Chapitre VI

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8 Mars, 3 ans avant l’Avènement, quelque part en Voïvodie de Mazovie, Pologne.

 

    Lorsque Kami se réveilla, la douleur lui enserrait déjà la tête. C’était comme s’il avait ouvert les yeux bien avant de reprendre conscience, comme s’il avait ressenti la souffrance avant même d’être revenu au monde réel. Continuait-on à avoir mal même dans la plus profonde des inconsciences ?

    Il était allongé sur son lit, à l’intérieur du camion. Celui-ci roulait, vraisemblablement sur des routes chaotiques à en juger par les soubresauts qui faisaient vibrer les objets familiers autour du sorcier. Il se redressa maladroitement, le corps ankylosé et fragile. Anna et Stefan étaient assis à quelques mètres de lui, absorbés par un échiquier de verre. Ils avaient donc réussi à s’enfuir.

    Ses pensées étaient encore saccadées, ses souvenirs n’avaient pas vraiment de sens. Puis il revit le vieillard, Sergeï, et le pouvoir qu’il avait utilisé pour tenter de le tuer. Il se souvenait de sa colère, celle qui avait animé sa magie, la transformant en une main glacée et invisible qui lui avait comprimé le cœur et la tête. Cette main, il la sentait encore un peu au fond de lui, comme une marque imprimée dans sa chair.

    — J’ai failli y rester, lâcha-t-il enfin. Anna se précipita vers lui, alors que Stefan se retournait sans comprendre qui avait parlé.

    — On a cru que vous ne vous réveilleriez jamais !

    — Pitié, évitez les vouvoiements maintenant. Je suis resté inconscient si longtemps ? La jeune femme parut gênée par la question. Elle avait remonté ses longs cheveux noirs en chignon, ce qui la vieillissait un peu, et ne portait plus aucune trace de maquillage. L’affranchissement, pensa Kami.

    — En vérité, tu es resté dans une sorte de profond sommeil pendant plus d’une semaine. Nous sommes loin de Poznan maintenant.

    Stefan s’approcha, son sourire lumineux ancrant Kami dans la réalité. Une beauté aussi brute ne pouvait pas être le fruit de son imagination.

    — Heureux de te revoir mon ami. Merci pour ce que tu as fait pour nous.

    — Mais que s’est-il passé au juste ? Je pensais mourir quand Sergeï m’a attaqué.

    — Tu allais mourir en effet. Mais il est arrivé une chose étrange. Antha s’est mise à briller très fort, comme si elle allait s’embraser. Une lueur argentée l’enveloppait. Enfin, ce n’est pas le bon mot, parce que cette lueur c’était elle. Un goût de terre emplissait nos bouches, comme lorsque Sergeï utilise sa magie pour nous faire du mal. Et puis une multitude de rayons se sont échappés de la poitrine d’Antha et ont frappé le vieux. Il est tombé à côté de toi. Nous t’avons porté  jusqu’au camion et nous sommes enfuis.

    — Sergeï est mort ?

    — Non. Il respirait encore quand nous avons quitté l’hôtel. Maintenant, il faudra éviter Poznan. Il est très influent là-bas. Il l’est en beaucoup d’endroits d’ailleurs.

    — Il va nous poursuivre alors ?

    — Je ne pense pas, coupa Anna. Il nous aime beaucoup, surtout Antha. Mais nous avons gagné notre liberté. J’y ai repensé. Ma petite sœur nous a peut-être évités d’être poursuivis par le vieux. C’est elle qui nous a délivrés, enfin dans l’acte en tout cas, et c’est ce que Sergeï peut le mieux accepter. Nous avons repris notre indépendance, nous l’avons méritée. C’est ce qui importera à ses yeux, je crois.

    — Je l’espère, murmura Kami.

    — De toute façon ce n’était plus possible de continuer à vivre de cette façon. Lui-même en était conscient. Il a tenté de conserver son emprise sur nous, de préserver ce qui lui tenait le plus à cœur depuis la mort de Francesca. Mais il savait aussi bien que nous qu’il s’agissait d’une illusion. Nous avons été heureux, autrefois. Mais c’était du passé depuis longtemps déjà.

    Stefan alla au fond de la pièce et frappa deux coups sur le mur. En réponse, le camion ralentit et s’immobilisa quelques minutes plus tard.

    Kami sauta dehors et s’attarda devant la beauté des lieux. Ils s’étaient arrêtés en altitude, juste au-dessus d’une vallée qui paraissait verdoyante malgré la pauvreté de la végétation. Les cheveux de Kami se balançaient dans l’air frais, indifférents à la main qui tentait rêveusement de les dominer, et s’emmêlaient au gré des bourrasques parfois violentes.

    Par endroits, au fond du vallon splendide, des points blancs entachaient la perfection du panorama. Pourquoi fallait-il encore que des constructions humaines viennent souiller ce paysage idyllique ? Il y avait une telle profondeur sous les yeux du jeune homme qu’il se sentait attiré par le vide, comme autrefois lorsqu’il se défenestrait mentalement depuis son appartement, dans le ciel de Lyon.

    — Ce n’est pas trop tôt ! J’espère que tu as bien dormi monsieur le héros. 

    Le garçon se retourna, découvrant Syrine qui avançait tout sourire. Elle portait un pantalon noir et un sweat-shirt kaki dont les manches étaient remontées.

    — Je suis encore un peu fatigué, je vais peut-être faire une sieste de quelques jours encore, ironisa Kami. Il se tourna de nouveau vers la vallée, comme pour se concentrer, et prit l’air sérieux. « Alors, que penses-tu d’eux ?

