Cinquième photo

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Première photo en couleurs.

J’aurais pu choisir un cliché en noir et blanc, pour que ce soit raccord aux quatre premières, mais je trouve cette photo tellement belle…

Et puis, elle n’est pas sur le même mur : le cadre dans lequel je l’ai mise est à angle droit des quatre premières.

L'artiste qui est sur cette photo joue visiblement dans un studio : derrière lui, on voit un mur jaune pâle et à sa droite, un mur blanc percé de trous, sans doute pour des raisons acoustiques. La couleur de sa peau, marron clair, contraste bien avec le mur jaune pâle du fond.

Il est vêtu d’un costume élégant ; pas un costume rayé cette fois, sans doute un costume noir, même s'il apparaît légèrement violet, à cause du spot qui est dirigé sur lui. Chemise blanche, cravate bleue, il porte une guitare électrique en bandoulière – la bandoulière est bariolée, avec de jolies couleurs – une guitare Gibson, un modèle de guitare qu’utilisent généralement les jazzmen.

Sur la photo, il chante, peut-être un de ses tubes. Il chante en s’accompagnant à la guitare et il va sans doute nous faire également un petit solo d’harmonica, en continuant de s’accompagner.

Comment peut-il à la fois avoir une guitare entre les mains et un harmonica devant sa bouche ? Eh bien, grâce à un outil que l'on appelle un « teneur » - certains disent également « porte-harmonica » - comme Robert Johnson, Jimmy Reed, Bob Dylan… Un grand classique, le chanteur-guitariste qui joue quelques notes d’harmonica.

Sur le manche de sa guitare, il a fixé un « capodastre » en première case. Le capodastre, c’est un petit outil qui ressemble à une grosse pince à linge, qui permet de pincer les cordes entre ses mâchoires, afin de réduire la longueur des cordes. Cela a deux effets : monter le son de toutes les notes – pratique, quand on ne maîtrise pas tous ses accords, mais que l’on veut jouer dans une autre tonalité – et de rendre le jeu plus sec. Il est parfois intéressant de faire jouer deux guitares en même temps, l’une sans capo, l’autre avec un capo 5, par exemple, en demandant aux guitaristes de transposer leurs accords, car l’ensemble donne un son très intéressant : le côté sec et percussif d’une guitare, mêlé au jeu plus doux et plus fluide de la guitare sans capo.

Mais je m’éloigne, revenons à notre photo.

La guitare étant généralement accordée en mi mineur, avec un capo en première case, nous obtenons fa mineur. L’artiste joue donc vraisemblablement un morceau en fa. Peut-être a-t-il un harmonica en si bémol. Quand on joue un blues en fa, traditionnellement, on joue sur un harmonica en si bémol.

Difficile de voir quel est le modèle d'harmonica qu’il utilise. Peut-être un Marine Band de chez Hohner. Ce serait logique, après tout, qu’il utilisât un Marine Band, lui qui était un ancien docker, avant de devenir ouvrier de bâtiment.

Cet homme était marié : on le voit à l’alliance qu’il porte à l'annulaire gauche. Il a également une jolie montre. Une montre en or ? Peut-être… Pas sûr… Avec le reflet du spot, on ne voit pas bien.

Bon, ce n’est pas le plus important.

En tous les cas, il est très élégant.

Devant lui, un micro de studio, un de ces anciens micros qui ressemblent aux Neumann d’aujourd'hui. Des micros particulièrement onéreux et fragiles, mais qui prennent vraiment bien le son. D'ailleurs, il n’a pas un micro devant la bouche et un micro devant la guitare, il a juste un micro pour l'ensemble, qui lui arrive à hauteur du buste. Sans doute que ça suffisait, pour pouvoir l'enregistrer.

Sur cette photo, on voit qu'il a une silhouette très fine, un peu comme son jeu d'harmonica.

Notre héros était très inspiré des disques de Sonny Boy Williamson II et le Jimmy Reed.

Jimmy Reed était un artiste de blues américain, qui chantait en s’accompagnant à la guitare et qui avait lui aussi un porte-harmonica. Mais son jeu d’harmonica était très sobre : il jouait souvent plusieurs notes à la fois, pas toujours de manière précise, un peu comme le fera plus tard Bob Dylan.

