Chapitre 26

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 Retour au présent. Mon bol était vide. Je croquais une pomme. Dans mon cerveau l’agitation était à son comble. Je pouvais presque entendre le bruit des signaux électriques produits par l’infinité de connexions synaptiques entre mes neurones et mes cellules grises. Les images de mon rêve repassaient en boucle dans ma tête. Surtout les dernières, lorsque Rosy et Roxane se fondaient en une seule personne au fur et à mesure qu’elles avançaient vers moi. J’ai posé mon fruit et ouvert mon carnet : « 1) Rosy Ramè Roxane Rammero : 100% sûr. 2) Roxane Rammero è Sein moulé 99,9999% Donc : Roxane Rammero cousine de Joséphine Lazzari selon le même pourcentage. Sinon… Réponse dans quelques heures. ». J’ai souligné Rosy Ram et de nouveau mes neurones se sont entrechoqués ; puis une étincelle a jailli. J’ai repris mon stylo : « Ro(xane) Sy(Sylvie ? Sylviane ?) Ram(mero) : pas mal trouvé !! Pourquoi ce pseudonyme ? (Demander à Joséphine. Sinon, ce soir sur Facebook) »

J’ai fini ma pomme et vidé mon bol. A l’écran de mon téléphone il était 6 heures 37. Il était encore trop tôt pour appeler : « FIT AND LOVE, Salle de Remise en Forme 100% Femmes » qui ouvrirait ses portes dans un peu moins de deux heures et demie, en priant que Joséphine n’ait pas eu l’intention de passer un jour de plus auprès de sa cousine à Marseille. Au pire, le lendemain soir, j’allais dîner chez elle, boulevard Stalingrad. J’en profiterais pour lui demander un rendez-vous le plus discrètement possible, sans éveiller les soupçons de Lambert qui, j’en étais intimement convaincu, n’était au courant de rien.

En attendant, j’avais de quoi m’occuper. Déjà, changer les draps, faire un peu de lessive, de ménage, de rangement et, en priorité, aller dans mon bureau et contempler l’unique survivant de ma collection, dont j’espérais bientôt connaître le véritable visage de sa propriétaire.

Il trônait là solitaire mais grandiose, merveilleux et sublime, ce sein qui avait éclipsé tous les autres (Eh non Aurélie, tu avais tort, je n’ai jamais dit que chaque nouveau moulage était plus beau que le précédent. La preuve : le tien les a détrônés tous. Puis celui de Roxane est venu…)

Je l’ai pris dans la main :

« Est-ce le tien sauterelle ? Ou celui d’une autre toi-même, vivant elle aussi à Marseille ? Aimant elle aussi la randonnée et les romans d’Alex Cantié ? L’une des 164 abonnées à ma page dont j’aurais survolé le profil pour cause de non ressemblance avec celle que je pensais encore être ma donatrice ? Je n’y crois guère, mais il y a ce zéro vir-gule zéro un pour cent que je ne peux pas négliger. Une autre Roxane Dupont, ou Martin ou X ou Y, à qui j’en voudrais d’avoir fait tant de mystère, alors qu’il eût été si simple de me l’envoyer via ma maison d’éditions, comme l’ont fait déjà quatorze autres admi-ratrices. Je les ai remerciées par écrit et j’ai rangé leur cadeau dans l’armoire au bas de ma bibliothèque. (D’ailleurs, c’est le sort que je lui réserverai, si jamais c’était le cas). Alors que si c’est toi, je le garderai en évidence. Je demanderai à ta cousine de me donner tes coordonnées, pour t’appeler et entendre ta réaction quand je te dirai : ‘’Merci beaucoup, sauterelle, pour ce cadeau.’’ (J’espère que tu n’auras pas oublié que c’est ainsi que je t’appelais. (Eh oui, j’ai un faible pour les orthoptères !)) Là, tu n’auras plus l’excuse d’un mari jaloux, ou celle d’aller voir ta nièce, si je te proposais de passer te voir à Marseille. Nous aurons dix-huit ans de vie à nous raconter, depuis ce vendredi 29 août, une semaine avant votre départ définitif pour Bordeaux.

« Avec l’accord de vos parents, vous aviez organisé, Déborah et toi, un après-midi piscine à la villa. Ta sœur avait invité Mathieu et sa copine Dominique, Ludwig et Elizabeth, et moi, bien entendu. Toi, tu avais invité quelques voisins de ton âge. Tu jouais, tu riais, tu t’amusais avec eux. Moi je fumais, je flirtais, je plaisantais avec Ludwig et Mathieu. Mais, lorsque nos regards se croisaient, je lisais dans le tien un profond chagrin, tu lisais dans le mien une grande tristesse. Déborah, pensait que son départ me rendait ainsi. Mais c’est le tien qui me peinait le plus. Je sentais en moi une grande centrifugeuse qui broyait tout. J’avais envie de te prendre dans mes bras, de te serrer très fort, de couvrir de baisers ton front, tes yeux ton nez, tes joues. Sentir les tiens sur mon cou, et le parfum de ton souffle léger. Quand tu t’approchais de la table pour te servir un verre de jus de fruit, prendre un morceau de gâteau, je m’y approchais aussi et je te demandais si tu t’amusais. Tu haussais les épaules, tu me disais oui, mais tes yeux, déjà si expressifs, m’avouaient le contraire. Alors je te caressais les cheveux, tu m’offrais ton plus beau sourire. Dans nos têtes la même pensée : qu’est-ce que nous aurions donné pour que l’ordre de vos naissances fût inversé. Alors, c’est toi que j’embrasserais sur les lèvres, c’est à toi que je dirais ce que je n’ai jamais dit à ta sœur : ‘’ Je t’écrirai tous les jours, je t’appellerai tous les soirs. Dans un an, lorsque j’aurai mon permis, j’achèterai une voiture et je viendrai te trouver, puis, mon bac en poche, je m’inscrirai à la fac à Bordeaux.’’