    — Je ne sais pas. » La jeune femme s’était approchée de son ami, et murmura d’une voix légèrement rauque. «  Je ne pense pas que nous ayons commis d’erreur en les emmenant. Antha n’a pas vraiment conscience de son pouvoir. Elle t’a sauvé sans vraiment y penser. C’était son instinct qui agissait. Et son énergie est déconcertante. Mais ce qui m’inquiète, c’est que les filles sont de véritables sorcières. Et je ne parle pas de simple magie. Je te parle d’initiation. » Elle marqua un temps d’arrêt, respirant à fond, comme pour se donner du courage. « Une initiation comme celle d’Ulome, ou encore des Descendants d’Eren. Je les ai regardées, elles savent projeter leur énergie. Restons sur nos gardes.

    Antha arriva alors en courant et se jeta dans les bras de Kami.

    — Je suis si heureuse que tu sois réveillé ! Maintenant, nous sommes tous ensemble ! Le voyage sera parfait.

    Kami observa la nouvelle venue qui se serrait contre lui. Tout semblait différent chez elle. De ses cheveux, dont le blond vénitien donnait une impression de perfection encore plus totale, à ses yeux vifs qu’elle ne rehaussait plus que d’un trait fin. En fait, elle ressemblait à une nouvelle femme. Plus de robe de soirée, ni de maquillage provocateur ou de strass aveuglants.

    Tout avait changé, mise à part l’émeraude autour de son cou. Elle portait des vêtements qui, sur beaucoup de femmes, auraient paru un peu trop masculins : un pantalon gris et une chemise bleue que Kami reconnue comme étant la sienne. Elle avait même attaché sa belle chevelure en une fine queue de cheval qui disparaissait sous sa chemise, donnant l’impression vue de face qu’elle avait les cheveux courts.

    Mais, si elle arborait une présentation nettement moins féminine qu’à l’accoutumée, elle n’en restait pas moins douloureusement séduisante.

    — Je dois donc te remercier, chère Antha, pour m’avoir sauvé la vie. La fille secoua la tête, mimant l’embarras.

    — Tu nous as sauvés d’une autre façon. Nous sommes quittes à présent. Nous sommes en route pour Varsovie, j’ai hâte d’y être.

    — Tu l’ignores peut-être, belle violoniste, mais tu as un pouvoir extraordinaire.

    — C’est beau, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en désignant la vallée en contrebas.

    — Oui, c’est fabuleux. Quel sentiment de liberté on peut ressentir en admirant cette vue !

    — C’est exactement ça. Le pouvoir, ce n’est pas ce que je peux faire de ma magie. Le pouvoir c’est ma liberté.

 

***

 

2 Avril, 3 ans avant l’Avènement, Lyon, France.

 

    Ayhan portait un pantalon à pinces noir et une chemise en flanelle bleue qu’il avait laissée à peine entrouverte. Il s’était fait particulièrement beau pour cette soirée qu’il prévoyait exceptionnelle. Il avait hâte d’entrer dans le labyrinthe, de découvrir le secret d’Ulome et de recevoir son don.

    Depuis combien de temps recevait-il l’enseignement du Domaine Occulte ? Huit mois environ, si ses calculs étaient bons. Et ils l’étaient sans aucun doute, car cette initiation lui avait tenu à cœur dès le début.

    Cela avait commencé avec Raiden et la découverte de l’essence vitale, l’énergie de la planète dont il se servait pour pratiquer sa magie et qui était à l’origine de chaque chose sans exception C’était le premier passage : la jonction entre l’intuition et la compréhension, entre la pratique matérielle et l’explication spirituelle. Et puis Raven l’avait conduit dans les dédales du savoir et des connaissances, le poussant à connaître l’histoire du monde, des sociétés, des arts et de tout ce qu’il était capable d’apprendre. Ça avait été sa deuxième transformation : la lumière sur le monde, le mental et la curiosité rassasiés. Puis, plus récemment, les affrontements physiques, les combats contre Raven, les entraînements à la lutte. Ainsi, par ce troisième passage, son corps avait été façonné pour devenir aussi puissant que son âme.

    Il avait enfin terminé ce cheminement magique, il était accompli et ce soir serait celui de sa légitimation. Pourtant, une chose le perturbait de plus en plus. Il se souvenait d’une conversation qu’il avait eue avec Kami, à propos d’Ulome et de l’initiation du Domaine Occulte. C’était quelques jours avant d’être hospitalisé et que son ami quitte la France.

    Kami nourrissait, alors, une haine inconditionnée pour le maître du Domaine. Lorsqu’Ayhan avait tenté d’en savoir plus sur cette inimitié, il n’avait eu en réponse qu’une phrase énigmatique : « Il enseigne des choses à des personnes qui, parfois, ne devraient rien savoir. Je ne sais pourquoi, mais il se constitue une armée personnelle. » Ces quelques mots résonnaient en permanence dans l’esprit du jeune garçon. Oui, le pressentiment de Kami se vérifiait sûrement. L’initiation était faite pour préparer les novices à un sombre affrontement.

    Mahé, assis au comptoir de l’Antre des Damnés, regardait intensément son ami s’agiter, plein d’un désir propre aux passions nouvelles. Un léger sourire habitait ses lèvres rouges, le révélant tendrement moqueur vis-à-vis de l’impatience visible d’Ayhan.

    — Ne t’agite pas trop, Ulome ne tardera plus à t’appeler. Tu as attendu pendant des mois, alors fais-toi violence encore quelques minutes. Le garçon arrêta un instant de faire les cent pas pour se tourner vers Mahé.

