À bord du Charon, le reste de l’équipage s’était mis à entreposer les différentes caisses que Marlin avait fait mener jusqu’au vaisseau dans la soute principale. Soudain, un cri provenant de l’extérieur du cargo attira l’attention de toutes les personnes présentes :

— Seilah ! Attends-moi, s’il te plaît ! hurlait Tiana, courant après sa compagne.

L’alien cornue fonça alors droit dans la cale, sans regarder derrière elle, quand soudain, la Capitaine réussit enfin à la retenir par le bras. La jeune alien se retourna et fusilla Fry du regard : sur ses joues de longues traînées humides montraient la trace de ses larmes.

— Que veux-tu ? aboya-t-elle.

— Uniquement que tu m’expliques ce qui se passe.

La jeune femme retira brusquement son bras de la main de Tiana, qui ne comprit pas ce brusque changement de comportement.

— Ça ne te dérange pas, toi, d’accepter une mission sans demander à ceux qui partagent ta vie s’ils sont d’accord ? S’ils veulent se mettre en danger pour toi ?
— Mais… de quoi tu me parles ? balbutia la Capitaine, sans comprendre.
— Tu ne peux même pas imaginer...

L’alien s’épongea les yeux et tourna le dos à sa compagne :

— Maintenant, laisse-moi ! grogna-t-elle avant de se diriger vers l’intérieur du vaisseau.

Tooms, qui venait d’arriver à sa suite, posa une main réconfortante sur l’épaule de sa Capitaine, qui tressailla, surprise par ce contact.

— Ça va aller ? demanda-t-il
— J’en sais rien. Je l’ai jamais vue comme ça. répondit-elle en jetant à nouveau un coup d’oeil au pad que lui avait remis Marlin.

Il indiquait plusieurs choses, notamment le destinataire des quelques caisses que Marlin leur avait envoyées : il s’agissait d’un certain Tiram Dja’Anu, ainsi que les coordonnées spatiales de la destination. Tiana soupira et tendit la tablette à son pilote avant de lui donner ses ordres :

— Ash, entre les coordonnées dans l’ordinateur de navigation. On part dans moins d’une heure, le temps d’attacher tout ça. dit-elle en montrant les caisses que les autres membres de l’équipage essayaient de harnacher au sol.

Puis voyant qu’il y avait un surplus de nouvelles caisses, Tiana se tourna vers eux pour avoir des explications :

— Qu’est-ce que c’est tout ce bazar ?

Le médecin s’avança. Il avait l’air particulièrement inquiet quant à l’air sombre qu’arborait le visage de Tiana. Il craignait que la dispute avec sa compagne l’ait quelques peu troublé.

— C’est ma faute. J’ai cru bon de faire amener certaines pièces ici afin de commencer la construction de l’infirmerie et de la serre. J’espère que ça ne vous dérange pas.
— Oh, mais si on avait aucun problème, ça m’aurait pas dérangé. Mais c’est pas le cas : on est recherché par l’Alliance. ricana-t-elle, comme si ça n’avait aucune importance.
— Pardon ? On est recherché ? s’écria Daniels qui, on ne savait comment, avait réussi à remettre la main sur une bouteille d’alcool.
— Oui. acquiesça Fry. Et vos achats vont les conduire jusqu’à nous, Doc. Je vous en veux pas, vous pouviez pas savoir… ajouta-t-elle.

Puis voyant que son artilleur lançait un regard noir à son nouveau médecin de bord, la Capitaine se résigna à prévenir la future dispute :

— Jack, laisse-le. Il y est pour rien dans l’histoire. On manque juste de chance. Et lâche-moi cette bouteille ! ordonna-t-elle en la remarquant enfin. Aide-moi plutôt à fixer cette caisse.

Daniels ronchonna quelque chose d’inaudible mais se mit quand même au travail quand la mécanicienne demanda de sa voix fluette :

— C'est lourd pour de l'humanitaire, non ? Tu ne crois quand même pas que c'est de la contrebande ou autre chose, si ?
— Marlin m’a assuré que non, et je lui fais confiance.

En vérité, le Capitaine ne savait pas trop quoi penser. Certes, Marlin était quelqu'un de confiance. Une de ces rares personnes en qui elle ne doutait pas. Mais, en une année entière, les gens pouvaient changer. Un ami pouvait vous tirer dans le dos sans la moindre sommation... Tiana pesta contre elle-même : si elle commençait à douter d’un ami comme Marlin, elle ne ferait plus confiance à personne.

