Chapitre XII

22 minutes de lecture


13 Juin, 2 ans avant l’Avènement, au nord de l’Oural, Russie.

 

    Deux semaines de silence s’étaient étendues entre le village et le groupe de sorciers. Deux semaines immondes pendant lesquelles le camion avait roulé sans répit ou presque. Personne n’avait pris la parole pendant les rares moments où ils s’étaient arrêtés pour se reposer.

    Ils n’avaient pas eu le temps de comprendre, pas eu le temps de parler entre eux. Les Descendants d’Eren étaient là, partout, il fallait fuir le plus loin et le plus vite possible. Ne faire confiance à personne. Un véritable cauchemar. Une nouvelle évasion désespérée, comme lorsqu’ils avaient quitté Lyon, fui Poznan ou le cirque russe.

    C’était d’autant plus vital qu’en y repensant, Syrine avait un désagréable sentiment. Elle était presque certaine d’avoir aperçu le visage de Sovana au milieu la foule qui avait surgit dans le village. Elle avait capté l’énergie de la jeune femme. Cette magie trouble dont elle se souvenait parfaitement malgré les années qui les avaient séparées.

    Comment ne s’étaient-ils pas rendu compte de la nature de ce village ? Chaque habitant, chaque commerçant, était un membre de la secte qui les poursuivait. Tout le temps passé à attendre que la neige et la glace les libèrent n’avait servit qu’à rapprocher Sovana.

    En y réfléchissant un peu, la vigueur de cet hiver était exceptionnelle, même pour la Russie. Ne pouvait-elle être due à un mauvais sort créé par la communauté du village ? Qui pouvait le dire ? Quel était le plan des Descendants d’Eren ? Pourquoi ne pas les avoir tués une fois bloqués au village ?

    Après quelques kilomètres parcourus par le groupe, les routes et les paysages s’étaient révélés complètement vierges des blessures du gel. Le printemps semblait avoir repris ses marques un peu partout à travers le pays, sauf dans le village où l’hiver semblait s’être installé définitivement.

    Et Stefan était mort. Comme ça, sans que personne ne comprenne pourquoi.

 

    Kami, au volant, jeta un œil sur Antha. La jeune femme caressait l’émeraude qu’elle portait au cou, le regard fixé sur l’Oural qui ne se trouvait guère loin. Elle avait beaucoup pleuré les premiers jours, tout en refusant une marque quelconque de compassion de la part de ses camarades.

    Chacun s’était résigné à ne pas briser le deuil de leur amie et tous s’étaient murés dans un mutisme affecté et douloureux.

    Le français arrêta le camion aux abords d’une prairie. Il était l’heure de déjeuner. Il passa la main dans ses cheveux sombres, arrêtant son geste une seconde, le temps de savourer la sensation de sa chevelure soyeuse sur la peau fine de ses doigts. Avant de descendre, il scruta  son visage dans le rétroviseur. Sa cicatrice était toujours là, lui barrant la figure de façon monstrueuse. Elle ne disparaitrait jamais. Il devrait s’y faire, accepter l’allure de héros de roman d’aventure qu’elle lui donnait.

    Antha avait déjà sauté de l’engin et s’était avancée dans l’herbe fraîche, à la suite de Syrine et Tiass.

    Kami posa, lui aussi, le pied sur le sol, puis fit le tour du camion. Quelque chose le dérangeait. Il inspecta les roues, la carrosserie, sans rien remarquer. Après quelques secondes d’hésitation, un pressentiment lui fit ouvrir brusquement la porte arrière. Anna sursauta et précipita son geste. Il n’eut pas le temps de le voir vraiment, mais comprit qu’elle rangeait un objet dans une boîte en bois qu’elle poussa rapidement sous son lit.

    Les joues rouges et le souffle court, elle traversa la longueur de leur chambre et saisit Kami par le bras pour l’éloigner du véhicule. Leurs trois amis les attendaient sur une couverture pour déjeuner au soleil, chacun ignorant la présence des autres.

    Chose qui ne s’était pas produite depuis leur nouveau départ, Anna prit la parole. Elle bégaya quelques mots confus, précipités. Un événement destiné à créer une diversion. Mais le sorcier n’était pas dupe. Les pauvres phrases, vides de sens réels, lui restèrent mystérieuses. Rien du spectacle qu’Anna venait se créer lui importait. Ses sens étaient en alerte. Ses pouvoirs, qui s’étaient endormis depuis un petit moment déjà, se réveillaient.

