Chapitre 43

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 Un jour, en sortant de la piscine, j’avais surpris Roxane le nez dans le roman que je lisais : ‘’Voyage au bout de la nuit’’ de Céline. Elle me l’a vite rendu avec une moue de dégoût.

« Je n’y comprends rien. Tous ces points de suspension, ces mots que je ne connais pas. Tu aimes, toi ?

— C’est un des plus grands auteurs du vingtième siècle. » Je lui ai caressé les cheveux : « Mais il faut que tu attendes encore quelques années pour l’apprécier… et que tu te mettes à l’argot, au Javanais, au verlan. C’est là-dedans qu’il puise une grande partie de son vocabulaire, et c’est cela qui le rend génial. »

Elle a fait la moue :

« Je préfère encore le mien. »

Et elle a repris la lecture de ‘’La petite Fadette’’ de George Sand, qui était l’une de ses romancières préférées, avec Pagnol, Jane Austen et les sœurs Brontë.

« Pas que, m’a-t-elle rétorqué à l’évocation de ce souvenir. Dans le fond, je crois que je suis comme toi. Mon auteur préféré est celui qui a écrit le dernier beau livre que j’ai lu. Et j’ai adoré Mark Twain après avoir lu ‘’Tom Sawyer’’, Margaret Mitchell après avoir dévoré ‘’Autant en emporte le vent’’ Carlo Collodi après avoir englouti ‘’Pinocchio’’ et j’en passe et des meilleurs, mon trésor.

— Et tu as fini par le lire, au fait ?

— ‘’Voyage au bout de la nuit’’ ?... Oui. J’ai adoré. En terminale j’avais un prof qui était fan de Céline… Mais je n’ai rien lu d’autre de lui. » Elle m’a regardé : « Tu ne vas pas me traiter d’ignorante ? »

J’ai secoué la tête de gauche à droite :

« De mon côté, je n’ai rien lu de Jane Austen, ni des sœurs Brontë.

— Et moi, rien lu de Jules Verne, et Paul Féval qui était l’écrivain préféré de Marcel, l’amoureux de mes treize ans. »

Le chemin en terre battue nous avait conduits en dehors des limites du village. On apercevait la nationale en contrebas. Un petit chemin grimpait à travers une forêt de mélèzes et de conifères, qui devait sans doute aboutir à un cabanon où venaient se réfugier les chasseurs, assez nombreux, hélas. (Théo en faisait partie et c’était un domaine que nous évitons d’aborder afin de garder une entente cordiale !). Un pick-up qui avait connu des temps meilleurs, était garé n’importe comment, son conducteur, donnait de furieux coup de pieds au pneu avant gauche.

« Crevé ? Lui ai-je demandé.

— Et l’ennui c’est que je n’ai même pas de roue de secours. Faut que j’appelle mon beau-frère qui vienne me remorquer. Il habite Touët. C’est pas la mort. Je vais l’attendre assis sous cet arbre. » Puis, indiquant une direction : « Dans cinquante mètres, vous ne pourrez plus avancer. Le sentier s’est écroulé. Si vous voulez rejoindre Les Blanqueries, vous devez descendre par ici et continuer sur la 6202.

— Nous venons de Puget. Nous allons rebrousser chemin. »

Il a levé le bras pour nous saluer, nous avons fait de même.

Après une bonne demi-heure de marche, nous sommes revenus à notre point de départ, et nous nous apprêtions à descendre l’escalier pour revenir sur la place de l’église lorsqu’elle m’a demandé :

« Tu as en tête un nouveau roman, ou pas encore ?

— Rien, pour le moment. Je me repose sur mes lauriers… » Je l’ai prise par la taille et l’ai serrée contre moi : « … Et je profite de mon amour. »

Puis je l’ai embrassée. (Elle avait toujours la petite fleur bleue dans ses cheveux.)

« Qui sera ta muse ?

— Toi, mon amour. Pour le prochain et tous les autres à venir »

D’un ton teinté d’ironie, elle m’a gratifié d’un :

« Quel honneur. » Puis après un petit silence et toujours sur le même ton : « Mais je crains qu’ils ne se ressemblent un peu trop, non ? »

J’ai haussé les épaules :

« Pourquoi ? Dante n’a eu qu’une seule muse et il a écrit une œuvre immense.

— C’est vrai. » Petit blanc : « Mais Alex Cantié ne semble pas avoir suivi cette voie, puisque chacun de ses romans lui était inspiré par une muse différente.

— Alex Cantié a changé, puisqu’il a retrouvé son grand amour.

— A l’époque, il ne s’appelait pas encore ainsi.

