VI

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Ils eurent un moment agréable, devisant de tout et de rien et profitant d’un repas qu’ils allongèrent jusqu’au fond du crépuscule et de la bouteille de vin. La fraîcheur retrouvée avait réveillé l’entrain des habitants nocturnes de la forêt, ainsi bercée par la cacophonie d’un véritable orphéon. Porté par une ivresse joyeuse et entreprenante, Matteo ouvrit alors un vieux bourbon qu’il avait apporté dans ses affaires et ils s’installèrent autour du foyer, ravivé pour l’occasion par une brassée de bûches. Bientôt sous l’emprise de la danse hypnotique des flammes qui arrachaient aux rondins rougis des crépitements secs, ils laissèrent leurs pensées divaguer en profitant de la douce brûlure des lampées de spiritueux.

Celles de Sarah la menèrent à la mésaventure de Daryl et au trouble que cet épisode avait fait naître en elle. Bien qu’éprise de ce qui a trait à l’art sous toutes ses formes, qui, seul, parvient à exalter les œuvres de la nature, à en tirer la quintessence avec, pour seul matériau, quelques pigments ou quelques filets d’encre, et bien que le cadre du génie prenne souvent les traits du mysticisme et de la dévotion, terreaux de la plus exacte poésie, son regard sur l’existence ne s’était jusqu’alors jamais écarté des préceptes philosophiques de Descartes. Pourtant, ce soir, aidées par l’ivresse, ses convictions vacillaient.

Elle posa son regard sur la façade brasillante de l’édifice, criblée de fenêtres dont la plupart reflétaient l’ondoiement orangé du feu de camp. La maison semblait l’observer. Il en émanait une aura mésavenante, la même qu’elle avait perçue dans les tableaux captifs de ses corridors, dans les relents avariés de son souffle et dans la charge de son histoire. Elle n’aurait certainement pas été capable, comme l’avait été Romain, d’y passer tant d’années. Elle en serait devenue folle. Mais d’ailleurs, son ami n’avait-il pas adopté depuis hier, en de brefs moments égarés, un comportement étrange ? N’était-il pas différent ? Et pourquoi ne jamais leur avoir parlé de son frère ?

« Julien est devenu somnambule peu de temps après la nuit où Daryl a dormi à la maison », prononça soudain Romain, au milieu du silence, comme une réponse à ses questions.

Ce n’est pas possible, il n’a pas pu lire dans mes pensées !, songea-telle, en ouvrant ses grands yeux gris. Elle resta muette, à l’instar de Matteo qui fixait son ami avec curiosité. Ce dernier reprit alors.

« La première fois, mes parents l’ont trouvé en pleine nuit en train de jouer du vieux piano dans le salon, les yeux fermés, complètement endormi. Il dormait toujours quand ils l’ont ramené dans son lit. Les nuits suivantes ont été calmes mais une nouvelle crise l’a pris environ deux semaines plus tard ; cette fois mon père, réveillé par le grincement de la porte d’entrée, l’a rattrapé dans le pré alors qu’il se dirigeait vers la forêt. Cela s’est produit à nouveau au bout de quelques jours, puis encore le lendemain. Puis encore. Un matin au réveil, ma mère ne l’a pas trouvé dans son lit. Nous l’avons cherché pendant une heure dans la forêt autour, et finalement, l’avons retrouvé allongé dans la chapelle, vous savez la pièce avec le sommier en fer ; il dormait paisiblement.

Alors mes parents m’ont demandé de faire chambre commune avec lui, ce que j’ai fait. Il a fallu d’abord la rénover car elle n’était vraiment plus très fraîche, et Julien a insisté pour qu’on repeigne les murs. Devant son obsession, mes parents ont cédé et la chambre jaune est devenue noire. Pendant les travaux, il est resté tout un dimanche après-midi seul dans la pièce. Au soir, il avait repeint le plafond et le parquet.

Pourtant, excepté ces sauts de comportement, le quotidien n’avait pas changé : Julien était toujours le même garçon enjoué, que j’aimais à taquiner en ma qualité de grand frère, et nous formions tous les quatre une famille heureuse, aux jours paisibles. Mais chaque nuit, j’étais soumis un autre rôle. J’avais appris à ne plus vraiment m’enfoncer loin dans un sommeil, et, régulièrement, j’étais réveillé par un rituel sonore que je sus bientôt par cœur : d’abord le frottement des étoffes, puis le léger grincement des ressorts du matelas, un bref silence, le claquement furtif des pieds nus de mon frère marchant sur le plancher, et le couinement de la poignée de porte. J’aurais sûrement pu l’arrêter aux premiers mouvements, mais je n’ai jamais osé. Je ne me l’explique pas. Je m’éveillais à chaque fois dans une obscurité totale, presque palpable, et je crois que j’avais peur. Lorsque la porte de la chambre s’ouvrait, mais pas avant, je percevais enfin les nuances de quelques contours et trouvais alors le courage d’appeler mon père, toujours du fond de mon lit. Ce dernier se levait, certainement jamais vraiment endormi lui non plus, et ramenait Julien.

Ce manège devint routinier ; il se répétait plusieurs fois par mois, parfois par semaine. Il m’épuisait à petit feu et j’eus bientôt de plus en plus de mal à émerger lorsque dans le creux de la nuit, il fallait donner l’alerte. Et un jour, ce qui devait arriver…

En semaine, nous prenions le car scolaire à sept-heures-trente au bout du chemin forestier, à sa jonction avec la route. Ces jours-là, ma mère entrait dans notre chambre à six heures environ et ouvrait les volets pour nous réveiller. Un matin, le lit de mon frère était défait et vide. Je ne l’avais pas entendu.

