Chapitre 1 (2ème partie)

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  Talline se précipita, par la seule issue possible, sans vraiment réfléchir à ce qu'il allait faire. En approchant, il vit qu'il s'agissait de tabors marocains et les interpella en arabe :

  — Adjiou ! Adjiou lehna ! (1)

  Une sorte de dénivellation offrait un abri relatif, plus loin des pans de murs, des constructions en partie démolies, fourniraient une protection et, compte tenu des différences de niveau du terrain et des arbres, permettrait un camouflage suffisant. Entout cas, cela éviterait que l'ennemi puisse tirer sur les malheureux comme à la foire.

Très vite, les tabors se mirent en place. L'adjudant, en bon tacticien, les sépara  en deux ailes afin de prendre sous deux mitrailles conjuguées, l'ennemi qui s'aventurerait trop près. Les fusils-mitrailleurs disposés en batterie sous le feu ennemi, pouront enfin répliquer efficacement.

  Les Allemands qui croyaient encore poursuivre un régiment en pleine déroute, étaient quasiment à découvert et les quatre F.M. firent une hécatombe. Les lance-grenades parachevèrent le travail en tirant sur leurs arrières immédiats, semant la panique chez l'adversaire.

  Du coup, le triomphalisme changea de camp, les soldats allemands comptant des dizaines de morts et un grand nombre de blessés cherchaient une issue par l'arrière et les tabors, habitués aux corps à corps, méprisant le danger et la mort, attaquèrent l'ennemi à la baïonnette. "Les fous !" pensa Talline qui avait vite compris qu'il s'agissait d'une erreur et que les Allemands, supérieurs en nombre et en armement, ne tarderaient pas à se ressaisir et à déferler sur eux de nouveau.

  Après avoir constaté le retrait de l'ennemi, surpris un temps par la contre-attaque furieuse des lions de l'Atlas, il prit sa décision :

  — "Adjiou !" leur cria-t-il, "amcheou, zelbou !" (2)

   Et lui-même, tournant les talons, se dirigea en courant vers l'arrière sans cesser de leur crier : "Amcheou ! Amcheou, zelbou ! "

  Les caporaux transmirent cet ordre et toute la troupe, soudainement consciente de l'exploit accompli, se retira sur ses positions de repli.

  Au bout de dix minutes, les bombardements reprirent, mais ils avaient alors quitté leurs positions et étaient déjà à près d'un kilomètre de là, progressant rapidement vers le gros de l'armée et la sécurité.

  Une moto pétaradait sur la route rendue boueuse par la pluie et les passages innombrables d'engins et de fantassins. Elle approchait rapidement. Il s'agissait d'une estafette envoyée aux nouvelles par le commandement, inquiet de ne pas voir revenir les hommes. Le motard voyant que le repli se faisait en bon ordre et constatant surtout, le nombre élevé de survivants, s'empressa de repartir informer les officiers.

  Les Tabors se déplaçaient le plus rapidement possible et la fatigue commençait à se faire sentir. Talline craignant un retour rapide des allemands, avait positionné les soldats en formation, de manière à pouvoir contrer toute attaque et afin de pouvoir prendre un peu de repos. Ils avaient bien dû parcourir cinq à six kilomètres; mais les tirs d'artillerie se poursuivaient sans relâches sur leurs arrières.

  L'adjudant qui avait gagné les hauteurs put se rendre compte que les Allemands, bloqués par leur propre tir d'artillerie, n'avançaient pas et que les Tabors, du moins momentanément, étaient en lieux sûrs. Intérieurement, il jubilait, car les officiers commandant ce régiment n'avaient pas pris la peine de le mettre à l'abri (ou pas su ?) et, croyaient-ils, les Tabors s'en étaient sortis seuls. Il se doutait bien que sitôt connue la nouvelle de leur salut, le colonel et toute sa clique rappliqueraient en vitesse afin de récolter les lauriers pour une action sans risques pour eux. C'était dégueulasse, mais qu'y pouvait-il ? Des actions du même type avaient lieu tous les jours parmi les authentiques actes de bravoure. Les hommes ne sont pas nécessairement lâches ou courageux. Les circonstances dans lesquelles ils agissent, leurs motivations, leur état d'esprit à ce moment précis, parfois, l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes, viendront s'ajouter à l'entraînement et l'éducation reçus afin de modifier la perception des faits auxquels ils sont confrontés et leur faire prendre une décision plutôt qu'une autre. Bonne ou mauvaise ? Ce sera toujours un jugement a postériori. Mais au moment où la décision est prise et l'action mise en œuvre, l'homme est seul. Si la peur, la panique le dominent à cet instant, si personne n'intervient pour apporter un soutien, une critique, une idée, un conseil, il commettra peut-être une erreur de jugement et portera sans doute longtemps le poids de cette faute.

  Mais si les hommes sont ainsi, c'est que la guerre rend nécessaire des prises de décisions brutales mettant en jeu la vie de milliers d'autres hommes. Ils doivent se dépasser, se sublimer et les temps de la chevalerie étaient loin et les chemins de l'honneur, raides et rocailleux.

 Toute sa vie durant, Talline gardera cet épisode gravé dans sa mémoire. Lorsque plus tard, au cours de la bataille de Monte Cassino (3) en Italie, il soignera un jeune officier marocain gravement blessé au visage qui refusera d'être évacué et exigera de retourner au combat avec ses hommes, il gardera le silence, ébloui par le courage et la volonté de cet homme qui terminera la guerre en héros et connaîtra par la suite tous les honneurs. Puis, grandeur et décadence, finira, des années plus tard, exécuté dans une prison marocaine après avoir tenté de renverser le roi du Maroc au cours d'une tentative de coup d'état. (4)

  Les Tabors ayant retrouvé le reste de la troupe, l'adjudant Talline se fit raccompagner vers l'hôpital déplacé de quelques kilomètres.

  Les Américains et les Anglais se chargeraient de contrer les Allemands jusqu'à la limite de la Calabre et bientôt l'Italie allait signer un armistice avec les alliés, évincerait Mussolini et déclarerait la guerre à l'Allemagne nazie.

  Talline leva la tête et contempla les étoiles. Le ciel de ce mois d'août était somptueux. La pluie l'avait comme lavé. En apercevant une étoile filante, il fit le vœu qu'un jour son pays soit libre et indépendant comme le serait très prochainement l'Italie. Une autre étoile filante raya le ciel, puis deux, trois, dix, une véritable pluie d’étoiles. Interloqué, il considéra le phénomène avec attention, puis il rit, il n'avait pas assez de vœux à faire exaucer... et de toute façon, il n'y croyait pas.

  Il s'assit sur ses talons et admira ce feu d’artifice extraordinaire pendant un moment en fumant une cigarette, puis il se releva et d'une pichenette, projeta le mégot vers le ciel. En retombant, dans la nuit noire, cela fit alors comme une petite étoile filante qu'il aurait créée.

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Notes :

1 – Venez ! Venez ici !

2 – Venez ! On décroche, vite !

3 – Célèbre bataille de la 2ème guerre mondiale qui se terminera par la victoire du corps expéditionnaire commandé par le général Juin sur le Garigliano en mai 1944 après cinq mois de combats auxquels participeront avec honneur les Tabors marocains et les autres combattants nord-africains et africains..

4 – Il s'agit du général Oufkir ministre de l’intérieur marocain et sous-lieutenant dans l’armée française en 1943/44 lors de la bataille du Belvédère au Mont Cassin. Il mourra en prison dans des conditions suspectes (officiellement suicidé), après avoir fomenté un coup d'état contre le roi Hassan II.

JI 29/01/22

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