    Doucement, comme une onde qui s’étend, sa magie se déversait sur ses amis. Les griffes de son énergie s’agrippèrent à la jeune femme. La vague légère se mua en une main solide, écartant toutes les défenses que l’esprit d’Anna tentait d’opposer à l’homme. Il sentait le secret. Le lourd mensonge qui devait être révélé.

    Les souvenirs de la polonaise remontèrent malgré elle, inondant le cerveau de Kami. Il accédait à tout ce qu’était Anna, à tout ce qu’elle savait, à tout ce quelle cachait.

    Son pouvoir le projeta dans le camion. La boîte était là, cachée sous le lit. Une dague y était dissimulée, sa lame abimée par du sang mal nettoyé. Le sang d’un innocent.

    Il chercha encore dans l’esprit qu’il pénétrait, il chercha plus profondément, plus douloureusement. Le village surgit alors. Il se retrouva dans l’hiver mystique créé par les Descendants d’Eren. Autour de lui, la neige apparut. C’était le dernier jour, celui de l’attaque. Anna sortait de l’hôtel, à la suite de Stefan. Kami pouvait sentir la tension de la jeune femme ce jour là, il sentait son pouls rapide, sa fébrilité.

    Elle s’élança dans de petites ruelles, poursuivant Stefan qui l’attendait déjà à quelques mètres de là. La conversation était agitée, Kami n’entendait pas tout. La sensation de froid l’envahit, comme si elle était réelle. Il se concentra encore, conscient du supplice qu’il infligeait à son amie en violant son esprit.

    Anna était amoureuse de Stefan. Ils se disputaient. … trahison envers ta sœur… je ne t’aime pas… tu es folle... La voix du défunt résonnait dans la tête du français. L’histoire se recollait, les souvenirs s’affinaient. Laisse-la. Je suis celle qu’il te faut. Plus il creusait, moins il n’osait comprendre… je ne t’aimerai jamais. La jeune femme se jeta sur Stefan, tentant de l’enlacer, vainement. Il la repoussa, s’enfuit vers une rue plus fréquentée alors que sa prétendante hurlait.

    Kami ressentit la rage d’Anna, son désespoir amoureux. Il ne l’aimait pas. Il ne l’aimerait jamais. Elle se transformait, cédant à l’hystérie, poursuivant l’objet de son obsession. Un geste malheureux. Cette dague qui se trouvait dans sa main, comment était-elle arrivée là ? Elle avait oublié. Son esprit également.

    La chair de Stefan céda facilement. La résistance fut négligeable, si ce n’est un craquement sinistre, et le sang abondant. Sa bouche en était emplie. Elle avait dû transpercer un poumon. Il essaya de s’appuyer sur elle, mais la douleur ne lui permettait visiblement pas de contrôler son propre corps. Il s’effondra aux pieds d’Anna, et le carmin de la vie s’étala sur la neige. Elle l’avait tué.

    — Elle l’a tué ! s’écria l’homme, d’une voix rauque, alors que la conscience du présent lui revenait à peine. « Elle l’a tué. C’est elle. Elle l’aimait, mais lui n’en voulait pas. Elle l’a tué.

    Anna était à genoux, les yeux rougis par la violence du pouvoir qu’elle avait tenté de repousser, le souffle coupé. Elle eut tout juste la force d’apercevoir Kami s’élancer vers le camion et en ressortir avec la dague.

    — Mon dieu, souffla Syrine.

    Chacun la regardait, l’un méprisant, l’autre horrifiée. Tiass avait le regard plongé dans le sol, n’osant croiser les yeux de personne.

    Antha s’était éloignée. Elle fit volte-face, s’accroupit devant sa sœur et ouvrit la bouche. Mais rien ne sortit. Aucun son. Ses yeux pleuraient, mais elle ne sentait qu’une vague sensation mouillée sur les joues. Elle essaya de parler à nouveau. Sans succès. Alors elle se leva. Un mouvement qui parut interminable tant la souffrance irradiait d’elle. Puis elle avança lentement jusqu’au camion, s’installant du côté passager.

    Chacun à son tour, les membres du groupe remontèrent dans le camion. Anna était toujours sur le sol, ses bras n’existaient plus, ses jambes n’étaient que deux barres de plomb, et sa respiration était si douloureuse que c’en était absurde. Et puis elle cria jusqu’à se déchirer les cordes vocales.

    — Dites quelque chose ! Antha. Parle-moi. Pitié, Antha. Je l’aimais ! Je l’aimais ! Pardonne-moi !

