La mise à mort (suite)

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Réalisant soudain que tout était fini, Adila ne put s’empêcher de pousser un cri mais personne ne l’entendit car Zarhan, quelque fut son courage, hurla de douleur. Adila se leva pour rejoindre son père mais sa domestique, qui anticipait un tel geste de sa part, la retint de toutes ses forces afin qu’elle ne se mette pas elle-même en danger en courant vers l’estrade. Il était de toute façon trop tard pour tenter quoi que ce soit et Zarhan ne fut bientôt qu’une boule de feu silencieuse agitée de soubresauts. Adila se débattit quelques instants mais, trop épuisée pour lutter, elle s’effondra dans les bras de Falda en larmes qui la reposa délicatement à ses côtés. Il lui fallait absolument emmener sa maitresse loin de cette place et de la scène d’horreur qu’elle présentait en spectacle. L’odeur âcre de peau carbonisée était à peine supportable et la plupart des spectateurs s’enfuirent la bouche recouverte de tissu. Toutefois, il leur était impossible de partir sans être remarquées et Falda était certaine que le Massaké n’y consentirait pas. La cruauté sans borne qu’il avait une fois de plus démontrée ce jour ne laissait hélas aucun doute à ce sujet.

Hébétée et comme coupée du monde, enserrée dans sa douleur, Adila se tenait figée sur le bord de sa chaise, les yeux écarquillés sur les restes du bucher. La voir ainsi redoubla sa détresse et sa douleur. Hakim savait que son père exigerait qu’il se comporte dignement ce qui impliquait de ne pas quitter sa place avant que le Chef Suprême ne soit lui-même parti. Il savait Adila folle de chagrin et de ne pouvoir la soutenir dans son épreuve était un réel supplice.

Lorsqu’enfin la vie quitta le corps du supplicié, Isatis, le jeune frère adoptif d’Adila, posté derrière le gros de la foule pour ne pas être remarqué, écarquilla les yeux de stupeur. Il remarqua le subterfuge au moment même où l’esprit du guérisseur s’envola au-dessus du brasier, car celui-ci lutta avec l’esprit d’Idriss qui attendait patiemment l’heure de se venger. Ce ne fut qu’un infime moment, comme si deux ombres tourbillonnantes se rencontraient et se séparaient pour ne plus faire qu’une et finalement se dissiper. Isatis cligna des yeux pour être certain que ce n’était pas le fruit de son imagination mais lorsqu’il les rouvrit tout avait disparu. Il se mit à réfléchir à la hâte aux répercussions que cela pouvait engendrer. Il fallait à tout prix qu’il puisse en parler à quelqu’un pour élaborer sa pensée mais à qui ? Qui serait en mesure de comprendre les mânes et les immânes ? Comment pouvait-il aider son grand-père ? En avait-il besoin du reste ? Toutes ces questions tournaient dans sa tête lorsque quelqu’un le bouscula. Sortant soudainement de ses pensées, il remarqua que la foule commençait à se disperser. Il fallait qu’il quitte la place avant que l’on ne remarque sa présence. Les larmes aux yeux, Isatis renifla tout le long du chemin qui menait à sa tente.

En route, il entendit quelqu’un qui l’interpellait derrière lui.

— Isatis, attends.

À contre cœur, il s’arrêta et se retourna. Grâce à sa physionomie si particulière et malgré sa capuche qui lui couvrait une bonne partie du visage, il reconnut de suite le marabout du Clan de Jobuloni. Presque plus large que haut, il semblait souffler à chacun de ses pas. Il attendit patiemment que le Marabout le rejoigne.

— Que sais-tu des mânes ? demanda se dernier à voix basse, son regard perçant paraissait déjà connaître la réponse.

Son grand-père adoptif avait parlé de lui avec éloquence et avait déclaré lui faire entièrement confiance. Toutefois, l’enfant semblait hésiter à répondre à une question aussi dangereuse qu’inattendue.