L’artiste de ma photo avait un jeu d’harmonica très fin, mais beaucoup plus précis et rythmiquement impeccable.

C'est vraiment pour les imiter, qu'il s'est mis à l'harmonica. Lorsque Jimmy Reed a joué à la Nouvelle-Orléans, il n'a pas raté l'occasion d'aller l'écouter et de le rencontrer.

En 1957 – l’année où Paul McCartney a rencontré John Lennon – notre guitariste-harmoniciste a rencontré le bluesman Otis Hick, alias « Lightnin’ Slim », un guitariste et chanteur de blues américain, qui était une vedette locale, grâce à ses disques.

Lightnin’ Slim était chapeauté par le producteur Jay Miller. C’est lui, Lightnin’ Slim, qui a présenté notre héros à Miller, qui lui a fait passer une petite audition.

Ce n’est tellement son jeu d'harmonica qui l’a effrayé, mais sa voix qui, selon lui, n'avait pas un joli timbre. Il lui conseilla alors de prendre une voix nasillarde.

En plus de chanter, il jouait donc de la guitare et de l’harmonica, sous ses deux formes principales : diatonique et chromatique.

C’est assez rare, qu’un bluesman joue de l’harmonica chromatique.

L’origine de la fabrication d’un harmonica chromatique vient d’un ancien handicap qu’avaient les harmonicistes diatoniques du XIXème siècle.

En effet, lorsque l'on joue d'un harmonica, on souffle et on inspire à travers lui : une note en soufflant, une autre note en aspirant dans chaque canal. Souvent on dit un « trou », mais je préfère parler de « canal » car on doit canaliser l'air qui doit passer à travers une lumière rectangulaire. Il s'agit donc bien d'un canal et non pas d'un simple trou.

Et donc, quand on vise un canal en soufflant, on obtient une note ; en aspirant, on a une autre note.

Si l’on prend un harmonica en do, par exemple, la plupart des notes qu'on va obtenir seront : do ré mi fa sol la si.

Sur un harmonica en do, on peut jouer dans une autre tonalité. Par exemple, en sol, ce qui est très sympa pour jouer du blues, car l’accord principal d'un blues en sol est G7 (sol septième) composé des notes sol-si-ré-fa, qui se trouvent naturellement sur l'harmonica : il suffit pour cela d'aspirer dans le grave.

Sur un harmonica en do, on peut jouer par exemple la gamme sol la si do ré mi fa sol, que l’on appelle « gamme mixolydienne de sol » ou « sol mixolydien ».

C’est parfait pour le blues.

Mais le blues, ce n'est pas qu'un ensemble de notes, c'est aussi toute une expressivité et la rencontre amphibologique entre deux modes : le mode majeur et le mode mineur.

Le guitariste joue un blues majeur et par-dessus, l’harmoniciste joue un blues à la fois majeur et mineur.

Et donc, si l'on veut jouer sol mineur, il faut au moins placer le si bémol.

Or le si bémol n'a pas été prévu sur un harmonica en do.

Aussi, comme il manquait des notes pour jouer toutes celles que l’on retrouve dans la musique occidentale – ce que l'on appelle la gamme « chromatique », parce qu'elle contient toutes les couleurs – on a inventé l'harmonica chromatique !

L'harmonica chromatique et en fait composé de deux harmonicas : un harmonica en do, un autre en do dièse. Lorsque l'on joue naturellement de cet harmonica chromatique, on joue en do et si l’on veut obtenir les dièses et les bémols il suffit d'appuyer sur un bouton – que l'on appelle par abus de langage une « tirette », ce qui est absurde parce qu'on pousse la tirette – bref, en appuyant dessus, une barre métallique vient cacher l'harmonica en do et fait découvrir l'harmonica en do dièse. Ainsi, on peut tour à tour jouer des notes de la gamme de do majeur et les notes de la gamme de do dièse majeur, ce qui fait qu'on peut avoir toutes les notes de la gamme chromatique.

Très bien.

Donc, on pourrait se dire : « Si je veux jouer un blues en sol, qui est à la fois majeur et mineur, il faut que j’utilise un harmonica chromatique. » Cette réflexion est valable, mais ce serait sans compter l’apport extraordinaire des premiers bluesmen, qui ont révolutionné le jeu de l’harmonica diatonique.

