XI

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Du couloir, les fenêtres offraient une vue aérée à l’arrière de la maison, sur la clairière et la fourrure des lisières. La forêt vivait, maintenant animée par l’espièglerie d’un vent qui prenait en ardeur. Les herbes hautes ondulaient par larges lames, formant une houle aux reflets d’or et de jade qui se perdait au lointain. Les nuages s’amoncelaient, prenaient déjà, dans le tumulte, des nuances ardoise et anthracite, et se chargeaient de colère. La prairie baignait ainsi dans un demi-jour menaçant, aux allures prophétiques. L’orage s’annonçait dans le prélude nerveux d’un sublime récital.

Quand Romain ouvrit la porte, la chambre de Blanche était plongée dans la pénombre. Matteo s’étonna de trouver les volets clos et se dirigea vers la fenêtre devant lui, tandis que Romain ouvrait déjà celle de façade, appuyé contre la console aux poupées.

« L’un de vous est venu fermer les volets hier ? », demanda une Sarah dubitative, restée sur le seuil de la porte dans l’attente de plus de clarté.

Elle n’eut de réponse que celle du vent qui s’engouffra avec fougue dans la chambre au moment où Matteo poussa les battants. La tempête enflait au-dehors et la forêt de sapins se contorsionnait en sifflant une mélodie continue, oscillante, inquiétante. La clairière bruissait au rythme des vagues et d’énormes bourrasques rudoyaient la bâtisse dans le grincement d’une infinité de ferrures et le cliquetis des tuiles qui branlaient. Un premier éclair stria le ciel, estocade aux lourds nuages qui retenaient encore leurs trombes.

La chambre ne fut éclairée que de ce même demi-jour, peut-être un peu plus ombreux encore, de sorte que l’intérieur se confondait en nuances de gris sombre qui atténuaient les contours. Le tonnerre hésita, puis, trouvant sa voie jusqu’à eux, libéra un grondement profond et long, qui résonna jusqu’au creux de leur corps avant de mourir dans une interminable traîne d’échos sourds. Les premières gouttes, lourdes et hésitantes, s’abattirent sur la toiture au-dessus d’eux.

Matteo ferma la fenêtre et se retourna. Il avisa Romain qui bataillait encore pour fixer le battant à l’arrêt, puis chercha le regard de Sarah. La jeune femme attendait toujours sur le pas de la porte, et, le cou tiré vers l’avant et les yeux mi-clos, s’était tournée vers le lit. Tout à coup, dans un hoquet, portant la main à sa poitrine, elle s’écria :

« Oh, bon sang ! Qu’est-ce que c’est ? »

Matteo rejoignit son regard.

Le couvre-lit avait été dérangé. Bien que toujours disposé comme la veille, il présentait désormais deux empreintes marquées et légèrement creuses, qui en avaient froissé l’étoffe, et qui évoquaient clairement deux corps allongés côte à côte. Indéniablement, quelqu’un avait dormi ici depuis leur dernière visite, et il était accompagné. Un nouvel éclair zébra, plus long et plus lumineux.

« Romain est venu dormir ici !, cria Sarah en cherchant le regard de Matteo, ne percevant que sa silhouette dans l’encadrure de la vitre.

– C’est ça qu’il est venu faire cette nuit, c’est pour ça qu’on ne l’a jamais entendu redescendre ! », lui répondit-il sur le même ton pour couvrir le chahut de l’orage qui entrait par la fenêtre encore ouverte.

Le tonnerre gronda à nouveau, cette fois plus brusque et plus sévère. Bien qu’il ne fut pas plus de seize heures, le jour avait maintenant fondu en une pénombre de crépuscule, cet entre chien et loup où les certitudes vacillent et pendant lequel tout peut arriver. Un entre chien et loup qui, ici, Sarah le savait, était à prendre au sens littéral.

« Romain, avec qui es-tu venu ?, cria Sarah. Avec qui étais-tu hier soir, à qui parlais-tu ? », ajouta-t-elle en se retournant.

Romain ne répondit pas ; il n’entendait pas. Il se tenait, debout dos à eux et immobile, à la fenêtre ouverte qui donnait sur le hêtre et la clairière devant la maison, face à l’orage. Ses cheveux dansaient dans la tourmente la même danse que les herbes hautes.

« Romain ! », hurla Matteo.

Le jeune homme resta impassible, dans cette même posture qu’il avait prise la veille autour du feu, la même dans laquelle Sarah l’avait surpris ce matin-là dans la prairie, un état de léthargie où il semblait avoir fui le monde et s’être réfugié au plus profond de lui-même.