— S'il m'a dit que c'était des vivres et des médicaments, c'est que c'en est. Et puis, on est payé pour transporter, pas pour poser des questions. lui rappela-t-elle, sèchement.

Mei, voyant qu'elle avait touché un point sensible, ne pipa mot. Comme la plupart des autres personnes présentes, elle se disait que la situation avec Seilah avait bouleversé leur Capitaine. Et l’Azrienne n'était pas certaine de savoir comment réagir.

Il ne leur fallut finalement que quelques minutes pour terminer de fixer les caisses qui jonchaient le sol de la cale dont Tiana ferma la porte. Elle enfonça ensuite le bouton de l’intercom et appela le timonier :

— Ça y est, Tooms. On est paré ici.

Bien que le pilote ne répondit pas, il était évident qu’il avait entendu l’annonce de la Capitaine : déjà des vibrations provenant de l’allumage des fusées latérales se faisaient sentir dans tout le vaisseau. Soudain, une alarme résonna dans le cockpit : un nouveau problème mécanique empêchait l’élévation du cargo.

— Mei, dis-moi que c’est pas encore un problème d’alternateur ! s’écria-t-il dans l’intercom.

— Je ne crois pas, non ! répondit l’Azrienne, sur le même ton. J’ai déjà vérifié et tu le sais.

Tooms soupira : bien entendu, il avait une confiance aveugle en la mécanicienne et ses capacités. Il s’avachit, les bras ballants, par-dessus sa console et attendit patiemment que l’Azrienne lui donne des nouvelles. C’était toujours le cas quand Tiana franchit le seuil de la passerelle :

— Une idée de ce qui cloche ?
— Tu me demandes ça comme si j’étais mécanicien… ricana le pilote. Je m’y connais, mais pas assez pour faire un diagnostic à l’aveugle.

La voix de Mei retentit alors à nouveau : il était évident qu’elle était passablement agacée. Et Tiana savait qu’il n’y avait qu’un seul moyen pour la rendre comme ça : toucher à son vaisseau adoré.

— C’est bon, j’ai trouvé ce qui n’allait pas. Tooms, vas-y, tu peux décoller.

Le timonier s’exécuta et répéta la séquence d’allumage des différentes fusées. La vibration caractéristique accompagna une lente élévation de quelques mètres alors que Tooms pressait plusieurs boutons sur sa console et démarrait la propulsion principale pour quitter l’orbite de Gamma Hydra III.

Tiana se leva, voyant que son vaisseau était alors hors de danger, et posa délicatement une main sur l’une des parois métalliques du cockpit.

— Et bien, ma belle. chuchota Tiana, s'adressant au vaisseau comme à une personne. Tu m'as fait sacrément peur sur ce coup-là.
— Et toi, c’est à chaque fois que tu lui parles comme ça que tu me flanques la frousse. répondit Tooms, avec un sourire.

Le trait d’humour du pilote se perdit rapidement quand la voix de Mei, apparemment toujours énervée par la mésaventure du Charon, se fit entendre dans tout le vaisseau :

— Boss, rejoins-moi dans le mess ! Et vite !

Tiana échangea un regard avec Tooms qui haussa simplement les épaules. Quoiqu’il ait pu se passer, cela devait être assez grave pour que la petite Azrienne soit aussi furieuse. Fry se dirigea alors vers la passerelle où elle trouva Jack, en train de nettoyer son fusil à pompe. La Capitaine sourit alors qu’elle songeait que pour un homme comme Daniels, qui était plus connu pour sa capacité à agir plus qu’à réfléchir, c’était l’arme idéale. Brutale et précise lorsque l’ennemi se trouve à très courte distance.

