VII

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À l’intérieur, sous la lumière rassurante de la cuisine, Sarah et Matteo lanternèrent quelques minutes dans un silence gêné, le temps que Romain finisse de ranger les quelques ustensiles restés sur le plan de travail. Ils lancèrent de brefs regards en coin à leur ami ; ce dernier, mesurant également toute la lourdeur de l’atmosphère, s’était terré dans un mutisme faussement indifférent. Quand il eut terminé, il se tourna enfin vers eux et risqua un sourire neuf.

« Bien, tout est en ordre ici. On monte ?

– Oui, je suis morte, répondit Sarah sans parvenir à tenir son regard.

– Allons-y ! », lança-t-il dans un nouvel effort jovial.

Ils montèrent au premier et se saluèrent sobrement sur le palier. Matteo passa aux toilettes et Sarah insista pour rester avec lui. Quand ils sortirent quelques minutes plus tard de la salle de bain, drapés de leurs murmures, Romain avait disparu et la maison était plongée dans le silence. Ils rejoignirent leur chambre et se déshabillèrent.

« Non, ne ferme pas les volets s’il te plaît !, implora Sarah quand Matteo se dirigea vers la fenêtre. Je préfère qu’ils restent comme ça. »

Il n’insista pas et se glissa à ses côtés sous les couvertures. Quand il éteint la lampe de chevet, elle se blottit contre son corps chaud. C’était une nuit sans lune mais le ciel n’était taché d’aucun nuage ; ainsi le firmament déposait une clarté légère dans la chambre et Sarah en fut soulagée. Ils restèrent dans le silence, les yeux ouverts, chacun ressassant pour lui-même les événements encore chauds de la soirée pour en trouver une explication, pour tenter de les accepter.

« Que se passe-t-il ici, bon sang ?, chuchota enfin Sarah, n’y parvenant pas.

– Je ne sais pas, mais il doit y avoir une justification rationnelle à tout cela. C’est obligé.

– Je n’ai jamais vécu quelque chose comme ça, c’était si… irréel.

– C’était carrément flippant, oui !, murmura Matteo en secouant la tête. Mais bon, tu le sais tout comme moi, le monde n’est pas peuplé de monstres maléfiques et de cavaliers sans tête ; il y a eu, depuis la nuit des temps, une explication logique et raisonnée à toutes choses. Même ce qui a pu, pendant plusieurs siècles, nourrir les fantasmes de sociétés entières, a tôt ou tard trouvé sa place dans les raisonnements des physiciens.

– Mais le feu qui s’éteint tout seul, cet énorme bruit, la réaction de Romain… Romain n’est plus le même, Matteo, ne me dis pas que tu ne l’as pas remarqué !, s’exclama-t-elle d’une voix plus haute que ce qu’elle aurait souhaité.

– Sarah, calme-toi. Je sais que tout cela, à cette heure-ci, a tendance a nous rendre fous. Mais laissons passer la nuit. Demain, reposés et sous le soleil, nous aurons sûrement mis plus de distance, et peut-être même qu’on finira par en rire.

– Je ne sais pas… Peut-être.

– Allez, essaie de dormir. Romain a raison, nous avons encore beaucoup de travail demain. » Il déposa un baiser sur le coin de ses lèvres, se tourna et tira la couverture jusqu’au-dessus de ses épaules. « Bonne nuit mon amour, glissa-t-il sans attendre de réponse.

– Bonne nuit, chéri », lui offrit-elle toutefois machinalement, distraite par ses pensées agitées.