« Romain, tu me fiches la frousse, réponds !, insista Sarah, mais rien n’y fit. Matteo, je n’aime pas ça, fichons le camp.

– Romain, à quoi tu joues, merde, ferme cette fenêtre ! », lança-t-il dans un dernier effort.

Leur hôte esquissa alors un mouvement. Il se retourna avec une lenteur hypnotique, tel un spectre soudain dérangé dans son errance infinie. Son visage était inexpressif et ses yeux entièrement révulsés, ne montrant plus qu’un gris laiteux. Il tourna la tête vers Sarah, puis vers Matteo, et chuchota :

« Ils sont là… »

Un frisson incontrôlable traversa la jeune femme de part en part. Elle cria.

« Qui ?, demanda Matteo d’une voie hésitante, le cœur à la chamade, terrifié. « Qui est là ? »

Derrière Romain, la foudre frappa le hêtre dans une fulguration immense et aveuglante. La détonation, sèche, percutante et assourdissante, fut instantanée. Une branche maîtresse se détacha du tronc et chut lourdement sur le sol. Matteo sursauta, Sarah hurla. Elle hurla sans s’arrêter et pointa l’armoire d’un index tremblant. Il tourna la tête.

Dans le reflet du miroir, debout à côté de Romain, une femme rachitique, dans une longue robe aussi livide qu’elle, le regardait de ses yeux noirs et vides ; elle tenait par la main un enfant blond, vêtu d’un pyjama déchiré, maculé de boue, qui le fixait lui aussi. Les deux arboraient un rictus haineux et décharné. Ses entrailles se soulevèrent et la peur le saisit.

« Cours !, hurla-t-il à Sarah, qui continuait de hurler, ses cheveux roux flottant dans les courants d’air. Cours ! »

Les volets des deux fenêtres s’abattirent violemment, plongeant la pièce dans une pénombre à peine contrariée par la lueur dans le couloir. Matteo s’élança vers son amie tétanisée et la bouscula pour lui montrer le chemin. Tout en criant, elle se précipita alors elle aussi en direction du palier. Les uns après les autres, les volets des fenêtres du couloir claquèrent, offrant l’espace à une obscurité immédiate et épaisse. Dans un réflexe, Sarah sortit sa frontale de la poche de son short et l’actionna. La lampe, dont les batteries avaient déjà beaucoup fourni la veille, n’éclaira que d’un faible halo, qui atteignit avec peine les murs du couloir.

Ils dépassèrent la première porte, puis la seconde, puis la troisième, ouverte, de la chapelle, puis une quatrième ; puis une cinquième. Puis une autre. Et encore une autre. Redoublant d’effort, Sarah, en tête, accéléra, Matteo sur ses talons. Plus ils couraient, plus les portes se succédaient, plus le couloir s’allongeait.

« Je ne comprends rien !, s’écria Sarah, en panique. C’est trop long ! »

Elle continua à courir, il n’y avait de toute façon rien d’autre à faire. Dans le noir qui les enserrait, Sarah perçut des murmures, des mouvements ; des choses s’y terraient et, dans les ténèbres qui s’épaississaient progressivement et se rapprochaient d’eux, pourraient bientôt les effleurer. Les tableaux défilaient sur leur gauche et, eux aussi, semblèrent s’animer : les sujets tendaient leurs bras, tentant de les agripper, et certains enjambaient même déjà le cadre pour surgir et se lancer à leur poursuite.

La lueur de sa lampe faiblit et au moment où elle allait définitivement abdiquer, Sarah, qui puisait dans ses dernières ressources, le cœur douloureux comme marqué au fer rouge, sentit monter en elle un hurlement de désespoir, celui d’une âme terrifiée qui se sait vivre ses derniers instants.

Le couloir fut soudain baigné d’une lumière plus franche, et les espaces reparurent. Matteo avait tiré de sa poche sa propre frontale et venait de l’allumer. Il passa devant son amie et la rambarde de l’escalier fut là, dans la lumière à quelques mètres devant eux, sur le palier.

« Suis-moi, vite ! », cria-t-il, essoufflé, en accélérant encore.

Il bondit vers les premières marches et dévala l’escalier. Il traversa alors le palier du premier en deux enjambées et s’engouffra dans la volée qui menait à la pièce commune.

« Attends-moi !, lui cria Sarah quelques mètres derrière lui. Tu vas trop vite ! »

Il n’était plus question d’hésiter, il fallait sauver sa peau.

« Dépêche-toi ! », répondit-il. Et il franchit d’un bond la porte béante de l’entrée, vers leur salut.

La porte se referma dans son dos.

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