    — Je sais, je sais. » Il se remit à marcher nerveusement, ne prêtant pas la moindre attention aux regards irrités des quelques clients dans la salle. « Je n’arrive pas à me calmer. Vivement que cette cérémonie commence, je n’en peux plus.

    Il n’eut pas le temps d’ajouter un mot. Une voix enfla à l’intérieur de sa tête ; un murmure psychique précisément, dépourvu de phrases réelles, mais garant d’un message tout à fait compréhensible pour le garçon. Il se figea, le corps complètement raide, et sans un regard pour Mahé, se dirigea vers l’entrée du labyrinthe. Diane attendait là, pas surprise le moins du monde par la démarche tendue et saccadée d’Ayhan. Sans un mot, elle lui remit une chandelle allumée et lui fit signe d’entrer.

    Lorsqu’il pénétra dans les entrailles du Domaine Occulte, il comprit que la pauvre chandelle ne servirait à rien contre l’obscurité écrasante du lieu. Il avança comme un aveugle, passant régulièrement la main sur la flamme pour s’assurer qu’elle ne s’était pas éteinte. Plus il s’enfonçait dans les profondeurs des couloirs, plus l’humidité et les moisissures le prenaient à la gorge.

    Il pensa à sa mère, si propre sur elle. Que penserait-elle de l’existence lyonnaise de son fils ? Que dirait-elle de toute cette magie, de toutes ces ombres et de tous ces secrets ? Il ne put réprimer un petit rire. La pauvre femme ne pourrait rien dire. Elle succomberait à une attaque bien avant que l’idée d’hurler ne lui traverse l’esprit.

    Ayhan arriva enfin dans une vaste pièce aux murs en pierres verdâtres et dont le sol était en terre battue. L’éclairage était rudimentaire, mais l’on pouvait voir devant soi ce qui représentait un net progrès. Il passa une main sur sa nuque qui lui paraissait de plus en plus ankylosée. Ses doigts n’obéirent pas lorsqu’il voulut se frotter les cervicales. Ulome venait d’apparaître. Il était simplement vêtu d’une longue chemise bordeaux, qui mettait divinement en valeur son teint brun. On aurait dit une robe de prêtre.

    — Ayhan, mon fils. Je suis heureux de te voir ce soir car cela symbolise la réussite du Domaine Occulte, ainsi que la tienne, dans cette initiation. Tu auras donc réussi, en si peu de temps, à façonner ton être par les trois portes que nous t’avons désignées. Félicitations. »

    Ayhan fixa sa main une seconde. Il ne pouvait plus la bouger. Il avait sûrement besoin d’un médecin. Son cœur battait horriblement à ses oreilles. Cette soirée n’était pas remplaçable. Il ne pouvait partir sans avoir reçu le don.

    — J’ai conscience que ce ne sont pas seulement ces trois portes qui m’ont fait grandir. Les rencontres que j’ai pu faire ici m’ont aidé dans mon introspection et dans ma compréhension des autres. Et puis, j’ai eu la chance de m’ouvrir à Mahé, ce qui me permet d’accepter mes sentiments plus simplement, de me débarrasser de mes peurs irraisonnées.

    — Je suis heureux. Tu as déjà compris que toute ta vie, et pas seulement ton initiation avec Raiden et Raven, te préparait à recevoir mon offrande, Ayhan.

    — Et je sais que le reste de ma vie sera pour moi un apprentissage constant dans l’utilisation de ce don.

    — Approche-toi maintenant. Je vais te donner ce dont tu as besoin mon fils.

    Le gros homme plaça ses mains sur les tempes du jeune sorcier. Un vent charriant une odeur putride enveloppa les deux magiciens et souffla les bougies les plus proches d’eux. Un gout compact se déposa sur sa langue. Ayhan plongea ses yeux dans ceux de son mentor, comme si une force le lui ordonnait, et aperçut une flamme au fond de ses pupilles. La lumière sembla s’intensifier, grandir jusqu’à lui, quand elle jaillit des yeux d’Ulome et embrasa Ayhan.

    Un hurlement retentit, mais ce n’était pas celui d’un être humain. La poitrine d’Ayhan se souleva violemment, ses sensations disparurent, et il ne resta plus qu’un cri déchirant qui ne pouvait appartenir qu’à une créature maléfique.

 

    Le jardin était d’un vert à la fois luminescent et doux, une couleur aussi profonde que reposante pour les yeux. Un étroit chemin de galets avançait parmi les plantes et les herbes folles et passait devant une petite cascade qui se déversait dans une source claire. Un soleil invisible baignait l’endroit d’un éclat doré, apportant plus de force encore à l’atmosphère tranquille de ce coin paradisiaque.

    Ayhan avança sur le sentier, humant le parfum sucré des fleurs et savourant la chaleur qui lui rappelait son Sud natal. L’endroit n’était pas grand. En quelques enjambées, il arriva sur un joli banc en pierre blanche laissé à l’écart et s’y installa, prenant le temps d’admirer la fontaine qu’il avait devant les yeux.

    A bien y réfléchir, le lieu était spécial. Non par sa beauté remarquable, ni par sa quiétude infinie, mais par ses bordures inexistantes. Le jeune homme n’arrivait pas à expliquer le phénomène. Ses yeux avaient l’impression d’apercevoir des montagnes tout autour de lui, mais son esprit n’arrivait pas à les matérialiser. C’était comme si, à la place de pentes rocheuses ou de pieds de montagnes, il n’y avait que lumière et vide, l’absence de quelque chose que la logique n’arrivait à admettre.