L’ancienne militaire était encore dans ses pensées quand Mei déboula enfin dans le mess : elle portait une longue barre en métal qu’elle plaqua férocement sur la table, faisant sursauter Jack, qui ne s’attendait pas à une telle violence de la part de la jeune alien. Tiana, de son côté, se contenta de hausser un sourcil interrogateur, ne comprenant pas où sa mécanicienne voulait en venir. Ne voyant pas de quelconque réaction chez sa Capitaine, Mei s’exclama :

— J’ignore qui s'est amusé à mettre ça dans l'une des dynamos des générateurs de puissance ! Mais je vous jure que si je l'attrape, il va passer un sale quart d'heure !
— Qu'est-ce que tu racontes ? Personne descend jamais là-bas. s’exclama Jack.
— Je raconte, Jack, que quelqu'un a coincé cette barre en métal dans les dynamos des générateurs, ce qui explique pourquoi on n'a pas réussi à décoller tout de suite ! Si je ne l'avais pas enlevé à temps, ça aurait pu faire tout exploser là-bas, et moi avec.

Tiana fit un signe pour couper Jack, car elle voulait être certaine avant d’accuser qui que ce soit :

— Tu es sûre que c’était voulu ? Je veux dire… C’est pas une simple erreur ?

La petite Azrienne toisa sa Capitaine comme si elle avait dit une idiotie et croisa les bras devant sa poitrine :

— Sérieusement ? Boss, tu me connais et tu sais comment je travaille. Si j’avais fait une erreur, j’aurais été la première à la reconnaître.
— Alors c’est quoi ? Du sabotage ?

— C’est toi qui l’a dit, Boss. Mais c’est ce que je pense, en effet.
— Bon, Mei, tu restes à ton poste. Je vais prendre des mesures pour éviter que ça se reproduise.

La jeune alien acquiesça et tourna rapidement les talons alors que Jack ronchonnait de son côté :

— Des fois, je la comprends pas. On pourrait croire qu'elle accorde plus d'importance au vaisseau qu'à nous.

Mais Tiana n’avait que faire des réflexions de son artilleur : son esprit était en pleine interrogation et Fry ne savait pas quoi en penser. Tout semblait indiquer qu'il y avait un saboteur parmi les membres de l'équipage, mais qui ? Mei, c'était totalement illogique, puisqu’elle qui avait signalé l'incident. Tooms lui avait bien tiré dessus auparavant mais c'était pour son bien et jamais il ne la trahirait. Seilah, non plus, ça allait de soi. Jack Daniels, lui, avait été mercenaire et était plus intéressé par l'argent. Et même s’il n'avait pas vraiment de loyauté envers elle, Fry ne voyait pas ce qui aurait pu le pousser à faire ça. Au final, il ne restait que les trois nouveaux passagers et à vrai dire, elle ne savait pas grand chose d'eux.

L’ancien Sergent se dirigea alors vers le boîtier de l’intercom et pressa l’unique bouton permettant à sa voix de retentir dans tout le vaisseau : on y sentait toute la puissance de l’officier de commandement qu’elle avait été par le passé.

— Avis à tout l’équipage. Un peu plus tôt dans la journée, une tentative de sabotage a été évitée. Et dans la mesure où le responsable a pas été attrapé, je veux voir tout le monde confiné dans ses quartiers jusqu'à nouvel ordre. Toute personne qui ne respectera pas ces directives sera débarquée dans le premier système stellaire traversé.

— Tu es sûre de toi, Boss ? s’inquiéta Jack, apparemment mal à l’aise de se retrouver entre quatre murs à ne rien faire.
— Certaine. Mais si ça te convient pas, Daniels, tu es libre de partir.
— C’est pas ça. C’est juste… Je les vois pas faire ça, c’est tout. répondit-il, apparemment arrivé aux mêmes conclusions que sa Capitaine.
— Moi non plus, mais tant que j’en saurai pas plus, je veux prendre aucun risque. Maintenant va t’enfermer dans tes quartiers. C’est un ordre.

Le mercenaire soupira et sortit du mess pour rejoindre la grande pièce qui lui servait pour s’exercer au tir et qui lui faisait également office de chambre. Il était certain que, pour lui, ça n’allait pas être un expérience très agréable, mais Tiana était obligée de les enfermer tous.

Elle retourna alors sur la passerelle et releva Tooms de ses fonctions de timonier en enclenchant le pilotage automatique, et pria le jeune homme de se retirer également dans ses quartiers. Puis elle afficha l’hologramme de tout le vaisseau et scanna toutes les formes de vie présentes à bord : elle nota ainsi que tout le monde était bel et bien confiné dans sa chambre.

Elle transféra le contenu de l’hologramme sur une tablette et se prépara pour sa longue surveillance, alors que sur le vaisseau les lumières s’éteignaient une par une.