Septième photo

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Sur cette photo, on voit un harmoniciste en couleurs, sur un fond gris. Sans doute un trucage photographique, pour faire ressortir le personnage. Derrière lui, un mur de briques.

Il porte une saharienne en cachemire (une sorte de veste longue et épaisse, avec beaucoup de poches et un col très ouvert, genre col pelle à tarte) sur une chemise aux motifs zébrés, noire et blanche.Pas d’alliance mais une simple montre à son poignet gauche.

Sur la photo, l’homme, d’origine africaine, est assez âgé : des poches sous les yeux marquées et une fine barbe blanche.

Il est affublé d’un chapeau tyrolien. Pourtant, c’est sans doute du blues ou du jazz qu’il joue. Je le devine car, sur cette photo, il joue de l’harmonica en tenant entre ses mains un microphone « phare de vélo » vert. Ce n’est pas le modèle Shure 520 DX, bien qu’il lui ressemble : c’est plutôt un modèle vintage, qui a peut-être effectivement servi aux hôtesses d’accueil, dans les aéroports.

Ce type de micro est surtout utilisé en blues, mais lui s’en servait également pour les standards du jazz. C’est typiquement le type de micro que l’on utilise pour salir un peu le son de l’harmonica, afin de le rendre plus saturé.

Pourtant, le jeu de cet harmoniciste n’est pas si sale que cela. Jean-Jacques Milteau, le grand harmoniciste français, qui a inspiré tellement de musiciens, dit de lui qu’il a « le plus beau son de blues à l’harmonica ». En écoutant ces deux artistes, on ressent bien le lien de parenté.

Le fait de jouer constamment dans ce micro phare de vélo, c’était une façon d’électrifier l’harmonica, comme le faisait James Cotton. Mais lui a vraiment poussé loin l’exploration de l’amplification électrique. Il suffit de l’écouter jouer Don’t Get Around Much Anymore, sur son album Fine Cuts, pour comprendre à quel point il a su exploiter le son de l’harmonica amplifié : un glissando pour atteindre la première note d’une phrase, suivie par des notes jouées séparément les unes de des autres, avec un son magnifique, suivies elles-mêmes par des notes jouées en tongue-slap. Avec un vibrato profond pour finir la phrase.

Quelle inventivité, quelle beauté !

Sur ce même album, il reprend un standard tex-mex un peu étonnant pour un représentant du blues : La Cucaracha !

A Chicago, dans les années 1950, on le surnommait « l’harmoniciste suprême ». Rien que ça !

Lui aussi a joué dans l’orchestre de Muddy Waters, mais aussi dans celui de Jimmy Rogers, un chanteur-guitariste-harmoniciste de blues. C’est dans l’orchestre de ce dernier, qu’il jouait souvent Walking By Myself – un morceau souvent repris par le chanteur et guitariste Gary Moore – dont le solo a inspiré tellement d’harmonicistes, comme David Barrett et bien d’autres. Sur ce morceau, notre héros ne fait pas que jouer un solo : il accompagne le chanteur tout au long de la chanson et joue même dans les breaks*.

Pourquoi est-il aussi peu connu aujourd’hui, malgré un jeu si inspirant ?

Sans doute à cause de son comportement avec les autres musiciens. C’est vraiment dommage, de s’auto-saborder, mais c’est ainsi : l’harmoniciste de cette photo était un loup solitaire, qui préférait parfois aller ramasser des oranges en Floride que partir en tournée.

A l’instar de Pete Best, le premier batteur des Beatles, qui arrivait systématiquement en retard aux répétitions et aux concerts, l’harmoniciste suprême s’est fait suprêmement licencier par Muddy Waters pour ses trop nombreuses absences.

Il faut dire qu’il n’était pas obnubilé par son succès. Loin de là : il ne comprenait même pas que l’on pût être motivé par l’espoir de faire carrière. C’est un concept qui semblait ne pas l’effleurer.

Cela ne l’a pas empêché d’être très présent sur les scènes de Chicago dans les années 1960, tandis que le public blanc de la pop-rock naissante se régalait du blues dont il découvrait les origines.

Dans les années 1970, il a intégré des groupes de blues et folk music, participant activement à des festivals, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe.

Ses derniers enregistrements datent de 1980.

Il est mort d’une insuffisance cardiaque à l’âge approximatif de 60 ans – personne n’a jamais su exactement en quelle année il était né – dans la ville de Chicago.

Il s’appelait Walter Horton, mais on le connaissait surtout comme Walter « Shakey » Horton (de l’anglais « shake », secouer, mouvement de tête que l’on effectue souvent quand on joue de l’harmonica) et aujourd’hui comme Big Walter.

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* tongue-slap : technique qui consiste à jouer un accord – c’est-à-dire plusieurs notes en même temps, généralement trois – puis à plaquer la langue vigoureusement, comme une claque (« slap » en anglais) afin de ne plus faire entendre qu’une seule note ; ce procédé est souvent utilisé pour mettre en valeur la note supérieure de l’accord, avec un effet d’accompagnement.

* break : procédé stylistique où l’orchestre s’arrête brusquement de jouer, avant de reprendre après un laps de temps très court ; pendant ce break, un instrumentiste joue souvent une petite phrase bien sentie, qui excite le public.

* tex-mex : signifiant « texane – mexicaine », la musique tex-mex a été créée par les populations hispaniques du Texas, en mêlant leur musique folklorique à celle, plus jazz, des Etats-Unis d’Amérique.

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