    Une silhouette se dessina sur le fond du chemin. Un homme aux cheveux sombres s’approchait du banc, ses traits étaient flous, comme si son visage se composait au fur et à mesure qu’il avançait. On distinguait petit à petit ses grands yeux gris striés d’éclairs violets, son grain de peau délicat, puis sa cicatrice.

    — Kami ! S’exclama le garçon. Il se leva et se précipita vers le sorcier. Tout les deux s’enlacèrent, s’embrassèrent passionnément. Kami pleurait en silence, fermant les yeux à chaque baiser que son ami lui donnait.

    — Comme tu me manques, Ayhan. Pardon ! Excuse-moi d’être parti sans t’avoir dis au revoir. J’étais si malheureux. J’avais tellement honte. Les crimes que j’avais sur la conscience me torturaient si fortement.

    — Je serais parti avec toi, si tu m’avais attendu. Si tu m’appelais, si tu me disais où tu te trouves maintenant, je te rejoindrais. » Kami secoua la tête, l’air peiné. Ils s’assirent sur le banc.

    — Ce n’est pas ton voyage, malheureusement. Tu as encore tant de choses à vivre, tant de choses à découvrir. Comment pourrais-je t’entraîner dans ma quête de rédemption ? Comment pourrais-je te laisser fuir mes propres démons ? Tu es fait pour vivre à la lumière, et pas avec moi, pas dans les ombres.

    — Je n’en sais rien. » Il resta silencieux un moment. « C’est le paradis ici. Tu m’avais parlé d’un endroit comme celui-ci, il y a quelques années. C’était un jardin que tu avais imaginé pour te ressourcer. Je m’en souviens, tu vois, toi qui disais que je ne t’écoutais jamais.

    — Seulement quand ça t’arrangeait, plaisanta le sorcier.

    — C’est un joli songe. J’aurais tellement de chose à te raconter, tellement de questions à te poser sur ton voyage, tu sais.

    — Tu peux le faire maintenant Ayhan.

    — Non, tu vois bien que ton visage s’efface à nouveau. Mais peut-être que nous nous retrouverons, qui sait ? » Kami parut à nouveau se désagréger, ses traits hésitèrent à rester  figés, puis s’évaporèrent finalement.

 

***

 

2 Avril, 3 ans avant l’Avènement, Varsovie, Pologne.

 

    Kami se réveilla alors que le soleil se levait sur la ville de Varsovie. La formidable cité s’étendait sous ses yeux, époustouflante de chaleur et de convivialité. Syrine conduisait, alors que le reste des voyageurs dormaient à l’arrière du véhicule. Les deux français ouvrirent grands les yeux alors qu’ils passaient juste les portes de la ville, découvrant dans la fraîcheur matinale des rues qui ne les dépaysaient pas tant qu’ils l’auraient pensé.

    Était-ce parce que, finalement, la splendeur polonaise leur était devenue familière depuis leur arrivée dans le pays, ou simplement parce qu’ils s’habituaient au merveilleux étonnement provoqué par la liberté ?

    Syrine, dont les cheveux flamboyants s’épanouissaient sur ses épaules comme une cascade de flammes, menait le camion prudemment, tout en écoutant d’une oreille distraite le récit de son passager. Il était plus ou moins question d’Ayhan, un proche ami français de Kami, et d’un rêve troublant et empli d’énergie mystique.

    — … de ce jardin est incroyable tout de même. Je crois qu’il y a un message dans ce rêve. Peut-être est-ce simplement pour me préparer à une nouvelle rencontre avec Ayhan ? Comme j’aimerais pouvoir le retrouver ! Il me manque tellement, si tu savais. Tu en penses quoi ? »

    Syrine jeta un coup d’œil rapide au garçon qui attendait une réponse. Elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Ce seul regard suffisait pour dire « Je n’ai pas écouté ce que tu as dit, et ne te donne pas la peine de répéter car je n’écouterai guère plus. » La vérité, c’était que Syrine avait un pressentiment étrange. Elle ne savait dire s’il s’agissait d’une chose positive ou non, mais elle était certaine qu’un événement important surviendrait sous peu.

    Kami reprit soudain son monologue, plus préoccupé par son rêve que par le silence de son amie ou par les interprétations qu’elle aurait pu en avoir. Mais la voix du sorcier s’éloignait petit à petit, et plus la jeune femme s’enfonçait dans l’analyse de son intuition, plus la route devenait floue et ses pensées confuses.

    Elle finit par se garer au bord de la route, juste à l’instant ou une ombre blanche apparaissait entre Kami et elle. Le sorcier semblait lui parler, mais la jeune femme était à bout de souffle, ses yeux exorbités et ses mains tremblaient d’une façon incontrôlable.

    — Bonjour mon Amour, ma belle sorcière. Tu ne te passes plus de moi, à présent. Depuis combien de temps n’as-tu réussi à m’ignorer ne serait-ce qu’une malheureuse journée ?

    — Je ne t’ai pas appelé. Va-t’en !

    — Tu ne m’as pas appelé consciemment cette fois-ci, c’est vrai. Mais tu as lancé un appel général pour recevoir de l’aide quant à ton intuition. Me voici ! Je suis le seul à y répondre.

    — Pourquoi me tortures-tu ainsi ?

    — Je veux juste que tu assumes ton amour pour moi.

    — Tu n’as pas de visage, je ne peux t’aimer.

    — J’ai un visage. Je ne suis pas un fantôme informe. Seulement, plus tu me refuses, moins je peux me matérialiser.

    — C’est juste que ça t’excite de te cacher de moi, espèce de salaud. » Syrine se mit à pleurer, perdue entre la haine et l’amour, mais douloureusement consciente de ce que l’esprit était devenu pour elle au fil des mois.