— Qu’est-ce que ça change ? C’est toujours la même personne. »

Elle m’a lancé un regard étonné et d’un ton détaché, elle m’a lancé :

« Puisque tu le dis. »

Puis elle s’est mise à dévaler les marches. Je l’ai rattrapée par le bras :

« Attends ! Qu’est-ce que tu entends par cela ! »

Elle s’est détachée et a haussé les épaules :

« Que puisque tu le dis, je suis forcée de te croire.

— Forcée de me croire ? Ai-je presque hurlé. » Je l’ai reprise par le bras : « Autrement tu ne le croirais pas ? »

Elle s’est de nouveau détachée :

« Moi j’ai connu un garçon au regard doux et pur qui faisait battre mon cœur de gamine chaque fois qu’il posait ses yeux sur moi.

— Et ce regard, tu ne le retrouves plus ? »

Elle a secoué la tête :

« Non. Dans ses yeux je vois une multitude de femmes toutes plus belles les unes que les autres qui se moquent de moi et semblent me dire : ‘’Profite bien ma chérie. Le jour où il t’aura remplacée n’est pas loin, et tu pourras toujours pleurer pour qu’il te reprenne.’’ »

Je suis tombé des nues. J’avais envie de la gifler en lui criant que si c’était comme ça qu’elle me voyait, comme ça qu’elle comprenait mes mots d’amour, elle pouvait faire ses valises et partir le plus loin possible de moi et, en fin connaisseur de la psychologie féminine, je savais qu’elle l’aurait fait ; puis, trois ou quatre jours après, elle m’aurait appelé pour me demander pardon de s’être comportée comme une ‘’conne à se donner des baffes’’, et me demander si je voulais encore d’elle ; à quoi, je lui aurais répondu que je n’attendais que cela, et nous nous serions réconciliés. Mais, au lieu de ça, je lui ai fait dévaler les marches à toute vitesse et, arrivés devant le bureau de poste, je l’ai attrapée fermement par les bras et, la regardant droit dans les yeux, je lui ai lancé d’un ton ferme :

« Ecoute-moi bien ! Des femmes j’en ai connues à la pelle : des blondes, des brunes, des rousses, des grandes et des petites, des savoureuses et des insipides, des vaginales et des clitoridiennes, des gémissantes et des muettes, des excitées et des lymphatiques, des actives et des passives, des sensuelles et des frigides, des prudes et des impudiques, des fidèles et des infidèles, des maniaques et des bordéliques, des stoïques et des épicuriennes, des profanes et des initiées, des solaires et des lunaires, des anges et des démons. Du Nord, du Sud de l’Est, de l’Ouest. Je les ai toutes baisées : par devant par derrière, dans chaque position. Partout, à n’importe quelle heure. Mais il n’y a qu’à toi, Roxane, rien qu’à toi que j’ai fait l’amour.

— Et quelle différence ? M’a-t-elle crié. Tu les as pénétrées, tout comme tu m’as pénétrée. Tu les as fait jouir, tout comme tu m’as fait jouir. Tu t’es répandu en elles comme tu t’es répandu en moi. Tu t’es allongé sur leur ventre comme tu t’es allongé sur le mien. Tu les as couvertes de baisers et tu t’es endormi dans leurs bras, comme tu t’es endormi dans les miens.

— Tu oublies un détail.

— Lequel ?

— Il n’y a qu’à toi que j’ai dit : ‘’Je t’aime.’’ Il n’y a qu’à toi que je l’ai crié au moment de l’orgasme. Il n’y a qu’à toi que je l’ai murmuré en m’étendant sur ton ventre. Il n’y a qu’à toi que je l’ai susurré à chaque baiser que je t’ai donné.

— Et Aurélie ?

— C’est de l’histoire ancienne. Je t’ai dit que, si je t’avais croisée je l’aurais quittée. »

Elle s’est débattue afin que je la lâche, puis :

« Comment te croire ? C’est facile de me le dire, maintenant qu’il n’y a plus rien entre vous. »

Elle s’est retournée et a commencé à s’éloigner. Je l’ai saisie de nouveau.

« Laisse-moi !

— Non. Tu vas m’écouter jusqu’au bout.

La porte de l’église s’est ouverte. Une femme en est sortie. C’était la mère de Théo, le patron du bistrot de la place. Elle avait perdu son mari trois ans auparavant et, depuis, tous les jours elle venait prier une heure pour le repos de son âme. Elle m’a fait un petit sourire, que je lui ai rendu.

J’ai pris Roxane par la main :

« Viens avec moi.

— Où ?

— Là.

— A l’église ?

— Oui. »

Fille d’un Italien du Sud et d’une Irlandaise, elle ne pouvait être que croyante et j’espérais que dans ce lieu consacré, si je lui renouvelais mon serment d’amour, elle finirait par admettre la sincérité de mes sentiments.

