Chapitre 37

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 J’ai remercié le tonnerre de m’avoir réveillé en sursaut ; sinon, je serais encore à genoux sur l’asphalte brûlant, pleurant auprès de Roxane qui se vidait de son sang. Encore une fois, elle avait été la victime expiatoire de la cruauté de mes parents, dont je finirais un jour par me venger.

Après avoir longuement flâné sur la rive droite du Var, (nous étions même des-cendus jusqu’au bord du fleuve, et nous nous étions allongés sur un semblant de plage), sur le chemin du retour, elle a voulu m’annoncer qu’elle était enceinte et, ne sachant de quelle façon me l’annoncer, elle a pris ma main et l’a posée sur son ventre, tout en me regardant avec des étoiles dans les yeux. Ma réaction, contrairement à ce qu’elle avait imaginé, a été brutale et violente. Je me suis emporté :

« Enceinte déjà ! Alors que notre relation commence à peine ? Quel manque de jugeote, quelle irresponsabilité de ta part. Tu ne t’es pas demandé un seul instant que deviendrait cet enfant, trimbalé entre Marseille et Nice ? Car, ne va pas t’imaginer que je vais m’installer là-bas, comme je ne me fais aucune illusion, quant à ton retour dans ta ville natale ! » Et je criais. Je criais de plus en plus fort. Je lui serrais le bras, elle tentait de se dégager et moi j’ai hurlé :

« Tu ne dois pas le garder. Il faut que tu avortes ! »

A ce mot, son regard, interloqué, décontenancé, ahuri à la limite, s’est rempli de haine, de ressentiment. Sa bouche, qui était resté entr’ouverte, s’est transformée en un rictus amer. Elle s’est mise à courir le long du pont qui enjambe le fleuve, en me hurlant que j’étais un monstre. Où était passée la promesse que je lui avais faite de ne jamais être cruel avec elle ? Je lui ai couru derrière :

« Roxane, je n’ai pas dit que je ne voulais pas d’enfants, j’ai juste…

— Ne me parle plus ! Va t en ! Laisse-moi ! »

Elle s’est mise à courir encore plus vite.