    Mais le camion était déjà parti. Elle se leva, tout en continuant ses suppliques, et s’élança sur la route. Elle courut malgré les souffrances qui se réveillaient partout en elle. Elle courut pendant une heure, peut-être bien plus. Elle courut mais tous étaient déjà loin d’elle. Elle était seule, la meurtrière.

 

***

 

12 Juin, 2 ans avant l’Avènement, Lyon.

 

    Mauvaise surprise, quoi que prévisible. Raven et Raiden avaient repris possession du Domaine Occulte, mais tout le monde ou presque avait fui l’établissement.

    Un mois s’était écoulé depuis la mort de Diane, mais les clients ne se bousculaient toujours pas au Domaine. La disparition du Jardin était un véritable coup dur, sans parler de la gestion sectaire de la non-regrettée sorcière qui avait fait un mal considérable à l’image du lieu. Petit à petit, les anciens habitués revenaient prendre leurs places, mais il faudrait sûrement beaucoup de temps pour réparer les dégâts de l’ancienne dictatrice. Sans compter les attaques des Descendants d’Eren qui n’avaient pas manqué de mettre en évidence la disparition du pouvoir le plus à même des les tenir à l’écart.

    Mais si une personne au monde était de nature optimiste, c’était sans nul doute Raiden. Pleine de confiance, elle prenait les problèmes les uns après les autres, déterminée à remettre la communauté sur les rails. Les attaques de la secte ? Gérées avec panache. Les problèmes de clientèle pour le bar ? Soirées à thème et publicité. Le dojo ? Optimisé pour l’entraînement, puisque de toute façon les effectifs ne permettaient pas de laisser le Domaine sans surveillance.

    La vérité, c’est que toute cette pagaille était décourageante et épuisante. Mais le bonheur de reprendre possession des lieux était tel que les ressources de la jeune femme paraissaient illimitées.

 

    Elle passa sa première soirée au Domaine avec Raven, Ayhan, Mahé et Ogora. Du bon vin, un lieu familier, et des amis. Rien de mieux pour trouver une source inépuisable de force et de courage. Et dès le lendemain, elle s’attela à la tâche.

    Un mois durant, la reconstruction occupa son esprit entier. Un mois durant, elle ne pensa pas à Ulome, ou ne s’y autorisa pas. Et il ne se manifesta d’aucune manière. Mais dans un coin de son cœur, une rage continuait à faire fureur. Elle avait ce goût amer que laissent la trahison et le mensonge. Cette rancune féroce qui peut motiver n’importe qui pendant de longs mois, voir de longues années. Cette rage attendait son heure, et Raiden en était bien consciente.

    Il était tard dans la nuit. Les rares membres du Domaine qui dormaient sur place s’étaient retirés, laissant la sorcière seule, dans les ombres de l’Antre des Maudits.

    Toutes les lumières étaient éteintes, excepté le néon rouge qui faisait le tour du bar en marbre. La lueur flamboyante projetait dans la salle des ombres diaboliques et mystérieuses. La fatigue aidant, il lui semblait voir parfois, du coin de l’œil, des ombres s’animer secrètement, joueuses et menaçantes. Elle se souvenait, enfant, du plaisir malin qu’elle ressentait la nuit en observant l’obscurité de sa chambre. La peur au ventre, mais consciente que tout n’était que chimères et illusions.

    Elle était encore une enfant, ou presque. A son âge, la plupart des filles étaient encore insouciantes et naïves. Mais pas elle. Non. Elle était jeune, elle continuait à avoir peur des ténèbres parfois, mais elle savait que dans son monde à elle, le danger n’était pas une illusion. La question était de savoir s’il elle resterait tapie sous la couverture, ou si elle oserait regarder sous son lit pour débusquer le croquemitaine.

 

    Assise sur un siège de repos, elle jouait négligemment avec un cristal noirci. Elle l’avait gardé jusque là, attendant le moment où il lui serait vraiment utile. Un cadeau de Kami, un peu de sa magie enfermée dans la roche depuis plusieurs années. De l’énergie pure qu’il lui avait confiée suite à sa vision funeste la concernant. Mais elle ne s’en servirait pas pour cette partie de sa destinée. Non, il était temps de trouver le croquemitaine. 

    Elle se leva, traversa la pièce jusqu’au rideau qui masquait l’entrée du labyrinthe et s’engouffra dans le dédale. L’odeur de moisissure lui sauta au visage. L’humidité des couloirs  s’était effacée de sa mémoire. Il lui semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis la dernière fois où elle était venue ici.