    A l’insu de Kami, à l’insu de sa propre raison, elle avait fait appel de plus en plus souvent à la créature, jusqu’à ce que plus un jour ne se passe sans qu’elle ne se blottisse dans ses caresses vaporeuses. Encore une fois, les mains ectoplasmiques la couvraient d’attentions pour calmer ses sanglots.

    — Là, là, ma jolie magicienne. Ne sois pas si rageuse. Je vais t’aider à comprendre. Ce sentiment que tu as est un avertissement. Le retour d’un ennemi est proche.

    — Est-ce que tu parles de Sovana ?

    — Oui, je parle de ton ancienne amie et de sa secte. Les Descendants d’Eren ont eu beaucoup de choses à régler avant de partir à vos trousses. Maintenant que leurs affaires sont en ordre, ils entrent dans la phase finale de leur dessein. Méfiance. Ils ont retrouvé votre trace. Ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’ils ne vous rejoignent. » Un baiser invisible se déposa sur les lèvres de Syrine, et sa vue redevint claire et nette.

    Kami l’avait prise par les épaules et la fixait l’air livide.

    — Qu’est-ce qu’il s’est passé Syrine ?

    — J’ai eu une vision. Comme un de mes rêves prophétiques, sauf que j’étais éveillée. Les Descendants d’Eren nous ont retrouvés. Sovana sera là dans peu de temps maintenant. »

 

    La nuit était tombée depuis longtemps sur la capitale polonaise. Et aussi intense que les ombres, le froid avait repris sa vigueur mordante qui rappelait l’hiver français. Pourtant, le mois d’Avril était déjà là, mais rien ne semblait pouvoir affecter l’empire des glaces sur cette parcelle du monde.

    Les rues étaient toutes givrées, comme si la ville était morte de l’intérieur et son éclat terni à jamais. Même le soleil, lorsque la caravane était arrivée, avait donné l’impression d’émettre une lueur glacée.

    Des lumières s’entrechoquaient sur les murs couleur brique du pub où le groupe de voyageurs était descendu. Malgré la rigueur du temps, Anna et Antha avaient passé des robes, assez courtes pour ne cacher presque rien de leur chair tendre, et de minuscules escarpins. Elles dansaient sur de curieuses musiques, totalement étrangères aux oreilles de leurs deux amis français, et riaient bruyamment à chaque fois que leurs regards se rencontraient.

    Mais s’il n’y avait pas eu, sur la table, les trois bouteilles vides de vodka, personne n’aurait pu affirmer que les deux jeunes femmes étaient ivres. Leurs mouvements se faisaient toujours avec une grâce infinie, comme si l’alcool n’avait pour seul effet que d’exacerber leur beauté et leur volupté.

    Elles étaient libres.

    Totalement libres. Parmi la foule présente ce soir là, on ne voyait qu’elles, pareilles à deux étoiles scintillantes dans un univers triste et éteint. Kami et Syrine, habillés chaudement eux, les observaient de loin, assis à une table en retrait, veillant sur Stefan qui dormait lourdement, lové sur une petite banquette à côté d’eux.

    Anna, dans sa robe de satin vert, flottait au milieu d’une poignée d’hommes subjugués, usant de ses charmes comme d’une torture justifiée, une punition pour ces êtres lubriques qui ne pourraient rien avoir de plus qu’un effleurement subtil. Tour à tour, elle les giflait de ses cheveux parfumés, les embrassait du bout des lèvres, et leur lançait de fausses invitations de ses yeux à la fois glacés et pétillants. Ses traits semblaient s’être détendus depuis qu’elle n’était plus sous l’emprise du vieux Sergeï. Ou bien était-ce l’alcool qui lui rendait un peu de son innocence perdue depuis si longtemps ?

    Sa sœur, elle, ondulait entre les tables, la bouche en cœur, faisant danser sa robe bleue en velours. Sa chevelure enflammée se déployait autour de son visage comme un rideau solaire, embrassant sa nuque fine. Si Antha n’avait pas été aussi dépourvue d’atours, si autre chose que sa  propre beauté lui avait donné cet éclat, la hauteur et le détachement du regard qu’elle avait l’aurait fait paraître hautaine et insultante. Mais il n’en était rien. Elle était tout simplement indifférente de ce que pouvait bien voir en elle les nombreuses personnes qui ne la quittait pas des yeux.

    Elle s’approcha d’une table en bois, ses pensées l’ayant visiblement entraînée loin de Varsovie, et y monta gracieusement. Elle avait son violon en main et, pendant un instant de flottement, la jeune femme sembla jauger l’assistance. Puis elle poussa un cri. Elle cria fort, déchirant la nuit, les rires et la musique. Elle cria à s’en briser les cordes vocales jusqu’à ce que tous se taisent, que le monde s’arrête de respirer. Nerveusement, elle appuya son menton sur son violon et leva son archet.

    Une fois de plus un cri aigu retentit, mais cette fois, c’était un son mélodieux et pas une voix. Ce n’était pas un hurlement, mais une note. La première. Et puis, très vite, de nouvelles arrivèrent, plus chargées, plus épaisses. La musique commençait à enfler dans le pub, la seule mélodie du violon, la magie d’Antha et de son talent. Son archet avait repris le pouvoir, se servant de son corps comme d’un outil, un vulgaire morceau de chair seulement bon à obéir au rythme.

    La belle rouquine se mit à tournoyer sur la table, lançant des vagues de sons, comme on lance une invitation à l’amour ou à la guerre. Tous les esprits semblaient se rassembler autour d’elle. Les consciences des personnes présentes, mais celle d’entités plus mystérieuses également, des êtres immatériels peut-être. Un voile puissant se formait autour de la musicienne et, petit à petit, recouvrait l’auditoire.

