle papa pour lui annoncer que maman vient de se réveiller. Ils n’ont pas d’explications rationnelles, mais son cœur va mieux. Nous nous empressons de la rejoindre. Je suis si heureuse. Je retrouve son regard, un regard rempli d’amour et de force. Pendant un instant, elle n’est plus le cancer que je vois tous les jours, mais elle : Christine Jaouen, ma maman.

On remarque souvent qu’un peu avant le décès d’une personne, celle-ci connaît un regain de vitalité physique et morale. C'est un moment court dont on prend généralement conscience après le décès. Pour maman, ce moment, c’est le mariage de ma cousine quelques semaines après son retour de Paris. Elle est de bonne humeur ce jour-là et incroyablement bien niveau santé. Elle n’a pas de douleurs, pas de fatigue excessive, et elle réussit à tenir toute la journée sans aller une seule fois au lit. Son sourire est contagieux. Je suis si heureuse de la voir comme ça. On s’étonne même de la voir jusque tard dans la soirée. Elle profite pleinement de cette journée particulièrement belle..  

Maman va bien et on le ressent. À ce moment-là, papa et moi, on se dit qu’on va vers des jours meilleurs, qu’on va pouvoir souffler et reprendre le cours d’une vie normale. Malheureusement, toute bonne chose a une fin . 

Après ce pic de bonheur, on réalise que le temps nous est compté, qu’on a juste mis sur pause notre film si mouvementé et qu’il est temps de revenir au présent. 

Et le présent, à ce moment-là, c’est la leucémie. Tout dégringole très vite. C’est la chute, on réalise que la fin est proche  

Quand nous rentrons à la maison, mon père et moi décidons de mettre au goût du jour notre cocon qu’elle aime tant. Qu’elle s’y sente bien, une dernière fois. En effet, depuis des années maman à pour projet de rénover le rez de chaussée. Malheureusement, cela demande de l’argent, du temps, et surtout de l’énergie qu’elle a de moins en moins. Le temps passe, les couleurs aussi. 

Son jardin est tout aussi important. Elle y imagine une exposition avec toutes ses œuvres. On y installe même un lit, oui oui un vrai lit. Ne soyez pas surpris. Elle crée un jardin Zen, qu’elle adore, avec des éléments tous plus différents les uns que les autres. C'est un peu fouillis et complètement déluré, mais on la suit et j’aime la voir créer, prendre vie et se révéler. 

Nous savons qu’elle doit retourner à Paris pendant une semaine. En moins d’une minute, avec papa, on se prend pour Valérie Damidot et nous décidons de faire comme l’émission : une semaine pour tout changer! Evidemment, on ne peut pas faire tout ça  tous les deux. Heureusement on peut compter sur nos amis. Une dizaine de personnes répondent présentes, on trouve même notre Valérie qui prends en main le chantier. Pendant une semaine, on bosse dur, on a peur, on doute, mais on ne lâche rien. Et, en une semaine, nous refaisons tout le bas avec un réaménagement de la salle à manger, du salon, de la cuisine et de la cage d’escalier, des murs au plafond, en passant par de nouveaux meubles. Tout le monde met la main à la pâte. En une semaine, l’irréalisable est réalisé. Le jour de la révélation arrive et le stress est à son maximum. C’est moi qui doit l’accueillir, caméra en main. Elle rentre de Paris en ambulance et tout est prêt, jusqu’à la dernière bougie. J’ai bien cru que j’allais la perdre ce jour-là, et moi avec. Nous ne savons pas du tout si tout ça va lui plaire. La surprise est totale. Sur le moment, elle n’en revient pas. Elle a beaucoup de mal à réaliser. Il y a tant de changements. Plus les jours passent et plus elle apprivoise ce nouvel environnement. Elle a perdu ses repères et n’arrive plus à retrouver sa maison. Je ne sais finalement pas si tout ce changement lui a plu. Le geste de tous ses amis ayant œuvré pour la surprise l’a touchée au plus haut point mais je crois que le choc était tel qu’elle a eu l’impression de ne plus être chez elle. 

Malgré tout, nous nous y sommes habitués et, personnellement, je suis très fière de nous tous. Le résultat est au-delà de nos espérances et maman n’a pas pu s’empêcher de rajouter son petit grain de sel. Cela redonnera une nouvelle âme à cette maison d’artiste. 

Aujourd’hui, je resterais très attachée à cette maison. J’y ai vécu le meilleur comme le pire. Elle restera un élément important dans la vie de maman mais je sais que, un jour, on s’en séparera. Je garderai le souvenir d’une maison pleine de vie et de couleurs. Cette expérience me permettra également de me rendre compte à quel point j’ai des amies en or.

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