    Elle progressait lentement, dans une obscurité presque totale. Les mains en avant, elle effleurait du bout des doigts la pierre recouverte de salpêtre. Chaque pas lui rappelait sa dernière visite et sa confrontation avec Ulome. L’odeur était de plus en plus prenante, l’air toujours plus vicié.

    Une ouverture à sa droite lui laissa imaginer une pièce. Elle entra, parcourut la petite salle en prenant à cœur de ne jamais enlever sa main du mur, et ressortit. L’endroit était petit, peut-être quatre mètres carrés pas plus, et vide de tout intérêt.

    La notion de temps s’envolait doucement, un peu plus à chaque salle découverte, et les ténèbres ne se dissipaient pas. Seul le bruit feutré et étrangement lointain de quelques gouttes d’eau dérangeait le mutisme du cercueil souterrain.

    Il lui avait toujours semblé que les couloirs entrelacés étaient en mouvement. A chaque visite dans le labyrinthe, le chemin paraissait avoir changé. L’impression se renforçait en l’absence de lumière et de bruit, la panique gagnait peu à peu du terrain. Elle s’apprêtait à se rendre à l’évidence, elle était perdue, quand une faible lumière attira son attention.

    A une vingtaine de mètres devant elle, ou plus, l’absence de repères l’empêchait de vraiment savoir, un éclat filtrait faiblement. Ce n’était pas une véritable lumière, plutôt l’ombre d’une flamme, mais c’était quelque chose.

    Elle avança rapidement, s’abimant la main sur la roche imparfaite, et suivit l’éclat qui se transforma rapidement en lueur discrète. Puis en lumière franche. Puis en torche. Il y en avait deux plus précisément, encadrant un escalier en pierre mal entretenu.

    Elle descendit les marches et pénétra dans une vaste salle, illuminée par des dizaines d’autres torches. Au centre de la pièce, un trou béant était creusé dans la terre et, de l’autre côté du fossé, Ulome se tenait debout, le visage tourné vers elle. Une aura tremblante s’élevait de la fosse, une puissance négative, ou en tout cas instable. La même qu’elle avait ressentie lorsqu’Ulome s’en était pris à elle deux ans auparavant.

    — Je savais que tu viendrais, Raiden.

    — Il ne pouvait pas en être autrement. Alors c’est donc ce trou que tu tenais tant à cacher.

    — Ce n’est pas un vulgaire trou !

    Un goût de terre avait envahi la gorge de Raiden. Sa bouche était sèche.

    — Tu as tellement changé. Qu’est-ce que Kami a bien pu découvrir pour te fuir avec autant de force ? Qu’est-ce que tu as fait Ulome ?

    — Tu veux vraiment le savoir petite fille ? Alors regarde. Regarde donc à l’intérieur.

    Prudemment, la jeune femme se pencha au dessus et sentit l’air chaud de la cavité remonter vers son visage. Elle n’avait encore jamais rencontré de force aussi dérangeante. Il s’agissait d’une magie ancienne, une énergie sans âge, infinie dans le temps et dans l’espace.

    — Tu ne comprends pas alors ? C’est la Bête. Les prophéties du monde entier parlent d’elle. Elle est l’énergie de Mort, de Renouveau. Elle est la gardienne de la puissance destinée à réaliser la Levée du Voile.

    — La Levée du Voile ?

    — Pendant tout ce temps, vous avez cherché ce que pourrait être cet événement que préparent les Descendants d’Eren. L’Apocalypse. Votre médiocrité m’a beaucoup déçu, d’ailleurs. Ho, mais ils ne savent pas grand-chose non plus. Pourquoi crois-tu qu’ils persévèrent dans leurs attaques ? Ils veulent la Bête, les imbéciles. Ils pensent qu’elle a déjà pris forme. Alors qu’elle n’est encore qu’énergie. Pure énergie. A ma disposition. C’est une source inépuisable de pouvoir. Les dons que je partage avec vous me viennent d’Elle !

    — Et le prix à payer ? As-tu vendu ton âme, Ulome ? Celles de tes disciples peut-être ?

    — Que vas-tu donc chercher ? Elle s’alimente par la vie, tout simplement ! Des sacrifices humains, des offrandes impures, des scélérats qui ne méritent pas de fouler du pied notre planète. Où croyais-tu qu’allaient les corps de nos ennemis tués pendant les batailles ? Que croyais-tu que je faisais lorsque mon labyrinthe était gardé par mes golems ?

    — Tu dois quitter le Domaine, Ulome. Tu as perdu l’esprit. Va-t’en !