    La musique charriait une odeur mentholée, à la fois piquante et fruitée, et chacun s’en régalait sans vraiment avoir conscience de ce qu’il se passait. Car Antha ne s’était pas contentée de jouer de son instrument. Elle y avait également mêlée sa magie, faisant ressurgir des souvenirs d’antan, et sa mélancolie. Mais malgré toutes les intentions que la jeune femme mettait dans son prodigieux morceau, la mélodie n’était pas triste.

    On percevait nettement son bonheur nouveau, celui qui, depuis quelques semaines, était né dans l’espoir de vivre en femme libre aux côtés de Stefan. Sa chanson exprimait parfaitement ces sentiments complexes. C’était un mélange de virtuosité, de magie, de souvenirs, et d’espoir.

    Plus Antha jouait, et plus son énergie semblait envahir la pièce. Kami avait la sensation que si elle continuait, elle serait capable de recouvrir la planète entière. Il ne concevait pas qu’elle puisse connaître quelconque limite.

    Et puis quelque chose se brisa dans la contemplation du sorcier. Une lame invisible avait transpercé discrètement la musique divine. L’énergie que dégageait la violoniste semblait s’être fêlée. Ou plus exactement, elle s’était mêlée à autre chose, une autre énergie tout à fait différente.

    C’était une puissance à la fois faible et destructrice. Quelque chose qu’il connaissait, mais qu’il n’avait plus expérimenté depuis des années. Oui, cette énergie il la connaissait bien. Son esprit ne comprenait pas, mais sa magie savait. Il s’était déjà lié à cette force, autrefois.

    Syrine s’était levée. Elle rassemblait ses affaires, tout en essayant de tirer Stefan de son sommeil. Elle se tourna vers Kami et, couvrant le bruit mélodieux du violon, s’écria « Appelle les filles ! Sovana est là ! »

    Le sorcier n’eut pas le temps de bouger. Toutes les lumières s’éteignirent. Il aperçut une violente lueur autour de Stefan puis l’obscurité et le silence s’abattirent sur la pièce. Une main lui caressa doucement l’épaule. C’était Antha. Ils entendaient  un grincement à l’autre bout de la salle, mêlé à des bruits de pas précipités qui leur indiquaient que des personnes envahissaient l’endroit.

    Une flamme jaillit à quelques centimètres du visage de Kami, brûlant légèrement sa joue mais lui donnant le temps d’apercevoir une jeune femme devant lui. Une apparition furtive qu’il avait reconnue sans l’ombre d’une hésitation. Sovana était bien là, et sa présence ramenait douloureusement l’homme à la réalité. Elle l’arrachait à sa fuite, à ce voyage magnifique, pour lui rappeler la menace qui pesait sur eux depuis qu’ils avaient quitté Lyon.

    — Je suis si heureuse de vous revoir tous les deux ! S’exclama une voix nasillarde que Kami savait appartenir à son ancienne amie.

    — Laisse partir les personnes qui sont là, Sovana. Syrine avait crié sèchement. Elle était moins surprise par cette irruption que lui. Elle savait, depuis leur arrivée à Varsovie, que Sovana allait faire son apparition alors que Kami n’avait pas accordé de réelle valeur à son avertissement.

    — Ne me donne pas d’ordre, petite idiote. Tu ne le vois pas, mais tous ont déjà été emmenés à l’extérieur. Nous restons entre amis. Vous deux, l’ivrogne, les deux prostituées, puis moi et mes quelques comparses.

    Personne ne semblait avoir bougé, mais Kami savait qu’il n’y avait plus aucun client dans ces ténèbres opaques. Il ne sentait plus que l’énergie occulte, comme un vrombissement sourd, un appel aux entités invisibles. Soudain, une magie étouffante le recouvra. Antha eut un mouvement de recul, laissant une puissance suave se propager dans l’air, et un éclair blanchâtre déchira l’obscurité. La jeune femme tomba à genoux. Son corps luisait fébrilement.

    Tout le monde se tourna vers elle. Ses cheveux roux masquaient son visage. Elle avait le regard fixé sur le sol.

    — J’avais besoin de lumière, murmura-t-elle, haletante.

    En quelques secondes, le regard de Kami balaya la pièce pour évaluer la situation. Deux hommes se tenaient devant la seule issue visible, deux autres et une femme étaient postés le long du mur gauche et trois autres le long du mur droit. Séparant la porte et Kami, Sovana se tenait droite, flanquée de deux jeunes filles, armée de longues griffes en métal et vêtue d’une épaisse fourrure noire. Mise à part elle, tous les Descendants d’Eren portaient de longues toges anthracite sur lesquelles l’Ouroboros était tissé.

    Antha se tenait quelques pas derrière son ami français, toujours à terre, et à un mètre plus loin Syrine et sa sœur enrageaient. Anna avait tout perdu de l’attitude sulfureuse qu’elle avait affichée quelques minutes auparavant. L’air semblait se mouvoir autour d’elle, en résonance à sa colère et à sa peur, comme si elle était l’unique source de chaleur de l’établissement. Son visage était fermé, ses poings serrés. On aurait dit qu’elle s’apprêtait à bondir d’un instant à l’autre.

    Syrine hoqueta. Dans un coin moins éclairé par le corps d’Antha, elle reconnut Gi et Taï, les deux frères asiatiques qui avaient accompagné Sovana lors de sa première attaque en Bretagne, avant que Syrine ne quitte la France. Il manquait le troisième frère. Mais, même sans lui, elle savait à quel point les deux hommes étaient dangereux.

