X

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Il fut en effet expédié. Les garçons firent quelque effort pour alléger l’ambiance mais Sarah, obnubilée par l’enjeu, se concentra sur l’essentiel. Ainsi, loin de l’insouciante bonhomie et des superfluités pantagruéliques de la veille, le repas fut consumé en une quinzaine de minutes à peine, et il en fallut moins pour en ranger et en laver les résidus.

En peu de temps, ils avaient rejoint l’étage et investissaient la chambre 4, chargés du nécessaire pour empaqueter ce qui devrait l’être. Comme l’avait prévenu Romain, il y eut peu à emporter des quatre pièces et de la salle d’eau. Ici aussi les meubles resteraient, et seule la chambre parentale, où logeait Romain, comportait encore un nombre significatif d’objets d’un intérêt suffisant, essentiellement sentimental, et les retint à ce titre toute la matinée. Bien que cette plongée dans les souvenirs familiaux, véritable archéologie de l’enfance de Romain dans tout ce qu’elle pouvait comporter d’embarrassant, fut propice à la gausse et aux coups bas railleurs, les trois amis se tinrent plutôt chastes et menèrent leur investigation dans une retenue à peine grimée. Si aucun d’eux n’apprécia réellement le climat suffoquant dans lequel la matinée s’était installée, ils n’abusèrent non plus d’efforts pour en dévier le cours. Ils mesurèrent ainsi tous trois le traumatisme né, qui avait fissuré les fondations de leur amitié et desserré les liens qui les unissaient. Mais au contraire du sentiment d’amour, dont la seule immuabilité – sinon s’il est parental, et ce n’est pas encore absolu – concerne celui que l’on se porte à soi-même – le reste n’étant qu’élans passionnels tôt freinés par la convoitise assouvie, addiction crédule à la flatterie et vague respect pour l’âme tolérante à notre insatiable égotisme –, l’amitié est avant tout un sentiment tourné vers l’autre, qui unit dans l’admiration réciproque, l’inquiétude réciproque, la compassion et la confiance dans sa seule forme pure. Ainsi l’amitié est la seule apparence de l’amour qui soit réellement une bénédiction, n’apportant la souffrance que quand elle est feinte ou viciée, quand elle n’est donc pas. C’est enfin la seule qui puisse se relever intacte des épreuves les plus tragiques, la seule qui puisse durer, sans se flétrir au moins un peu, autant qu’une vie.

Ils en reviendraient donc, dans quelques jours tout au plus ou simplement dans quelques kilomètres, c’était acquis.

Le nettoyage se révéla une épreuve longue et sternutatoire, à battre les poussiers et dégarnir les plafonds dans la fuite désespérée d’une nation d’araignées. Une heure pleine passa ainsi, en ahanements et complaintes, et le soulagement fut expansif au dernier glissement de serpillière à l’entrée du palier.

« Tu emportes tous ces tableaux ?, demanda alors Sarah – l’une de ses rares sorties de la matinée.

– Non, ils appartiennent à la maison, lui répondit Romain. Et puis je n’ai pas la place.

– Bien, alors c’est fini pour cet étage, ajouta-t-elle. On enchaîne ?

– Vous ne voulez pas manger un morceau avant ? » Matteo avait faim. « Il est plus de quinze heures.

– Moi ça va, indiqua sa compagne, je préfère finir rapidement, quitte à manger dans le fourgon sur la route. De toute façon, il n’y a rien à emballer en haut, j’imagine, ajouta-t-elle en se tournant vers Romain.

– Non, c’était là avant moi. Il n’y a juste qu’à nettoyer.

– Donc dans une heure et demie grand maximum on est partis. Tu tiendras, mon chéri ? »

Ce n’était pas une question. Matteo le savait. Sarah avait déjà trop concédé. Il fallait maintenant lui obéir.

« Oui, pas de souci, on fait comme ça !, répondit-il, faussement enjoué.

– Bien, allons-y ! », lança-t-elle en s’élançant vers les premières marches.