    — Penses-tu me chasser Raiden ?

    — Si je ne le fais pas, nous le ferons tous ensemble. Nous ne voulons pas être tes ennemis, mais ce que tu fais est trop grave.

    Sans prévenir, le gros homme frappa dans ses mains. Sa tête se renversa, et un immense dragon d’énergie bondit de son corps. Comme un éclair, il fila vers la sorcière. A la dernière minute, Raiden roula sur le côté, échappant aux crocs du monstre, et éclata à ses pieds le cristal de roche confié par Kami. Une énergie mauve la recouvrit, lui donnant l’air d’une ombre colorée. Le monstre d’Ulome multiplia ses attaques, mais la sorcière était protégée, rendue invulnérable, pour quelques secondes, à toutes tentatives de lui nuire. Elle se releva tranquillement, alors que son ennemi passait au travers de son corps, et tendit les bras vers le trou de la Bête. Le monstre hurla de la voix d’Ulome.

    — Allez, Ulome ! Pendant si longtemps, tu as usé de cette énergie pour ton propre avantage. Il est temps de lui demander son avis à elle, ne crois-tu pas ?

    La Force souterraine se souleva, des filaments rouges crépitaient tout autour de Raiden. Une impression de puissance s’empara instantanément d’elle. Son corps vibrait, chacun de ses sens était démultiplié. La Bête l’avait investie.

    L’énergie était vivante et caverneuse. Tout depuis la Création était là, en elle, sous forme de pure énergie. Elle voyait comme jamais elle n’avait vu. Elle ressentait tout, partout, en tout temps. La magie tourbillonnait en elle, cherchant un moyen de s’affranchir de ses limites.

    Ulome cria une nouvelle fois, alors que le dragon disparaissait. L’énergie rampait, s’illuminant progressivement d’une lueur iridescente. Elle recouvrait l’homme, inexorablement. Elle ne se mêlait pas à lui, elle le rejetait. Elle lui voulait du mal. Elle avait vraiment choisi Raiden. Pourquoi ? Ce n’était pas important.

    La jeune femme avait la tête qui tournait. Elle sentait son être se perdre tant la sensation était grisante. Elle était, pendant ces quelques minutes, une déesse. Alors elle se fit une promesse. Une fois que le Bête aurait quitté son corps, plus jamais elle ne s’en approcherait.

    L’ancien mentor de la jeune femme hurla à la mort, projetant son pouvoir sur elle, luttant de toutes ses forces contre cette Bête qu’il connaissait mieux que quiconque. Mais il savait, comme Raiden le savait aussi, que la bataille était déjà perdue pour lui. Rien ne s’opposerait à la Bête. Jamais.

 

***

 

24 Juillet, 2 ans avant l’Avènement, Russie.

 

    Antha sortit de l’épicerie les bras chargés de nourriture et de boissons. Le soleil chauffait sa peau, malgré l’air frais qui soufflait en permanence sur le nord du pays. Elle ne se lassait pas de cette douce chaleur.

    Ils avaient passé trop de temps dans le village des Descendants d’Eren. Tout ce qui l’éloignait de la sensation de froid était bienvenu. Elle regarda des deux côtés de la chaussée, machinalement, et traversa. Le risque qu’une voiture surgisse était presque nul, vu le calme de la petite ville où ils s’étaient arrêtés, mais elle était de nature prudente. Les événements de ces derniers mois lui donnaient une bonne raison de le rester.

    Elle déposa les sachets à l’arrière du camion et rejoignit ses amis, assis au bord d’une fontaine. Tiass et Syrine semblaient débattre à propos d’une notion quelconque de vie après la mort, mais s’arrêtèrent lorsqu’elle s’installa. Le point positif dans la révélation du secret de sa sœur, c’est que le dialogue était revenu dans le groupe.

    Ses amis avaient, en revanche, tendance à la protéger de toutes discussions en rapport avec la violence, la mort, ou l’amour. Ils se bornaient à aborder uniquement les sujets légers en sa présence. Cette surprotection l’irritait un peu, mais elle devait bien avouer que tout ce qui lui rappelait Anna était douloureux, voire insupportable.

    Stefan avait été tué par la seule personne au monde en qui elle avait une confiance aveugle. Elle avait perdu les deux êtres les plus importants à ses yeux, et l’avenir lui apparaissait d’une noirceur impénétrable. Le destin pouvait-il lui réserver de nouvelles douleurs ?