Elle demeura songeuse pendant un bon moment, longtemps après que Matteo se fut endormi. Ce n’est qu’au cœur de la nuit, bercée par les ronflements chaloupés de son amoureux ivre, qu’elle consentit enfin à rendre à son esprit sa liberté, et ses pensées voguèrent vers des horizons plus agréables : le port de La Rochelle, ses vieilles pierres, son air vivifiant, sa quiétude citadine et le cri des mouettes affamées, virevoltant autour des chalutiers. Elle avait quitté sa ville natale moins de deux jours auparavant mais cela sembla une éternité. Elle aimait l’océan, tellement pourvoyeur d’inspiration, pour elle et pour tant d’artistes, et ne pouvait envisager le bonheur de ses jours sans le battement des marées, l’odeur du goémon et les cornes des bateaux prenant le large, à l’aventure. Ah ! Prendre la mer et lui abandonner son sort dans l’espoir d’horizons exotiques, comme avaient pu le faire les grands explorateurs des siècles derniers; rêver sur le pont d’un immense paquebot en partance pour l’Amérique, guidée par l’espérance d’un nouveau départ ; passer une robe de soirée somptueuse et parader dans une immense salle de bal au son d’un orchestre de jazz ; errer dans ses coursives luxueuses et interminables, et s’éblouir d’une infinité de chefs-d’œuvre des plus grands maîtres du Romantisme et de l’Académisme, exposés là seulement pour elle ; déambuler ainsi devant les portraits de la vieille paysanne italienne de Géricault, du marin Sánchez, du désespéré de Courbet et surtout de toutes les muses si parfaitement exécutées du rochelais Bouguereau; échanger avec elles, s’enquérir de leur vie, de leur histoire, de leurs gloires et de leurs péchés, les abreuver de questions jusqu’à les lasser puis les contrarier même, ne pas distinguer suffisamment tôt la lassitude dans leur regard si parfaitement restitué, si brillant, à tel point qu’on les croirait animées, prisonnières de leur toile de lin ; les voir soudain s’en extraire, la colère sourdant, enjamber leur cadre en noyer puis s’élancer, malfaisantes et pleines de reproches, à sa poursuite ; tenter de fuir malgré des jambes soudain trop lourdes, presque enracinées, et les sentir dans son dos se rapprocher, doucement, en hurlant, tandis que le paquebot les entraîne dans les profondeurs ténébreuses de l’océan, accrochant ses dernières secondes au grondement désespéré de sa sirène, si grave et éternelle.

Sarah s’éveilla en sursaut dans une obscurité profonde, en nage. Peut-être poussa-t-elle un cri ? Affolée, le cœur martelant, elle mit plusieurs secondes pour retrouver des repères et se situer à nouveau. Le week-end dans les Vosges, la maison de Romain, la chambre bleue. Elle respira profondément et lentement pour s’apaiser. Elle avait déjà fait des cauchemars et avait appris à échapper à leur traîne malgré la fébrilité des réveils, mais elle émergeait de celui-ci, si réel et si subit, fortement secouée. Elle ne parvenait pas à s’en défaire ; malgré la présence à ses côtés du corps endormi et serein de Matteo, elle percevait encore la lancinante psalmodie de la sirène, qui résonnait en elle avec une monotonie entêtante, faible mais continue, semblable au son de l’archet glissant sur le violoncelle.

Sarah se redressa d’un bond et tendit l’oreille.

Dans le salon, quelqu’un jouait du vieil instrument. Pas une mélodie, juste le frottement incessant de son unique corde, à vide. Elle se tourna vers son compagnon :

« Matteo, réveille-toi ! Matteo ! », chuchota-t-elle en le secouant vigoureusement ; sans succès. « Matteo ! Bon sang, ouvre les yeux ! »

Il grogna dans son sommeil, prononça quelques mots indéchiffrables et trouva une position convenable. Il faisait trop sombre dans cette pièce. La fenêtre, et donc le ciel étoilé, étaient indiscernables. Elle le secoua franchement, manquant de le faire tomber.

« Eh, mais quoi ?, s’agaça-t-il, tiré trop soudainement de ses rêves à lui.

– Quelqu’un joue du violoncelle en bas ! lui dit-elle, d’une voix paniquée.

– Hein ?

– Quelqu’un joue du violoncelle !

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– Écoute ! ».

Ils prêtèrent l’oreille. La maison était plongée dans le silence le plus total.

« Qu’est-ce que tu racontes ?, bougonna-t-il. Personne ne joue de musique, rendors-toi !

– Matteo, je t’en prie, il faut que tu me croies, quelqu’un jouait du violoncelle il n’y a pas dix secondes ! »

Matteo prit une large inspiration et souffla par le nez, affichant sa lassitude et son manque de sommeil.

« Allume la lumière s’il te plaît, supplia-t-elle. Il fait trop noir, j’ai besoin de te voir. »

Dans un nouveau soupir, il se retourna, chercha à tâtons le fil de la lampe de chevet et remonta lentement ses doigts tout du long pour trouver l’interrupteur. Quand il l’actionna, l’ampoule refusa de s’allumer.

« Ça marche pas », lança-t-il.

Il fit frénétiquement aller et venir son pouce sur le plastique pour défier tout mauvais contact, mais rien n’y fit. Les idées encore brumeuses, il tenta de comprendre.

Dans le noir, une main glacée et étique lui saisit le poignet. Et tira.

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