Chapitre 2 (2ème partie)

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  « La perrada (3) » cria-t-il au ciel désespéré, « ils ont tué les paysans ! »

Il était effondré devant tant d'abjection, accablé par les atrocités commises sur des êtres sans défenses, sans compter l'infâme ignominie d'avoir abattu des prisonniers désarmés. Il fallait absolument qu'il puisse témoigner.

  Il dut marcher plusieurs heures en évitant des villages dont il ignorait s'ils étaient aux mains des nationalistes ou de ses amis. Il subit la fatigue, la faim, la soif, la peur, uniquement poussé par la haine et la volonté de vengeance, pour ses amis et pour les malheureux paysans, de braves gens, complètement dépassés par les événements, ni républicains ni nationalistes, seulement espagnols et totalement désemparés devant cette guerre fratricide, ne sachant que faire pour leurs compatriotes de quelque bord qu'ils soient.

  Mais dans cette guerre pourrie, celui qui n'est pas avec les uns est automatiquement contre eux. Il faut prendre parti.

  Quelle époque !

  Et Dolores, sa Lola, là-bas, dans son village ?

  Et sa famille, ses amis ? Ont-ils pris parti ? Ont-ils affiché leur préférence ? Et dans ce cas, quel danger si les fascistes parvenaient à gagner cette guerre et à prendre le pouvoir ! Car dans son esprit, il n'y avait aucun doute. Dans son village, ils étaient tous républicains. Il ne pouvait en être autrement, il ne pouvait imaginer le contraire sauf à perdre son âme. Il y réfléchit quelques secondes, puis se dit qu’il ne saurait perdre son âme et eux non plus.

  Sans vraiment s'en rendre compte, Domingo avait poursuivi sa marche à travers bois et champs, effectuant parfois de grands détours pour éviter les espaces découverts ou les habitations. Cette fuite harassante ne durerait plus très longtemps, sans boire ni manger, sans repos, constamment aux aguets.

  Épuisé de fatigue, il aperçut au loin, une vieille maison à demi-écroulée. Les ruines paraissaient à l'abandon. S'approchant avec précautions, il remarqua un petit ruisseau à proximité. N'écoutant que sa soif, il y remplit sa gourde et y but goulûment. Il se retourna alors pour contempler la maison. Le toit s'était effondré sur un côté, il poussa la porte rongée de moisissures. Elle s'entrebâilla à peine tant les gonds étaient rouillés. Il dut donner plusieurs coups de pied dedans avant de pouvoir entrer.

  Il n'y avait quasiment rien à l'intérieur où l'herbe et quelques arbustes avaient poussé. Une grande table remplie de détritus et de gravats occupait le centre de la pièce. Il la souleva et la renversa pour la débarrasser, puis ôta son sac afin de le poser dessus. La fatigue était telle qu'il s'allongea sur la table, la tête sur son sac et s'endormit d'un sommeil sans rêves, le fusil serré contre lui.

  Un bruit curieux le réveilla. La nuit était noire, sans lune, le ciel probablement chargé de nuages. Il scruta la noirceur de la pièce tentant d'apercevoir ce qui avait pu causer ce bruit Petit à petit ses yeux s'habituèrent aux ténèbres, mais il ne voyait rien et comme il avait froid, il se leva pour prendre sa couverture dans son sac. Il entendit de nouveau ce bruit bizarre, comme un grignotement, comme des piétinements furtifs. En observant le sol il finit par distinguer des formes mouvantes. C'était des rats. En faisant des moulinets avec le fusil il parvint à les faire fuir. Il se leva et inspecta l'endroit, sur une sorte d'étagère, il trouva un vieux panier rempli d'amandes. Il sortit pour se désaltérer dans le ruisseau, remplir sa gourde et trouvant deux grosses pierres se mit à casser les amandes de façon à pouvoir calmer sa faim. La moitié des amandes y passa. Il se remit en route vers Barcelone, "on doit être le 23 ou le 24 janvier" pensa-t-il, "j'arriverais demain dans la ville et je pourrais ainsi prévenir le commandement des exactions commises par les fascistes."

  Aujourd'hui, il ressentait le froid, peut-être parce qu'il n'avait presque rien mangé ? Il s'octroya une pause pour casser le reste de ses amandes et prendre un court repos. En approchant de Barcelone, il aperçut sur la route une troupe de soldats républicains. Se sentant dès lors en confiance, il décida de marcher sur la route et commença à croiser des réfugiés des campagnes environnantes. Il apprit ainsi que Tarragone allait tomber ou était occupée, bref la situation paraissait plutôt mauvaise, voire catastrophique selon certaines informations.

  En arrivant dans les faubourgs de la ville, il croisa des centaines de pauvres gens, plus ou moins hébétés. Des réfugiés de toute sorte qui affluaient vers la capitale. On lui confirma la chute de Tarragone et la situation difficile de Barcelone. Le ravitaillement était inexistant, des enfants hagards, dépenaillés, sales, les yeux fiévreux, tremblants de froid et quémandant un peu de nourriture, l'entouraient. Que pouvait-il leur donner ? Il n'avait rien pour lui-même ! L'un d'eux, les cheveux en bataille, lui dit :

  — Señor, puede comer en la cantina de los soldados, por favor traeme pan, por favor.(4)

  Il n'avait pas plus de dix ou onze ans, mais l'air déluré du gamin lui plut et l'information qu'il lui apportait méritait toute son attention car soudain son estomac le rappelait à l'ordre

  — Une cantine pour tous les soldats ? Où çà ?

  — Si, si señor, sigueme ! (5) Et il partit en trottinant le long des rues, évitant les amoncellements de détritus et les mendiants allongés à même le trottoir.

  Deux rues plus loin, il s'arrêta devant un grand bâtiment.

  — Es aqui señor. Por favor, no me olvide el pan ! (6)

  — Attends-moi ici, petit, je reviens !

   En passant la porte, Domingo découvrit une cour intérieure au fond de laquelle quelques soldats semblaient attendre. Comme il s'approchait, ils entrèrent. Il les suivit dans une grande salle emplie de militaires en train de manger. En suivant toujours la queue devant lui il arriva près des serveurs qui emplirent sa gamelle d'une soupe épaisse et lui donnèrent un morceau de pain. Il ressortit partager avec le gamin. Cela lui sembla la moindre des choses. Celui ci lui proposa, alors, de venir se reposer chez lui, il n'y avait que son oncle qui était partit travailler et son grand-père malade.

  Il habitait à deux pas, là précisément où Domingo l'avait rencontré. La maison était sombre et chichement meublée. Le vieux était assis dans un grand fauteuil ancien, en face de la cheminée dans laquelle rougeoyaient quelques braises.

Hòla ! (7) – Fit-il en apercevant Domingo et en lui indiquant une chaise à son côté.

  Domingo le salua et s'assit près de lui. Il apprit ainsi les dernières nouvelles de la guerre vues par un civil. Elles n'étaient pas vraiment très agréables pour son camp. Les républicains semblaient sur le point de perdre la guerre ou en tout cas la ville de Barcelone et ça, insista le vieux, c'était certain car le gouvernement avait quitté la ville pour Gerone, à une centaine de kilomètres au nord, près de la frontière française, son neveu qui était fonctionnaire était venu le lui dire ce matin avant de partir.

  La situation paraissait donc désespérée, la fin de la guerre était sans doute proche et Domingo allait devoir quitter rapidement Barcelone. Il avait déjà vu de quelle façon les franquistes traitaient leurs prisonniers. Il finit par s'endormir, succombant à une fatigue accumulée depuis plusieurs jours.


JI 30/01/22

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