Au bout du pont, la sonnerie, annonçait l’abaissement imminent des barrières du passage à niveau afin que passe le train des Pignes, en provenance de Nice. Elle a réussi à passer avant qu’elles ne commencent à descendre. Comme elle m’avait distancé d’une bonne quinzaine de pas, je les ai vues se refermer devant moi. Mais ce que j’ai vu surtout, c’est qu’elle continuait de courir sans réaliser qu’elle était sur la nationale, et qu’un camion arrivait. Je lui ai hurlé de s’arrêter, mais en vain. Le poids lourd n’a pas eu le temps de freiner. Tout s’est passé très vite. Trop vite. L’horrible crissement des pneus, les hurlements des clients attablés au bar d’en face, le bruit sourd du choc de son corps happé par ce mastodonte tout en acier. Je l’ai vue voler très haut et retomber lour-dement, dans un fracas d’os brisés. J’ai hurlé son nom, je me suis presque couché, afin de passer sous les barrières baissées, et le train qui arrivait sur ma droite, qui a klaxonné. Puis j’ai couru jusqu’à l’endroit où son corps s’était fracassé. Son visage était blême, une gigantesque mare de sang s’était formée autour d’elle. J’ai embrassé son front et sa bouche en pleurant, en lui demandant pardon. Elle a réuni ses dernières forces pour me dire que désormais ils seraient deux à m’aimer par-delà la mort. J’ai hurlé son nom à m’en casser les cordes vocales et, lorsque l’éclair a illuminé la chambre suivi du grondement du tonnerre, qui a mis un point final à mon premier cauchemar de nôtre première nuit à Puget, j’ai instinctivement allongé mon bras et constaté que sa place était vide. Comme si j’avais été mû par un ressort, je me suis redressé et allumé la lampe de chevet. Sur la petite table, elle m’avait laissé un mot : « Je suis partie acheter des croissants. Pour ne pas te réveiller, je me suis permis de prendre tes clés. Je t’AIME » Suivi d’un cœur immense. Un deuxième éclair a jailli, suivi du tonnerre dont les décibels n’étaient pas très loin de ceux que produirait le choc d’une météorite contre la terre, et l’ouvrirait en deux. Je ne savais pas quelle heure il pouvait être, mais elle était suffisam-ment avancée pour voir apparaître quelques rayons de soleil ; or tout était noir et j’en ai déduit que des nuages gros et épais devaient le couvrir, comme lors de cet orage qui nous avait surpris Rodin et moi, le jour de mes dix ans. Cette épaisse obscurité, la pluie qui tombait à verse, qui précipitait son flux, m’ont replongé dans le cauchemar que j’avais fait à Marseille, la veille de mon départ pour Bordeaux. Je l’ai imaginée, son paquet de croissants dans la main, courant pour rejoindre au plus vite la maison sans faire attention en traversant la nationale qui séparait le village en deux. Mon cœur s’est mis à battre de plus en plus vite. J’ai attrapé le vieil imperméable de Maïa qui traînait dans le placard, je l’ai enfilé, j’ai descendu quatre à quatre les marches, j’ai atterri dans la cuisine, manquant de me rompre le cou, j’ai couru droit vers la porte, avec cette même obsession : « Pourvu que j’arrive à temps pour la tirer par le bras et éviter qu’elle se fasse écraser par un fou du volant, ou un poids lourd. » (C’était déjà le troisième rêve insoutenable, dans lequel elle était fauchée par un véhicule), lorsque, après un éclair fulgurant, suivi de deux coups de tonnerre, je me suis tapé le front avec ma main en réalisant qu’il n’y avait aucune nationale à traverser pour aller de la maison à la boulangerie, et que le pire qu’il pouvait lui arriver, était de rentrer dégoulinante. A ce moment précis, elle a ouvert la porte et, se précipitant vers la table qu’elle avait dressée pour le petit déjeuner, elle a sorti de son sac le paquet de croissants, et l’a posé dessus :

« Quel déluge ! Et dire que lorsque je suis sortie il… » Puis, me voyant affublé de la sorte, les cheveux ébouriffés, le regard ahuri, elle a pouffé : « Comme tu es drôle, mon amour ! Tu comptais acheter les croissants ? Tu n’as pas lu mon petit mot ? Je me suis permis de prendre tes clés… »

Je me suis avancé vers elle pour la serrer dans mes bras, elle a reculé :

« Je suis toute mouillée marmotte de mon cœur. Je monte vite me sécher » Elle a grimpé les deux premières marches elle a répété : « Comme tu es drôle… et comme tu es mignon aussi. » Elle m’a envoyé un baiser de la main : « Je t’aime. »

Je suis allé à l’évier me rafraîchir le visage, et je me suis dirigé vers la chambre à coucher pour ôter l’imperméable, enfiler un short et un tricot. De la salle de bains me provenait l’écoulement de la douche. Je suis redescendu, préparé le café, sorti les croissants de leur sac, disposé le beurre et les confitures (orange et abricots).

Elle est descendue, lorsque j’étais assis, la tête entre les mains, maudissant mes parents de toutes mes forces, de m’avoir envoyé ce nouveau cauchemar. Elle s’est approchée, s’est assise à côté de moi et m’a caressé tendrement les cheveux ; puis, d’une voix douce qui trahissait une certaine angoisse :

« Ça ne va pas, mon amour ? Tu ne te sens pas bien ? »