 

    Kami observait Antha. Le chagrin n’avait pas abimé ses traits. Pas encore en tout cas. Elle essayait de donner le change, mais tous pouvaient voir à quel point elle avait perdu le goût de vivre depuis la mort de Stefan. Avait-il eu raison de débusquer Anna ?

    Les secrets devaient-ils réellement être dévoilés ? Cette question, il se l’était souvent posée. Bien avant d’entamer son voyage d’ailleurs, et il était certain que tout le monde avait déjà été confronté à ce genre de dilemme. Lorsqu’il avait découvert la vérité sur Ulome, il avait tenté de tout révéler aux membres du Domaine Occulte, mais personne n’avait voulu entendre ce qu’il avait à dire. Et pourtant, qu’aurait-il pu faire d’autre ?

    Son pouvoir était d’une force étonnante. Et ses conséquences pouvaient être désastreuses. Mais à chaque secret révélé, il avait l’impression de mener le bon combat. D’agir pour le bien.

    Depuis l’épisode avec Anna, depuis son abandon, son châtiment, il avait pris le soin de sonder discrètement ses camarades. Comme il l’avait souvent dit « j’ai confiance, mais je vérifie ». Et en vérifiant la sincérité de ses proches, il n’avait rien détecté d’inquiétant. Aucun souvenir trouble, aucun secret enfoui. Surtout pas chez Syrine.

    A vrai dire, il n’avait rien pu tirer de la jeune femme. Elle avait si bien bloqué son esprit, qu’il n’avait pas été capable de capter ne serait-ce qu’un malheureux souvenir.

    Il jouait avec son bâton, le faisant tournoyer entre ses mains, lorsque Syrine prétexta une promenade en solitaire avant de reprendre la route et s’éloigna du groupe. Elle partit tranquillement, traversant la rue, puis longeant les grilles rouillées d’un parc avant de disparaître au coin d’un bâtiment.

    Le français se leva à son tour et partit à la suite de la sorcière. Il marcha rapidement, tentant de faire au plus vite sans qu’Antha et Tiass ne soupçonne un problème. Il atteignit en quelques secondes le monument derrière lequel Syrine avait disparu.

    Elle n’était nulle part. La longue avenue était presque vide, le soleil inondait le bitume, et la multiplication des ruelles et intersections étaient autant de chemins qu’auraient pu emprunter Syrine. Il fit quelques pas en avant, cherchant du regard un signe ou quoi que ce soit d’autre. En vain.

    Alors il s’arrêta et ferma les yeux. Instantanément, son énergie bouillonna tout autour de lui, avide de servir. Les tentacules de sa magie se déroulèrent en tous sens, et sa conscience se développa en dehors de son corps. Des vagues se déversèrent au dessus de lui, dans toues les directions, comme pour inonder la ville russe.

    Comme un sonar, sa magie lui donnait une vue d’ensemble des environs. Il cherchait Syrine. Il cherchait son âme, où qu’elle soit, il désirait la retrouver. A plusieurs mètres de lui, il sentit une femme cuisiner tout en regardant la télévision, un vieillard tourner la clé de chez lui, puis une étincelle retint son attention. Il fixa sa conscience vers cette manifestation. L’étincelle. Une apparition. Syrine était là.

    Il ouvrit les yeux, reprenant violemment conscience de sa chair et rappelant sa magie étalée autour de lui. Il savait exactement où elle se trouvait. Sans avoir encore repris tous ses esprits, il s’était mis à courir sur l’avenue. Il traversa, tourna dans une ruelle, puis encore une autre. Le soleil n’arrivait plus jusqu’à lui. Les murs masquaient l’astre, laissant seulement une fine lumière descendre du ciel bleu.

    Il s’arrêta juste à temps pour ne pas faire irruption dans l’impasse d’où provinrent les voix.

    — Mon Amour, nous nous retrouverons très prochainement. Je t’aime tant Syrine.

    — Retiens-les. Nous fuyons toujours plus vite, toujours plus loin. Obtiens de Sovana qu’elle nous laisse en paix. Elle n’est pas obligée de nous pourchasser !

    — Non, mais elle le désire plus que tout. Partout où vous irez, elle vous suivra. Votre existence seule est une menace. Le destin est cruel. Vous et sa mission êtes liés plus que de raison. Si vous preniez un autre chemin que celui d’Antha… Elle devrait faire un choix. Elle pourchasserait alors Antha et vous auriez une petite avance, le temps qu’elle l’attrape. Penses-y, ce serait un avantage précieux.

    Kami surgit alors, quittant la cachette d’où il entendait mais ne voyait rien. 