    Leurs yeux brillaient intensément, ce qui les rendait beaucoup plus beaux que les autres fanatiques présents. Ils avaient l’air moins décharnés, plus humains. Taï, le plus jeune, avait une carrure légèrement rude et  trapue à côté de son frère infiniment félin et élancé.

    Dans un mouvement trop rapide pour l’œil, Gi décocha l’un de ses flèches dorées qui se ficha directement dans la jambe de Kami.

    — Alors il n’y a même  pas de tour de chauffe ? hurla le blessé.

    Au même instant, Syrine et Anna projetèrent leurs énergies sur Sovana. L’alliance de leurs pouvoirs provoqua une énorme déflagration qui coucha les personnes les plus proches.

    Kami roula sur le sol pendant que Sovana se relevait d’un bon et sautait sur Syrine. Gi et Taï n’avaient pas bougé. Ils observaient la scène, l’un indifférent et l’autre visiblement excité. Sovana lacéra le pull de Syrine puis réussit à l’immobiliser à terre. Kami propulsa un pic d’énergie sombre sur l’assaillante qui décolla et s’écrasa contre le mur du fond. Déjà, deux hommes se ruaient sur le sorcier.

    Des lumières fusaient dans tous les sens. Toutes les personnes présentes savaient projeter leurs énergies, ce qui rendait la scène aveuglante. Anna avait brisé le pied d’une table et s’en servait comme d’une batte, frappant les descendants d’Eren sans viser précisément. Une jeune fille reçut l’arme improvisée dans le visage, et son nez explosa dans une gerbe de sang.

    La danseuse polonaise se battait comme un diable. Elle assomma encore un homme avant de planter son morceau de bois dans le tibia d’un autre. Elle ressemblait à un démon furieux, hurlant et s’animant avec une férocité incroyable.

    Sa sœur s’était réfugiée sous une table et ne bougeait pas. Personne ne tentait de la déloger de sa cachette. Il était évident que les deux français étaient visés par l’attaque, mais Gi la regardait intensément sans s’approcher ni d’elle ni des autres. Puis, le regard du japonais s’agrandit.

    Antha s’était levée, renversant la table qui l’abritait. La lumière qui émanait d’elle s’était intensifiée. A nouveau, le goût de terre emplit la bouche des spectateurs. Elle formait un halo de magie brûlante qui se nourrissait de toutes les horreurs alentours. Un crissement assourdissant enflait avec la lumière blanche. La violoniste disparaissait dans  l’éclat de sa propre magie et aveuglait le reste de l’assemblée.

    Sovana hurla et se jeta contre le mur d’énergie qui entourait Antha. L’instant sembla durer des heures, personne ne pouvait ouvrir les yeux tant les flashs dégagés par la sorcière étaient violents.

    Le calme revint soudain. Kami avait les oreilles qui sifflaient, les yeux douloureux et la tête lui tournait car la magie dégagée avait atteint un sommet qu’il n’avait encore jamais connu. Il repensa à Sergeï. Partout dans la pièce, les Descendants d’Eren étaient prostrés ou assommés. Sovana était couchée au pied d’Antha, un mince filet de sang coulait le long de son cou, se mêlant à la fourrure noire de sa veste.

    Syrine fut la première à se reprendre. Elle s’approcha doucement d’Antha, n’osant pas la toucher.

    — Est-ce que ça va ? Elle n’obtint aucune réponse. Antha regardait tout autour d’elle, partagée entre la surprise et l’horreur. Sa robe était déchirée sur la longueur, le tissu imbibé de sang avait vraisemblablement été abîmé par les griffes de Sovana.

    — Mais qu’est-ce que c’était ? Kami avait ramassé la dague avec laquelle l’un des Descendants d’Eren l’avait attaqué. Personne n’osait regarder la jeune polonaise. Syrine se précipita vers leurs affaires et les rassembla.

    — C’est comme ça qu’Antha t’a sauvé de Sergeï. Elle ne contrôle pas sa magie apparemment. Mais nous verrons ça en temps voulu. Nous devrions nous sauver. » Elle fit un geste en direction de la banquette sur laquelle Stefan s’était endormi plus tôt dans la soirée, et une bulle d’énergie bleutée se forma une fraction de seconde. Stefan réapparut, dormant tout aussi profondément que lorsque les Descendants d’Eren avaient attaqué.

 

    Lorsqu’ils reprirent la route, dans la nuit froide de Varsovie, toute la ville semblait s’être calfeutrée et endormie. L’éternel recommencement de la fuite en avant. Ils avaient tous la même impression dérangeante. Quelque soit l’endroit où ils iraient, ils trouveraient toujours des ennemis sur leur chemin.

    Kami conduisait vite, avec une volonté implacable : celle de mettre le plus de distance entre les Descendants d’Eren et eux. Faudrait-il encore tuer ? Faudrait-il encore enlever la vie à une de ses anciennes amies ? Il passa sa main sur la cicatrice qui barrait son visage. Était-elle là pour lui rappeler sa condition misérable d’assassin ? La plaie provoquée par la flèche dorée de Gi lui faisait mal.

    Il alluma une cigarette et regarda Antha, assise sur le siège passager.

    — Tu ne devrais pas être aussi dure envers toi-même. Tu n’as tué personne et tu nous as sauvés. Ton pouvoir est grand, nous t’aiderons à le maîtriser.

    — On ne peut pas le maîtriser, chuchota-t-elle. Il n’y a rien à faire que de jouer du violon.