« Je t’aimais, comme je t’aimais. Pas seulement pour ta beauté qui supplantait celle de ta sœur, mais pour ton caractère qui s’accordait mieux avec le mien. Mais j’avais dix-sept ans et tu en avais douze. La différence était abyssale. Avec le temps, elle serait devenue tout à fait acceptable. Papa et maman avaient le même écart et personne n’avait trouvé cela choquant. (Maïa et Dimitri, cinquante-six ! Et papi Antoine n’a jamais émis d’objection). Si vous étiez restées, je t’aurais couvée des yeux, j’aurais attendu que nos âges se conforment pour pouvoir t’exprimer tout cet amour que je tenais caché depuis tant d’années. »

« Mais la réalité a été tout autre. Frédérique, Noémie et Patty ont suivi. Fabienne, à coups d’index gauche mordu ou sucé, m’a appris à donner du plaisir, m’a enseigné l’art d’être irrésistible. Alors les femmes ont défilé dans ma vie. Celles d’un soir dans les toilettes d’une boîte de nuit, ou celles d’une gare après un long voyage à se lancer des regards provocants et des baisers indécents. Celles d’un mois, sans projets d’avenir que celui de chercher le plaisir sans les contraintes.

« Puis Aurélie est arrivée. L’amour fou sans tabous, sans frontière. A la vie, à la mort, à l’éternité. Une force d’attraction phénoménale, qui a fait voler en éclat le dernier souvenir que j’avais de toi, qui m’a arraché du giron de ma tante, qui me voyait déjà époux comblé et heureux papa. Que nenni, sauterelle. Elle n’était pas dans ma tête pour entendre les larmes de maman et la voix de papa qui me répétait : ‘’Méfie-toi d’aimer une femme, comme j’ai aimé ta mère. Regarde où ça nous a emmenés. Ne mets pas ton avenir en danger. N’oublie jamais que la lune a deux faces, l’une visible et lumineuse, l’autre invisible et obscure. Ne t’y aventure jamais. Nous en payons les conséquences.’’

« Alors la centrifugeuse s’est remise en marche. Elle s’est mise à tourner encore plus vite, encore plus fort et, de nouveau a tout broyé à l’intérieur. Des larmes, des torrents de larmes ont coulé de mes yeux. Je ne reverrais plus ses yeux cérulés en forme d’amande. Je ne sentirais plus son corps vibrer sur le mien, je n’entendrais plus sa voix suave aux décibels apaisants. Et le libertin a repris le dessus. Encore plus débridé, encore plus dépravé. Les dix-huit seins en terre cuite (En exceptant le probablement tien) ne sont que le dixième de ceux qui sont passés entre mes mains, entre mes lèvres sur ma langue.

« Et le romancier ? Que dire de ce romancier que tu apprécies tant ? Certains lecteurs outragés ont écrit que je faisais de la bittérature, que mes livres étaient stupréfiants, que je me shootais à la cyprine. (Entre nous, sauterelle, ces critiques ne faisaient qu’augmenter le nombre des tirages, comme quoi le soufre attire plus que l’en-cens.)

« Tu vois, le gentil Anicet au regard doux aux sentiments purs, a bien changé. Il ne sait plus ce qu’aimer veut dire, et son cœur ne bat plus que pour pulser le sang dans ses veines. Et il a fallu cette rencontre dans le couloir du métro, nos regards perdus l’un dans l’autre, émerveillés et surpris, pour que du fond de ma mémoire sous des kilos de fange remonte peu à peu le souvenir d’une gamine de douze ans radieuse comme un soleil, fraîche comme l’eau de source, malicieuse et espiègle comme un lutin que je m’étais juré de ne jamais oublier. »

Le moulage, toujours dans ma main, le regard perdu dans un coin de la pièce, mon écran interne me projetait simultanément Roxane la gamine, Roxane l’adolescente et Roxane la femme. Toutes trois me souriaient en m’envoyant des baisers avec leurs mains. Puis tout est devenu noir. Une sonnette a retenti dans ma tête. Mon inconscient me rappelait à l’ordre. Je me suis levé et le sein m’a échappé. Je le voyais déjà se désintégrant en mille morceaux qui s’éparpilleraient à travers mon bureau. Tel Perette au pot au lait, j’avais trop rêvé ; mais à mon grand étonnement, il s’est arrêté à quelques millimètres du sol, comme si une main invisible avait freiné sa course dévastatrice. Je me suis penché pour le ramasser et j’ai senti le contact des deux paumes qui le retenaient.

« Roxane ! C’est toi ? »

Je n’ai pas eu de réponse, mais un parfum d’huile d’amande douce a embaumé la pièce.

« Fit and Love, bonjour.

— Bonjour Joséphine, c’est Anicet à l’appareil. »

Sa voix s’est faite hésitante :

« Comment vas-tu ?

— Très bien, merci.

— Lambert m’a dit que vous vous êtes vus au jardin Albert 1er.

— En effet. » J’ai fait une pause : « Je voudrais que tu me parles de ta cousine Roxane.

— Oui, oui.

— Est-ce qu’on peut se voir pour boire un café dans… une petite heure ? »

Je l’ai entendue feuilleter sans doute, son agenda :

« Oui. Dans une heure c’est parfait.

— Merci… Au fait, la randonnée c’était bien ?

— Super chouette.

— Ta cousine va bien ?

— En pleine forme.

— A tout à l’heure, alors ?

— Oui. »

Et j’ai sauté dans le tram, pas mal bondé.

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