    — Personne ne laissera Antha !

    Un instant, il crut apercevoir une lueur tout autour de Syrine. Il cligna des yeux,  personne n’était avec son amie. Il chercha d’où pouvait provenir la voix masculine qu’il avait entendue une seconde auparavant, mais il devait se résoudre à l’évidence que Syrine était seule dans l’impasse.

    — Tu m’as suivie ? s’écria la française.

    — Bien sûr que oui. Croyais-tu qu’il suffirait de fermer ton esprit pour m’empêcher de découvrir ce que tu cachais ? A quoi tu joues, Syrine ? Qui était avec toi ?

    — Personne !

    La jeune femme tenta de passer devant Kami, mais celui-ci lui barra le chemin avec l’une de ses massues.

    — Tu n’iras nulle part avant de m’avoir tout expliqué.

    Syrine poussa l’homme pour le faire reculer, mais il ne bougea pas. Il lui rendit sa ruade et la ramena au fond de l’impasse, la plaquant contre le mur.

    — Dis-moi ce qu’il se passe Syrine. Qui était là ? Que se passe-t-il avec Antha ? Réponds.

    Elle baissa la tête et murmura quelque chose d’inaudible. Kami la secoua pour qu’elle répète, alors elle le foudroya du regard.

    — C’était Gi ! hurla-t-elle au visage de son inquisiteur.

    « C’est l’un des Descendants d’Eren qui m’a attaquée en Bretagne ! C’est un des sbires de Sovana ! Il me hante depuis la Bretagne ! Il me possède, je ne peux plus lutter contre lui, Kami ! » Les yeux de la femme s’emplirent de larmes. Elle se sentait sur le point d’exploser. Enfin, elle pouvait parler de ce qu’il se passait. Enfin, elle pouvait raconter ce qu’elle savait. Et au moment où elle reprit la parole, alors que Kami reculait de quelques mètres, elle se rendit compte qu’elle ne savait plus pourquoi elle n’avait rien dit avant.

    — Ils ne nous suivent pas que pour donner satisfaction à Sovana. Ils veulent aussi Antha. Ils veulent la Levée du Voile, l’Apocalypse. Ils sont persuadés que Saint Jean avait vu juste, et qu’Antha est une des clés des événements à venir.

    — L’apocalypse, murmura Kami.

    — C’était si simple.

    — Es-tu inconsciente ? As-tu perdu l’esprit ? Tu t’allies à cet homme alors qu’il travaille pour Sovana ? Comment nous retrouvent-ils si facilement, à ton avis ?

    — Non ! Tu te trompes. Il la déteste je crois, encore plus qu’elle nous hait ! Pendant des mois, il n’a rien voulu dire à ce sujet. Mais je crois qu’elle a tenté de faire du mal à l’un de ses frères. Shin. C’est un vampire psychique. Elle a voulu s’en servir comme d’une arme magique. Elle a présenté ce projet aux autres Descendants d’Eren. Chaque jour qui passe, il l’a déteste encore un peu plus.

    — Il n’en reste pas moins qu’il est un Descendant d’Eren. Il est notre ennemi. Au-delà de sa lutte contre Sovana, que fera-t-il d’Antha s’il met la main dessus ? Tu y as pensé ? C’est invraisemblable. Deux ans que l’on tombe sur eux, deux ans qu’on ne cesse de les affronter, et toi tu savais tout !

    — Non ! Non ! J’allais te le dire. Je ne savais rien jusqu’à récemment ! Il m’est apparu sous la forme d’une entité au début. Il ne s’est pas matérialisé tout de suite. Il ne m’avait rien dit.

    — J’ai l’impression que tu nous as trahis Syrine. Toi aussi. Toi, encore. Stefan est mort parce que nous sommes restés coincés dans ce village. Un village destiné à nous retenir, parce qu’ils savaient exactement où l’on était. En permanence. Par ton intermédiaire. Ils ont pu nous piéger à cause de toi. Stefan ne serait pas mort si…

    — Arrête. Pitié.

    — J’arrêterai si tu l’empêches de revenir. Ce soir, nous ferons un rituel, il ne pourra plus se projeter à tes côtés, matérialisé ou non. Tu dois oublier tout de lui, tout de ce qui vous a unis. Je ne veux rien savoir des liens qui se sont tissés. Il est notre ennemi. Traite le de la sorte. Ou rejoins-les.

    Syrine se laissa tomber sur le sol, suivant des yeux son ami qui s’éloignait. Elle avait le souffle court. Son secret était dévoilé. Et dans un sens, elle en était heureuse.