A l’intérieur, assis sur l’un des bancs les plus avancés de la travée centrale, trois vielles femmes récitaient le chapelet. Nous avons pris place sur le dernier banc de la rangée de droite. Je l’ai prise par les épaules et l’ai regardée droit dans les yeux. Je lui ai parlé d’un ton suffisamment bas pour ne pas déranger les dames mais, tout de même audible, afin qu’elle ne perde rien de ce que j’allais lui dire :

« Roxane, je prends à témoin : Jésus sur sa croix, la Sainte Vierge, Saint Antoine, Saint Christophe, Sainte Rita et tous les Saints. Qu’ils me damnent et me condamnent, si ce que je vais te dire contenait une once de mensonge. Je t’aime comme je n’ai jamais aimé de ma vie. Je t’aimerai jusqu’à la fin de mes jours et au-delà. Que je sois en enfer ou au paradis. Je t’aime à détourner les fleuves de leurs cours, je t’aime à se faire battre les montagnes, je t’aime à inverser les pôles et la rotation de la terre, je t’aime à épuiser la course des étoiles, je t’aime à me coucher au creux du soleil et ne ressentir la moindre brûlure, je t’aime à t’embrasser jusqu’au bout de mon souffle. »

Pris dans ma tirade et oubliant les dames au chapelet, j’ai élevé quelque pu la voix pour conclure :

« Je t’aime à te faire l’amour jusqu’à l’orgasme perpétuel et que nos corps n’en fassent plus qu’un seul. »

Une des bigotes s’est retournée vers nous et m’a apostrophé :

« Monsieur, allez dire vos cochonneries ailleurs. »

Je lui ai rétorqué calmement, mais non sans une certaine stupéfaction :

« Je vous demande pardon, d’avoir perturbé vos prières, mais, néanmoins, com-ment osez-vous dire, dans la maison de Dieu, que l’amour est une cochonnerie. Lui qui n’a cessé de le prêcher par la voix de son fils, relayé par le pape et toute la curie ? Vous devriez vous confesser pour un tel blasphème. »

Roxane m’a regardé amusée. La deuxième bigote a haussé le ton :

« Honte à vous, monsieur. Vous parlez de saletés qui n’ont rien à voir avec ce que le Christ a prêché. C’est vous qui devriez vous confesser !

— Ah oui ? »

Je lui ai montré Roxane :

« Regardez ma fiancée, madame. Regardez cette beauté, cette perfection. Elle est une créature du Seigneur. Ses cheveux, son front, ses yeux pleins de bonté et de pureté, ses jolies pommettes saillantes et son petit nez rond, sont l’œuvre de Dieu. Sa bouche aux lèvres suaves, ses dents si blanches qu’on dirait des perles, sont également l’œuvre de Dieu. Et que dire de son cou, de ses oreilles, de ses bras si bien dessinés, et ses mains si douces à réchauffer les cœurs les plus meurtris. C’est encore et toujours l’œuvre de Dieu ! Quant à ses pieds aux orteils pulpeux, ses jambes admirablement galbées et musclées, ses cuisses parfumées, ses fesses bombées, cette chute de reins à couper le souffle, et ses hanches amples, et son ventre hospitalier, où nos enfants s’y sentiront tellement heureux qu’ils n’y voudront en sortir, encore et toujours l’œuvre de Dieu ! Et enfin, ses seins, que je n’ose découvrir, madame, si généreusement développés qui, une fois remplis de lait nourriront en abondance notre progéniture conçue, madame, grâce à l’union de nos deux sexes qui, eux aussi, ne vous déplaise, sont l’œuvre de Dieu ! »

Roxane s’est pressée contre moi. Elle avait du mal à contenir son rire. La troisième cagote s’est retournée à son tour et m’a hurlé :

« Sortez immédiatement d’ici ! Dégoûtant personnage ! Nous savons qui vous êtes et nous nous plaindrons au curé ! »

Je lui ai répondu sans me démonter et très sérieusement, malgré le fou rire qui me titillait :

« Madame, s’il y en a un auprès de qui vous devriez vous plaindre, c’est au Tout Puissant directement. C’est lui qui a voulu que les enfants soient engendrés en faisant l’amour et non en récitant des chapelets. »

J’ai pris ma sauterelle par le bras.

« Viens, mon amour. Nous n’avons plus rien à faire ici. »

Nous avons effectué notre génuflexion, nous nous sommes signés et avant de sortir j’ai lancé aux trois bigotes :

« Que Dieu vous illumine et vous indique la vraie voie de l’amour. »

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