Chapitre 2 (3ème partie)

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  Le bruit lointain des canons le réveilla alors que le jour se levait. Il prit congé de ses hôtes et sortit rapidement. Des dizaines de réfugiés avaient dormis dans la rue et il en arrivait constamment de nouveaux. Toutes les rues avoisinantes commençaient à être sérieusement encombrées. En arrivant sur le boulevard, il croisa d'autres soldats. En les interrogeant, ils lui confirmèrent La pira (8) du gouvernement, l'encerclement de la ville et lui apprirent que les bruits de canons provenaient de l'embouchure du Llobregat (9) que les nationalistes avaient atteint hier et qu'ils tentaient de franchir ce matin.

  Les nouvelles de tous les fronts étaient si alarmantes qu'il suivit ce groupe de soldats dans sa fuite éperdue vers le nord, sans réfléchir, presque inconsciemment, tellement il était abasourdi par ce qu'il avait entendu. Il avait tellement cru que les républicains allaient gagner, il était tellement sûr qu'ils finiraient par remporter la victoire, car la justice et Dieu étaient de leur côté, que le bon droit devait prévaloir... Las ! C'était plutôt l'hallali ! D'autres soldats venus les rejoindre leur dirent que sur l'ouest, le front avait totalement cédé et que les troupes du Général Valino seraient sans doute dans Barcelone d'ici un ou deux jours, à moins qu'elles ne soient précédées par Yagüe (10) et ses marocains venant du sud. C'était donc le temps qu'il leur restait pour rejoindre le Nord. Ils se joignirent aux longues colonnes de soldats mêlées de civils qui se dirigeaient vers la France.

  Domingo les suivit plein d'amertume et plein de honte. Cette défaite lui arrachait le cœur, cette déroute lui faisait horreur, mais il était bien placé pour savoir qu'après la victoire franquiste, il serait passé par les armes. Alors, l'idée de la fuite vers l'étranger afin de regrouper ses forces et reformer une armée capable de reconquérir le pays commença à germer dans son esprit et c'est d'un cœur plus léger, remplit d'un nouvel espoir qu'il se fondit parmi les fuyards de tous poils qui traversaient des quartiers bombardés dans la banlieue nord-est.

  Ils avançaient le plus rapidement possible, se jetant dans les fossés bordant les routes chaque fois qu'ils entendaient le vrombissement d'un avion venant les bombarder ou les mitrailler. Lorsqu'ils atteignirent Gerone, deux jours plus tard, ce fut pour apprendre que Barcelone était tombée la veille et que toute l'armée, ou ce qu'il en restait, faisait retraite sur Gerone et Figueras.

  Les raids aériens de l'ennemi, aidés par les nazis allemands de von Richthofen, avaient creusé les rangs de l'armée en déroute, aussi Domingo et quelques autres décidèrent-ils de tenter leur chance sur des chemins moins encombrés ou ils ne se feraient peut-être pas remarquer. Ils avaient entendu dire que la France refoulait les réfugiés et décidèrent donc de passer par les Pyrénées à l'écart des routes qui devaient être gardées de toute façon. Ils parvinrent ainsi à Espolla, petit village des premiers contreforts pyrénéens, à une dizaine de kilomètres de la frontière par les cols enneigés et à 15 Km de la mer et de Portbou où, à moins de quitter leurs uniformes, ils ne pourraient passer, car les autorités françaises renvoyaient systématiquement les soldats, n'autorisant l'entrée qu'aux civils.

  Des milliers de soldats jetaient leurs uniformes et leurs armes pour passer la frontière, Domingo et ses compagnons allaient tenter de passer par le col dit "de Narcello", une sorte de chemin de chèvre qui en temps normal n'était pas gardé, car d'accès malaisé. En quittant le village, ils apprennent que les Cortes (11) doivent se réunir le lendemain à Figueras afin d'entendre les décisions du gouvernement, ou de ce qu'il en reste. Persuadés qu'il s'agira de la capitulation, ils décident de passer en France au plus vite.

  Les conditions atmosphériques sont pourtant devenues épouvantables, la neige tombe sans discontinuer depuis vingt-quatre heures au-dessus des cols. Le froid à cette altitude est intense. Au cours des trois derniers jours, Domingo et ses compagnons de misère n'ont mangé qu'à deux reprises une maigre pitance composée de soupe claire et de pain rassis chaque fois qu'ils sont entrés dans un village ou se trouvait distribuée la soupe populaire et c'est avec un peu de pain rassis qu'ils marchent sans une plainte, droit devant, emmitouflés comme ils peuvent dans leurs vieilles couvertures.

  Dans la pluie de neige qui scintille devant ses yeux, Domingo aperçoit l'ombre de celui qui le précède. Depuis plus de quatre heures, ils marchent péniblement sur un sentier quasi invisible, à peine différent des bas-côtés et ils s'y enfoncent de quinze centimètres dans la neige, cette neige qui amortit même les bruits, car il entend tout juste des murmures de temps en temps, parfois un juron quand quelqu'un glisse, le reste du temps, il a l'impression d'être seul au milieu du cocon que tissent les flocons autour de lui. Il a l'impression de se fondre dans l'environnement, de n'être plus individu, indépendant, mais d'appartenir à une énorme chose, sans forme définie, sans but et sans passé, sans passion, une chose au sein de laquelle lui et ses compagnons vont trouver leur place, vont pouvoir s'étendre, vont pouvoir dormir...

  Ils n'avancent plus que mécaniquement, sentant petit à petit l'engourdissement les gagner, dans l'impossibilité de réagir. Ils savent pourtant que s'arrêter dans ces conditions, c'est signer leur arrêt de mort, mais leur volonté est comme annihilée par le froid, la fatigue, la faiblesse générale due à la faim, la soif. Certains s'assoient et se serrent les uns contre les autres, ils ne se parlent plus, ils renoncent. Devant ses yeux, au milieu de la sarabande de centaines de points lumineux, reflets de lumière fugitifs sur les cristaux de glace, Domingo entrevoit une ombre qui s'avance, c'est José, un grand gaillard qui fut blessé pendant la bataille de l'Ebre à Granadella. Fait prisonnier, il s'évadait le soir même après avoir simulé une grave blessure à la tête. Ce n'était qu'une coupure à la limite du cuir chevelu, mais le sang ayant inondé son visage et son cou, il paraissait gravement atteint et les insurgés le laissèrent ainsi, sans soins, croyant qu'il agonisait et souffrirait plus longtemps.

  — Domingo, amigo mio ! – dit-il, – j'ai trouvé un refuge de chevrier, une centaine de mètres plus haut, on pourra se reposer à l'abri de ce putain de froid et de toute cette putain de neige !

  Cette nouvelle, d'un coup, leur redonne courage et forces.

  — Suivons-le ! Tous derrière José ! – s'écrie Domingo.

  — Que Dieu soit loué ! répliquent en chœur leurs compagnons.

  Ils sont une douzaine de soldats de différentes armes. Parmi eux, un caporal gravement blessé à la mâchoire qui avance en titubant. Miguelito, un petit homme blond et Paco un solide barbu, venant tous deux de Saragosse et s'entraidant comme ils peuvent car leurs pieds commencent à geler, la perspective de pouvoir se réchauffer leur donnant soudain des ailes. Pepe, un andalou comme Domingo, râblé, frisé comme un mouton, la peau brûlée par le soleil, aide le caporal. Les autres se lèvent également et suivent comme ils peuvent.


JI 30-/01/22

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