Nous sommes seuls à présent toi et moi. Nous devons mettre en commun nos savoirs pour être plus forts afin que son sacrifice ne soit pas vain. Tu comprends ?

Ses grands yeux gonflés d’avoir trop pleurés se fermèrent quelques instants pour lui laisser le temps de se ressaisir. Il renifla enfin une dernière fois en s’essuyant sur sa manche et fronça les sourcils, faisant face au visage bienveillant du vieil homme.

Pour le mettre davantage en confiance, ce dernier lui raconta ce qu’il avait vu lui aussi, certain que le garçon doutait encore de sa vision et que cela expliquait sa crainte de parler.

Tout en écoutant le récit, Isatis secoua la tête pour signifier que cela ne pouvait être possible, même si au fond de lui il connaissait la vérité. Il réprima une nouvelle envie de pleurer en imaginant la souffrance que le Marabout avait endurée.

— Lorsque Bichegna a tué Idriss, enfin Madhi sous l’apparence d’Idriss, je me trouvais à quelques mètres de là, rétorqua-t-il. Je me suis faufilé derrière la tente du prince Hakim et là j’ai surpris la conversation entre le prince et Madhi. J’ignore par quelle magie il a pu prendre possession de son corps, mais j’ai nettement entendu Mahdi qui parlait au Tout puissant, il a dit mot pour mot : « emmenez-moi à Al-Dhila et donnez ceci à Dallol. Ne l’ouvrez sous aucun prétexte. Sous aucun prétexte. »

— « Donnez ceci » dis-tu ? Madhi a dû sans doute lui remettre l’âme d’Idriss enfermée dans un flacon ou une fiole. Enfin, je crois que dans son cas on peut parler d’îmmane. Son âme était plus sombre qu’aucune autre avant lui. Pour qu’il puisse s’emparer de son enveloppe il fallait à tout prix que Madhi emprisonne son essence et il ne pouvait pas courir le risque qu’elle s’échappe. Mis à part ça, je ne vois pas ce qui aurait été important d’emmener à Dallol, le dragon d’Al-Dhila. Mais je t’ai interrompu, continue s’il te plait.

— Juste après, j’ai entendu des cavaliers arriver au galop et j’ai compris l’urgence de la situation. Je suis allé préparer des chevaux pour leur fuite.

— Comment avoir la certitude que le Tout puissant a pu mener à bien sa mission ? Tout ce que nous savons avec certitude c’est qu’il est allé là-bas accompagné de son ami et de Bichegna et qu’il a quitté le royaume sain et sauf.

Isatis hocha la tête.

— Si seulement Bichegna n’avait pas disparu…

Une pensée tournait dans la tête du Marabout sans qu’il en comprenne tout à fait le sens.

Il doit y avoir une explication, je sais ce que j’ai vu et je crois que toi aussi. Si l’îmmane d’Idriss avait été confiée à Dallol, elle serait encore prisonnière là-bas. Tu es certain qu’il a dit « Emmenez-moi à Al-Dhila » ?

— Certain.

Le marabout se répéta cette phrase plusieurs fois quand tout à coup il s’exclama :

—  C’est ça ! Le corps d’Idriss n’a jamais rejoint Al-Dhila. Le Massaké l’a emporté vers la capitale. Si Mahdi a demandé à ce que le Tout Puissant l’emmène là-bas c’était sans doute parce que l’immâne ne pouvait pas être séparé de son corps sans que cela n’ait une conséquence regrettable.

— Comment peut-on réparer cela ?

— Je n’en ai pas la moindre idée Isatis. Je ne sais même pas s’il est encore possible de faire quoi que ce soit. Idriss est enfermé dans le caveau du Palais et nous ne pourrons jamais y accéder. De toute façon, je ne suis pas en mesure de commander aux mânes, encore moins aux immânes. À ma connaissance, Mahdi était le dernier à posséder les connaissances nécessaires. Notre dernière chance est de nous rendre auprès de Dallol au plus vite.

