Onzième photo

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Cette photo, je l’aime beaucoup. Elle est en noir et blanc, à la base, mais elle a été teinte dans une couleur tirant sur le vert.

L’harmoniciste que l’on voit ici est blanc. Un Blanc ! Que fait-il dans ma collection de portraits ? Il est vrai que, par son accoutrement, il dénote de l’ensemble. Pas de costume trois-pièces, de pochette ou de montre en or, ses habits sont beaucoup plus décontractés : chemise à col américain entrouverte, manches retroussées et un simple jean. Un bracelet fait de trois cordes au poignet droit.

Sur cette photo, il a 27 ans. Heureusement, il ne fera pas partie du Club des 27, même s’il n’a pas vécu très vieux. En tout cas, sur cette photo, c’est un jeune moustachu de 27 ans. Son regard est dirigé vers le guitariste qui l’accompagne. Lu est à l’harmonica diatonique, micro entre les mains.

Car il aimait beaucoup jouer de l’harmonica amplifié, avec un son un peu sali, mais moins que la plupart de ceux qui jouent du Chicago Blues.

Ah oui, car le bonhomme vient de Chicago. Son père était un grand amateur de jazz Tout gosse, il apprit la flûte traversière, avant de se mettre à l’harmonica avant sa majorité. Puis au piano électrique, des années plus tard. Ce sont ses jeunes amis qui lui ont fait découvrir le blues. Nous étions alors à la fin des années 1950.

Intronisé par ses camarades dans les clubs des ghettos noirs, il a l’occasion de jouer avec Muddy Waters, Big Walter, James Cotton et bien d’autres. De jouer et de chanter, car c’est aussi un excellent chanteur.

En 1963, il fonde son groupe de blues, remarquable par sa mixité. Des hommes et des femmes ? Non, que des hommes, mais des Blancs et des Noirs. De quoi choquer dans une Amérique encore foncièrement raciste. De quoi se faire remarquer par des étudiants enthousiastes par cette formation.

Le producteur du groupe a une idée de génie : pourquoi ne pas donner un tournant plus rock à l’ensemble ? Cela pourrait faire le lien entre le blues noir des origines avec le public blanc qui, aux Etats-Unis, se régalait de rock’n’roll depuis une dizaine d’années déjà. Mike Bloomfield, un guitariste et chanteur blanc, résolument rock, rejoint le groupe.

En 1965, en pleine Beatlemania – les Beatles étaient aussi férus de blues et leur présence avait tendance à faire de l’ombre à de nombreux artistes – leur premier album est un énorme succès commercial, notamment avec le titre Born In Chicago.

C’est résolument ce groupe qui a transformé le blues noir en blues-rock, que des centaines de groupes de Blancs cherchèrent à imiter, pour se démarquer de l’influence des bluesmen noirs. Belle revanche pour le peuple noir, d’avoir su autant influencer les Blancs pour qu’ils en viennent à créer un mouvement artistique qui les distingue. Pas mal pour un peuple qui a subi quatre siècles d’esclavage et qui est encore victime aujourd’hui d’un racisme féroce.

L’influence des Beatles se fait sentir dans le groupe quand, en 1967, ils mêlent la musique classique indienne dans une musique déjà riche d’influences blues, rock et jazz.

Mais c’est quand le grand héros blanc s’est produit au festival de Woodstock en 1969, qu’il s’est hissé au rang de superstar. Il faut dire que son long solo sur Everything’s Gonna Be Alright – pour ne citer que ce titre – est on ne peut plus dansant et créatif. Son compagnon de route, Mike Bloomfield, s’en est très bien sorti aussi. Quelle puissance, quelle musicalité ! Et quelle inventivité à eux deux !

Pas facile de rester au sommet : souvent les grands noms de la musique explosent en plein vol. Peut-être que, se croyant invincibles, certains se croient le pouvoir de tout faire, au mépris du public. Or aucun artiste ne peut vivre sans son public.

Quand le groupe s’est éloigné du blues, Mike Bloomfield et deux membres fondateurs l’ont quitté, ce qui a ruiné la carrière de l’harmoniciste, qui s’est enfoncé dans la dépression et la prise de stupéfiants.

Pourtant, même si les albums suivants furent moins blues, il ne faut pas être un grand spécialiste pour remarquer l’influence de cette musique, saupoudrée sur l’ensemble de son œuvre. L’album de 1973 Better Days est très blues et chaque morceau qui y est interprété est un bijou.

Il continue d’avoir un public resté fidèle alors que les producteurs, les labels et les organisateurs de spectacles se détournent de lui.

Pourtant, comment ne pas se rendre compte qu’il est celui qui a fait la jonction intelligente entre différentes influences musicales, par l’apport gigantesque du blues noir ?

Déprimé au début des années 1980, il délaisse de plus en plus l’harmonica. Il enseigne tout de même son art. En fait, il continue d’être écouté par les harmonicistes de tout âge. Mais il faut être passionné par le petit instrument, pour le connaître. Le grand public, lui, l’a complètement oublié.

Dans son dernier album, il retrouve la ferveur de ses débuts, mais la dépression reprend le dessus.

Il meurt d’une overdose en 1987, à l’âge de 44 ans.

Il s’appelait Paul Butterfield.

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