Nous le cherchâmes partout, pendant plusieurs heures, mais en vain. Nous avions trouvé la porte d’entrée ouverte et c’est ce qui poussa les gendarmes à axer leurs recherches dans la forêt. La journée fut très longue et c’est seulement à la nuit tombante que le flair d’un chien pisteur confirma l’inévitable : le corps de Julien fut retrouvé dans une cavité souterraine, gisant à quelques mètres de l’entrée. »

« Pardon ?, s’exclama Matteo, tressaillant.

– Tu plaisantes !, se révolta Sarah.

– Je sais ce que vous vous dites, répondit leur hôte. Je sais. Tout le monde l’a pensé.

– Mais évidemment ! Qu’est-ce qui se passe dans cette maison, Romain ?

– À part ce que je viens de vous raconter, rien. Il ne s’est plus rien passé après cela.

– Mais c’est déjà trop, ça ne peut pas être une coïncidence ! ». Matteo se resservit un généreux verre de bourbon. « Ou alors tu nous racontes des histoires pour nous effrayer. Si c’est ça, c’est vraiment pas drôle…

– Non, je vous ai raconté les choses telles qu’elle se sont produites. Mais la suite s’est révélée beaucoup plus raisonnée que ce que vous imaginez. Julien a été retrouvé allongé sur le ventre, en pyjama, sans aucune plaie ni aucun saignement, mais la paume de sa main droite présentait une nécrose avancée, que le médecin légiste associa à la morsure d’une vipère aspic, que l’on trouve ici en nombre, et particulièrement dans les rochers. L’enquête a donc conclu à une mort par envenimation.

– Il y a eu une autopsie ?, demanda Sarah.

– Je ne sais pas. Sûrement. En tout cas nous avons été très affectés. J’ai mis beaucoup de temps à m’en remettre. Je me suis longtemps reproché de ne pas m’être réveillé cette nuit-là. Si je l’avais entendu… »

Romain suspendit sa phrase et son regard se perdit dans la transe cathartique des flammes.

« Oh, Romain, je suis désolé, murmura Sarah, dont les cheveux roux flamboyaient à la lumière du foyer. Nous ne devrions pas t’embêter avec ça. Excuse-moi.

– Ouais, mon pote, c’est vrai, ajouta son compagnon. Pardon.

– Ce n’est rien. Avec les années, la douleur s’est apaisée. Il m’est toujours difficile d’en parler mais quelque part cela me fait du bien. Encore ce soir. Cela exorcise un peu mes démons et… »

Il s’interrompit et tourna la tête en direction de la forêt.

« Romain ? », s’inquiéta Sarah après quelques secondes.

Il ne répondit pas. Matteo prit le relais :

« Romain, tout va bien ? »

Aucune réaction. Il se leva soudain sans ciller et fit face à la nuit. Sarah promena son regard sur les ténèbres qui les entouraient, tentant de comprendre.

« Romain, tu me fais peur. Ce n’est pas drôle. »

Les flammes perdirent subitement en intensité, jusqu’à mourir totalement, laissant place à un brasier rougeoyant d’où n’irradiait qu’une trop faible lueur. Sarah réalisa alors que la forêt s’était tue. Un silence de mort régnait désormais sur la clairière. L’obscurité gagnait encore tandis que les braises luttaient, privées de la brise légère qui s’était doucement levée au soleil couchant.

« Bon Dieu Romain, qu’est-ce qui se p…

Un claquement sec et puissant tonna derrière eux sans résonance, comme absorbé par l’air épais. Sarah hurla et se tourna en direction de la maison. Elle ne voyait pas à plus de cinq mètres et la pénombre gagnait encore. Matteo jeta le contenu de son verre sur les braises incandescentes qui se ranimèrent dans un souffle, redonnant consistance aux volumes. Il y lança alors la bouteille et une haute flamme illumina l’entour.

Romain, toujours debout, s’était tourné vers eux et les fixait :

« Pourquoi tu fais ça ?, demanda-t-il.

– Mais mec, tu n’as pas vu ce qui vient de se passer ? Tu regardais quoi là ?

– Euh rien, je ne sais pas, j’ai entendu un bruit, je crois.

– Je veux rentrer, gémit Sarah.

– Oui, rentrons, allons-nous coucher. Je n’aime pas ça. Tu viens, Romain ?

– Non, restons ! La nuit est douce, on est bien ! », protesta ce denier.

Sarah prit la main de Matteo et la serra dans la sienne. Il comprit.

« Non, vraiment, on est crevés Sarah et moi. On va rentrer se coucher.

– Bon, abdiqua Romain, visiblement déçu. Très bien, je suis fatigué aussi de toute façon. » Il s’épousseta le pantalon en se frottant les fesses. « Et puis vous avez raison, il est tard et il nous reste deux étages à vider demain. Allons-y. »

Pas encore soulagée, Sarah entraîna précipitamment son amant vers la maison. Romain les suivit d’un pas moins pressé, attrapant au passage sur la table un peu de la vaisselle souillée du dîner. En quelques secondes, ils se trouvèrent tous trois entre les murs de la bâtisse et la clairière fut rendue à la symphonie retrouvée du peuple nocturne. Le bûcher ravivé éclaira encore quelques minutes la haute muraille et les fenêtres derrière lesquelles ils avaient trouvé refuge.

Au second étage, les volets de la chambre de Blanche étaient fermés.

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