— Mais, Adila se marie dans deux semaines, elle voudra sans doute que je sois présent, non ?

Cette jeune fille, qui l’avait accueilli au sein de sa famille comme un frère, lui manquait. Il espérait que l’occasion lui permettrait de profiter un peu de la chaleur de ses bras. Depuis qu’elle était enfermée au Grand Palais personne ne se souciait vraiment de lui.

Voyant sa petite mine plein d’espoir, le Marabout lui répondit gentiment :

— Je suis désolé Isatis, seule la famille proche est invitée et, de tout façon, je ne crois pas que ta présence aurait fait la moindre différence. Elle n’aurait sans doute pas eu une minute à te consacrer. Par contre, découvrir ce qu’il s’est passé peut se révéler vitale. Tu viendras avec moi ?

Si le vieil homme avait raison, rien ne le retenait à la capitale. S’il pouvait encore aider le grand-père d’Adila en retrouvant l’îmmane d’Idriss, alors il était prêt à tout.

— Entendu, d’autant que je connais bien mieux Al-Dhila et ses secrets que vous. Après tout, c’est moi qu’on a nommé le renard du désert.

Son triste sourire éclaira malgré tout son visage d’enfant.

Par les sages, qu’il est donc jeune.

Alors qu’ils étaient sur le point de se séparer pour se retrouver comme convenu le lendemain, une brusque question lui brula les lèvres.

— Mais, si le Marabout a pris la place de Zarhan, où se trouve notre Chef maintenant ?

Malgré lui le vieil homme sourit. Isatis était éveillé pour son âge, il faudrait qu’il veille à ce qu’il puisse développer ses dons comme il se doit.

— Il est en sûreté et c’est tout ce que je puis te dire pour le moment.

Isatis acquiesça et reprit sa route vers son campement. Le monde des adultes était empli de mystères et de cachotteries. Parfois il en venait à penser qu’il ne voulait pas faire partie de ce monde là. Savoir Zarhan sain et sauf était tout ce qui comptait après tout. Il eut tout de même un pincement au cœur pour Adila qui n’avait pas la chance de savoir son père encore en vie.

 

Alors qu’enfin le feu commençait lentement à s’éteindre et que la place était pratiquement vide, Adila ne pouvait soustraire son regard du rougeoiement des ultimes braises. Falda ne supportait plus la chaleur du brasier et s’était quelque peu éloignée d’elle, la couvant du regard malgré tout. Lorsqu’Hakim s’approcha d’elle et prononça son nom, Adila sursauta comme s’il l’avait sortie brusquement de sa transe.

— Il faut que l’on retourne au Palais.

Elle secoua la tête énergiquement. Se lever c’était comme reprendre le cours de sa vie et elle aurait voulu qu’il s’arrêtât à cet instant précis.

Il s’accroupit devant elle et tenta de la prendre dans ses bras. Elle le repoussa en hurlant. Elle était visiblement en état de choc et avait encore besoin de temps pour reprendre ses esprits. Résigné, il s’assit à côté d’elle.

Quelques gouttes commencèrent à tomber et le feu s’éteignit complètement peu de temps après. Peu à peu, l’eau finit par dissoudre les cendres et un ruisselet noirâtre s’écoula le long de la place dans la direction d’Adila. La vue des restes de son père qui se répandaient sur le sol était plus qu’elle ne pouvait en supporter. Il ne resterait sur cette terre plus rien qui pourrait rappeler au monde cet homme brave et courageux. Rien qu’une place drapée de la couleur du deuil pour quelques heures. Elle ne voulait pas que sa mort reste impunie et une haine déterminée et glaciale, de celle qui façonne même les plus endurcis, monta en elle. Adila ferma les yeux et invoqua les anciens encore une fois de lui donner la force de continuer à vivre pour assouvir cette nouvelle soif de vengeance. Elle tendit la main vers Hakim qui attendait patiemment qu’elle fut prête à partir.

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