Lui répondre, quoi lui répondre ? Un mensonge du genre : migraine-mais-c’est-fini-maintenant-je-vais-mieux ? Lui avouer la vérité ? Impossible. C’était risquer qu’à l’instar de Maïa, elle s’en aille en me laissant seul avec mes affres. Mais c’est cela qu’ « Ils » voulaient. Que je me retrouve seul, une fois de plus, à séduire une femme quelconque que je baiserais sans le moindre sentiment, tout juste le plaisir de sentir mon sperme s’évacuer dans son ventre ou dans le fond d’un préservatif, et passer des nuits paisibles, peuplées de rêves insignifiants. Non, je ne devais pas leur donner ce plaisir. Je me refusais à ce que Roxane devînt une deuxième Aurélie, car je l’aimais. Je l’aimais encore plus fort que la ravissante jeune femme aux bleus de biche, que j’avais tirée d’embarras face aux deux poétaillons qui se prenaient pour des cadors. Je l’aimais lorsqu’elle n’était encore qu’une gamine asexuée au regard espiègle, au sourire démesuré qui creusait deux petits sillons aux commissures de ses lèvres et mettait en valeur ses deux pommettes saillantes. Je l’aimais déjà lorsque je caressais affectueusement ses cheveux couleur de l’automne tous parfumés à l’huile d’amande douce. Je l’aimais…

« Tu n’es pas bien avec moi ? »

Je me suis tourné vers elle, je l’ai regardée droit dans les yeux, j’ai pris sa tête entre mes mains, j’ai approché mes lèvres des siennes et, avant qu’elles ne se rejoignent :

« Pas bien avec toi ? Mais je t’aime Roxane ! Je t’aime. »

Et nous nous sommes embrassés.

« Toutes les nuits, ton sommeil est agité. Tu pleures et tu transpires. Tu n’es pas malade ? Dis-moi, mon amour. Dis-moi.

— Non ma sauterelle, je vais très bien, je suis en bonne santé. Je te le jure. Malgré mes huit petits cigares par jour, mes poumons sont blancs comme neige, mon cœur fonctionne mieux qu’une montre Suisse, aucun Helicobacter pylori ne grignote mon estomac, pas moins que la cirrhose n’attaque mon foie, malgré mes Campari quotidiens entre autres boissons alcoolisées, quant à ma prostate, je ne la sens même pas, par contre, son rôle elle le joue à merveille. » Je lui ai fait un clin d’œil : « N’est-ce pas ma chérie ? » Elle m’a souri en m’approuvant, j’ai poursuivi : « Que dire du pancréas, de la rate et du colon ? » J’ai fait le salut militaire : « RAS lieutenante de mon cœur. »

Je l’ai embrassée de nouveau.

« Si tu avais quelque chose, tu me le dirais ?

— Je ne te cacherai rien Roxane. »

Nous avons fini notre petit déjeuner en déviant la conversation sur l’orage qui continuait de gronder. Le ciel s’était quelque peu éclairci, mais la pluie tombait avec la même intensité, précédée de violents coup de tonnerre, eux même précédés d’aveuglants éclairs. Bien entendu, je n’ai pu m’empêcher de lui raconter cette terrible veille de mes dix ans où Rodin et moi avons cru que la terre allait s’ouvrir sous nos pieds et nous engloutir à tout jamais.

« Je peux t’assurer que pour mes onze ans, je me suis bien rattrapé. »

Et je lui ai raconté cet anniversaire épique où, pour la première fois, Maïa épuisée, à bout de nerfs, s’était mise en colère, avec élévation du ton de sa voix, excédée du boucan qu’à deux heures du matin, nous faisions encore Ludwig et moi.

« Elle qui parlait toujours sur un ton calme et apaisant.

— Elle doit être très douce, n’est-ce pas ?

— Oui, sauterelle. Très, très douce. Elle m’a offert la plus belle des enfances.

— Comme j’aimerais faire sa connaissance.

— Elle aussi.

— Il est gravement malade son… ami ?

— Il a le cœur fragile. Elle s’inquiète toujours pour lui. »

C’était le prétexte que j’avais trouvé : ma tante avait dû partir à Barcelone, parce que son ami (j’avais préféré cette appellation plus poétique que celle d’amant) était souffrant et que, probablement, il devrait être hospitalisé. Excuse à demi fallacieuse, vu que le cœur d’Andréas avait des faiblesses qui, comme par enchantement, s’estompaient dès la sculptrice de mon âme, était auprès de lui !

Cela valait mieux que si je lui avais raconté la vérité…

Vérité que Roxane, ne tarderait pas à me réclamer.

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