En effet, au début du XXème siècle, les harmonicistes noirs américains ont trouvé des notes qui n'étaient pas dans le manuel !

C'est une des raisons qui rendent l'harmonica diatonique aussi passionnant, car alors que sa fabrication n'a pas tellement changé depuis les années 1860, ce que l'on peut en tirer n'a plus rien à voir avec les limites qui nous étaient imposés à l'origine : grâce à certaines positions de langue et certains niveaux de pression que l'on met dans la bouche, on peut obtenir toutes les notes de l'harmonica chromatique !

Avec une différence absolument fondamentale : en jouant ces nouvelles notes – que l'on appelle des « altérations » –on obtient des timbres très particuliers, tous différents d'une note à l'autre, ce qui colore le jeu de l’harmoniciste.

De plus, la manière d’obtenir les altérations lui permettent de lier ensemble altérations et notes naturelles, et lui permet d'obtenir des effets de jeu incroyables !

Pour moi, l'harmonica diatonique est l'un des instruments les plus expressifs au monde. Un instrument parfait pour le blues.

Cela n’empêchait pas notre héros de jouer du chromatique : le son du chromatique est assez proche du son de l'accordéon ; c’est un son un peu différent, pourquoi ne pas l'utiliser aussi dans le blues ? Après tout, les musiciens de zarico (*) utilisent bien un accordéon pour jouer du blues, alors pourquoi pas aussi de l’harmonica chromatique ?

Le son de l'harmonica diatonique, quant à lui, est beaucoup plus proche de celui de la voix et se marie très bien avec la guitare.

Ce qu'il y a de remarquable avec les chansons blues de cet artiste, c'est que, même quand on n'aime pas trop le blues, on peut vraiment les apprécier, car le son n'est pas sali comme le font certains bluesmen. Je n'ai rien contre le jeu sale – c’est même un style et cela répond à des techniques de « cradification * du son » – mais on ressent beaucoup moins la souffrance des bluesmen dans son jeu, que lorsque l’on écoute Sonny Terry ou Sonny Boy Williamson II.

C'est plutôt un blues décontracté, sobre, fin – comme sa silhouette – et particulièrement sautillant.

Un blues qui a cependant beaucoup influencé les artistes qui l’ont succédé, comme Otis, les Rolling Stones, Eric Clapton et les Yardbirds, les groupe Them – vous connaissez peut-être leur succès Gloria, qui a été repris par Laurent Voulzy pour sa chanson Rockollection – et les Pretty Things, très fans eux aussi de Jimmy Reed.

C'était quelqu'un qui avait beaucoup d'humour : il avait des chansons sexy et humoristiques.

Sexy quand il parle des vêtements fous de la femme avec laquelle il va avoir des relations intimes.

Humoristiques et sexy, quand il chante Baby, Scratch My Back (Chérie, Gratte-Moi Le Dos) ou I'm a king bee, buzzin' around your hive / Well, I can make honey, baby, let me come inside (Je suis une abeille royale, bourdonnant autour de ta ruche / Eh bien, je peux faire du miel, chérie, laisse-moi entrer).

Après s'être produit sur les grandes scènes de Nashville, de Los Angeles et de New York, il devait effectuer, au tout début des années 1970, une grande tournée européenne.

Vu le succès qu'il avait à l'époque, on l'annonçait déjà triomphale.

Malheureusement, son état de santé en a décidé autrement…

Il a succombé à une crise cardiaque le 31 janvier 1970, à l’âge de 46 ans.

Il s'appelait James Moore, mais du fait de son jeu fin, au chant et à l'harmonica – « fin » se dit « slim » en anglais – on le surnommait Slim Harpo.

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* zarico : genre musical apparu dans les années 1930 en Louisiane, incluant de nombreuses influences blues et rythm and blues. L'instrument de prédilection est l'accordéon.

* cradification : terme inventé par Greg Zlap, qui désigne le fait de faire exprès de jouer une note en incluant un peu des notes adjacentes sur l'harmonica, de façon à générer un son proche de celui que l'on entend lorsque l'on amplifie l'harmonica avec un micro de type "phare de vélo" (anciennement un micro destiné aux hôtesses des aéroports).

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