    Il n’avait pas tort. Elle l’avait trahi. Elle les avait tous trahis. Et le pire, c’est qu’elle n’arrivait toujours pas à se souvenir de ses propres raisons. Stefan aurait-il survécu si elle n’avait pas été aussi faible ?

    Elle regarda ses mains tremblantes et repensa à Adam. Son Amour. La Bretagne lui semblait si lointaine à présent. Trop de temps était passé depuis le jour où Adam était parti. Il avait juré qu’ils se reverraient. Mais, à présent, elle en doutait. Gi avait raison. La fin était inéluctable, et celle-ci arriverait très bientôt.

 

***

 

03 Août, 2 ans avant l’Avènement, Lyon.

 

    Ayhan avala d’un trait le verre de bourbon servi par Ogora. Les deux jeunes gens étaient extenués. Depuis la disparition d’Ulome, ils étaient en première ligne pour résister aux assauts des Descendants d’Eren. La pyrokinésie et la télékinésie étaient parmi les dons les plus puissants. Bien sûr, chacun aidait à repousser les attaques. Mais il était évident que, sans les deux jeunes gens, le Domaine Occulte n’aurait pas résisté très longtemps.

    Ogora servit un nouveau verre à son ami et s’en versa une rasade également. C’était gâché. La fatigue et les nerfs ne les autorisaient pas à apprécier l’alcool comme il se devait. Ils essuyaient, ce soir là, la troisième attaque de la semaine. Le rythme s’était intensifié depuis que Raiden avait chassé l’ancien maître des lieux. Le labyrinthe n’était plus aussi bien gardé, et l’ennemi n’avait pas tardé à le sentir.

    La plupart des membres ignoraient la raison de cette disparition. Parfois, Ayhan aurait préféré ne pas savoir lui non plus. Il repensait aux mises en gardes de Kami. Il ne l’avait pas écouté. Il s’était laissé ensorceler par Ulome. Il s’était laissé posséder par la magie de la Bête et le charme du pouvoir.

    L’alcool lui tournait la tête. Et si Ulome revenait ? Comment savoir s’il était vraiment mort ? Raiden n’avait pas pu garder les yeux ouverts, tant la magie de la Bête avait été puissante. Il paraissait peu probable que le sorcier ait réussi à échapper à une magie aussi vieille, mais Ayhan aurait préféré retrouver le cadavre de l’homme. Au moins, il aurait été rassuré.

    Ça ne lui ressemblait pas de s’inquiéter de la sorte. Seulement, il devait bien avouer que les Descendants d’Eren suffisaient amplement à occuper le groupe sans que leur ancien mentor ne refasse surface au moment le plus inopportun.

    Ogora émit un petit rire.

    — Tu verrais ta tête. Tu es encore en train d’imaginer que le fantôme d’Ulome vient nous hanter, hein ?

    — Pas le fantôme. Lui. Bien vivant, bougonna le jeune homme.

    — Arrête Ayhan. Tu te tortures l’esprit pour rien. Ulome est mort. Son corps n’a pas été retrouvé parce qu’il a sûrement été emmené dans le trou de la Bête, comme il se devait.

    Les longs cheveux roux de la fille s’agitèrent au rythme de sa tête. Ses boucles d’oreilles, filaments dorés, lui caressèrent la nuque, donnant à cette dernière une sensualité particulière. Elle jeta un œil vers l’entrée du labyrinthe. Des plantes épaisses entravaient l’entrée. Raiden avait usé de tous ses talents pour que racines et tiges gigantesques bloquent toute intrusion humaine.

    — Tu te rends compte, continua-t-elle. La Levée du Voile. L’Apocalypse. C’est démentiel.

    — Le mot est bien choisi.

    Tout en répondant, Ayhan baissa les yeux vers le bar. Quelques gouttes de sang tachaient le marbre. Machinalement, il porta la main vers son nez, mais Ogora lui tendait déjà un mouchoir. Il saignait. Encore. C’était de plus en plus fréquent.

    — Et s’ils réussissaient ? Et si le Jugement Dernier arrivait à grand pas ?

    — Et bien ce serait ainsi, marmonna-t-il en haussant les épaules.

    — Tu n’as pas peur, toi ?

    — Crois-moi Ogora. Cela fait un moment que je me suis fait une raison. Fin du monde, ou maladie, peu importe. La fin viendra pour chacun de nous, et elle sera là bien plus vite que nous l’imaginons.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Samuel Morgzac ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0