Les garçons lui emboîtèrent le pas, chargés de sacs poubelle, de chiffons et de balais. Parvenus au sommet de l’escalier, ils trouvèrent leur amie à l’entrée du couloir, debout, immobile, face à la chambre ouverte de la chapelle. Au lointain, le tonnerre raisonna d’un écho sourd. L’orage se préparait.

« Qu’est-ce que tu fais ? », demanda Matteo.

Elle se tourna lentement vers lui et ne répondit pas. Il approcha et aspecta la pièce.

Le portrait de l’enfant gisait sur le plancher, face contre terre.

« Tiens, le cadre est tombé », s’étonna Romain, juste derrière eux.

Sarah fit volte-face et le toisa :

« Tu le sais très bien », souffla-t-elle.

Il fronça :

« De quoi tu parles ? »

Elle ne répondit pas et retourna son regard vers le cadre. Elle fut alors attirée par un détail : il semblait y avoir un objet, un morceau de papier fiché dans l’interstice entre le châssis et le panneau arrière. Elle approcha, faisant craquer le parquet sous ses pas méfiants, et s’empara du feuillet jauni par le temps et sali d’anciennes tâches plutôt sombres, tirant sur le brun. Le dépliant, elle manqua de faire tomber une photographie. Sur la feuille était grossièrement tracé, au carbone, le croquis d’un réseau, qu’elle reconnut comme le plan probable de la cavité, réalisé il y a tant d’années par Monsieur Parisot, celui qu’avait évoqué Romain la veille. La photographie, fixée sur un support cartonné à la teinte mate et sépia, représentait une famille composée de trois membres : une femme assise à côté d’un jeune enfant sur un banc de pierre adossé à un mur lisse, et un homme, debout, la main sur le dossier, un peu en retrait. Ce dernier, vêtu d’un long manteau sombre et d’un chapeau haut de forme, arborait une moustache fournie en chevron et fixait l’objectif d’un regard solennel, la bouche entrouverte. Sa femme, à la beauté peu loquace, apparaissait tête nue dans un large corset blanc et une jupe claire, très longue. Elle avait été surprise par l’inflammation de la poudre à éclairs dans un entre-deux, les lèvres pincées mais les yeux rieurs, qui lui donnaient un air niais. Enfin, l’enfant se tenait entre ses parents dans une large robe de dentelle, absorbé par l’appareil photographique, figé pour l’éternité dans une posture ébaubie. Ses larges boucles blondes ne laissaient aucun doute : c’était l’enfant du tableau. C’était donc Monsieur et Madame Parisot. C’était Blanche.

La photographie, qui ne portait aucune date mais que Sarah attribua aux environs de 1890, témoignait des jours probablement heureux d’une famille bourgeoise, et qui le resteraient encore quelques années avant que la tragédie ne frappe.

Un autre détail intrigua la jeune femme. Elle plissa les yeux et examina l’image de plus près.

« Vous avez vu comment il ressemble à Matteo ?, demanda-t-elle aux garçons penchés sur son épaule.

– L’enfant ?

– Mais non, le père, idiot. »

Sarah attendit leur examen, décontenancée.

« Mmmh… mouais, hésita Romain. Difficile à dire avec cette moustache.

– Et le chapeau lui assombrit le visage, ajouta Matteo. Mais oui, c’est vrai, il y a un peu de moi. C’est un bel homme ! », s’amusa-t-il.

Romain s’engouffra dans la brèche d’un éclat de rire trop marqué pour être sincère. Sarah ne rit pas. Ce n’était pas ressemblant, c’était véritablement la représentation de Matteo, seulement affublée d’une moustache grotesque, d’un autre âge.

« Bon, on s’y met ?, proposa Romain, encombré par les balais qu’il portait maladroitement.

– Et le cadre ?

– Laisse-le là, on le ramassera tout à l’heure. »

Et ils se dirigèrent vers la chambre du fond.

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