    — Ne t’inquiète pas ! Nous… La jeune femme le coupa.

    — Je ne veux pas en parler Kami. Pas encore. Je ne suis pas prête. J’ai peur de cette magie. J’ai peur. Et vous aurez peur vous aussi, lorsque vous saurez.

 

***

 

21 Mai, 3 ans avant l’Avènement, Lyon, France.

 

    La soirée s’était passée divinement bien. Raiden avait attendu Raven chez lui, vêtue d’un ensemble de lingerie en dentelle noire, ses longs cheveux légèrement ondulés tombant à la naissance de ses fesses rebondies. Elle n’en avait pas trop fait. Juste de la classe et du romantisme.

    Elle avait allumé des bougies dans tout le salon, ouvert une bouteille de vin blanc et mis quelques bûches dans la cheminée. C’était une petite maison, située dans un quartier de Lyon, que Raven avait acheté pour les moments où il aurait besoin de prendre du recul vis-à-vis du Domaine Occulte. Le bâtiment n’avait pas de cachet particulier, l’architecture était récente et épurée, mais la décoration rendait l’endroit chaleureux et agréable.

    L’homme était arrivé, surpris par la jeune femme et charmé par ce qu’elle avait préparé. Ils avaient savouré leur moment d’intimité, enivrés par l’alcool et la chaleur de la cheminée. Bien sûr, ils avaient fait l’amour, avec toute la douceur qu’ils avaient l’habitude de se donner l’un à l’autre et la sauvagerie de leurs désirs bouillonnants. Ça avait duré des heures, ni l’un ni l’autre ne se lassait de leurs ébats. Ils auraient pu se vautrer dans leur luxure toute la nuit.

    Raven s’était levé, nu, et avait ouvert la fenêtre de la salle à manger. Plus les années passaient, plus le climat de la France lui plaisait. L’air tiède balaya la pièce dérangée. Ils avaient renversés à peu prêt tous les bibelots présents. Un long frisson parcourut sa peau brune. Il observa la belle vietnamienne, endormie sur le sol, recouverte par ses propres cheveux qu’on aurait dit faits de soie noire.

    L’homme leva doucement la main, lâchant une petite gerbe d’énergie sur la cheminée pour éteindre le brasier qui lui semblait peu propice à une nuit tiède comme celle-ci. Il sourit. C’était tout à fait Raiden, un feu de bois au  printemps. Aucune chaleur n’aurait pu éloigner la jeune femme, aucune flamme n’aurait pu la brûler. Bientôt, l’été arriverait, et ils pourraient de nouveau se prendre la main et savourer le soleil sur les hauteurs de Lyon, comme lorsqu’ils étaient plus jeunes.

    Tant de choses avaient changé pour eux. Ils avaient quitté leur petite ville tranquille, pour la cité des Lumières. Ils avaient créé le Domaine Occulte et accumulé toujours plus de magie, même si leur amour en avait souffert. Et maintenant ? Ils étaient là, ils faisaient l’amour dans une petite maison, savourant leurs corps entrelacés et chassant leurs ennuis.

    Il respira fort. L’odeur de Raiden semblait avoir envahi la pièce, ce parfum de fleurs qu’il aimait tant. Chaque fois qu’il était avec elle, il ne pensait plus à rien. Ni au Domaine Occulte, ni à Diane, ni à la menace des Descendants d’Eren.

    Les choses étaient différentes depuis qu’Ulome avait fait le Don à Diane. Elle était devenue la protectrice du Domaine, et de tous les fidèles et initiés qu’il abritait. Ulome n’avait plus eu aucun contact avec Raiden ou lui, et il avait bien dû se rendre à l’évidence qu’il n’était pas le véritable patron du Domaine Occulte. L’entreprise lui appartenait bien, oui. Mais Ulome contrôlait tout. Il n’y avait rien à faire, rien à dire.

    Même les célébrations communes avaient cessé depuis que Diane était devenue le bras armé d’Ulome. Raiden en souffrait énormément d’ailleurs, et il était certain que les autres initiés le vivaient tout aussi mal. Mais la jeune femme décidait de tout, personne ne pouvait la contredire.

    Le téléphone sonna, sortant Raven de sa rêverie, et réveillant Raiden qui ne s’était assoupie que depuis une dizaine de minutes seulement. L’homme décrocha à la troisième sonnerie. Un mauvais pressentiment le saisit au même instant.

    La voix d’Ayhan résonna alors dans le combiné.

    — Bonsoir Raven. Je suis désolé de te déranger.

    — Ce n’est pas grave. Qu’est-ce qu’il se passe, il est plus de trois heures du matin.

    — Je sais. Je ne t’aurais pas appelé si ce n’était pas urgent. Vous devriez venir au Domaine Occulte le plus rapidement possible. Diane vient d’annoncer un changement important.

    — Parle-moi Ayhan ! Je ne vais pas attendre d’arriver  pour savoir ce qu’il se passe.

    — Elle a décidé de détruire la serre de Raiden et d’en faire un dojo.

 

    Raven sortit en trombe de sa voiture, Raiden sur les talons. Ils se précipitèrent dans le Jardin des Mages où Diane se trouvait, entourée d’une demi-douzaine d’initiés dont Ayhan et Ogora. La nouvelle dirigeante du Domaine Occulte portait un simple short en tissu doré et un débardeur noir qui ne cachait presque rien de sa peau. Ses cheveux étaient relevés en une espèce de palmier crépu et donnaient l’impression d’avoir été laqués pendant des heures.

    — Bonsoir. J’imagine que vous êtes au courant à en juger par la mine que vous faites.

    — Explique-toi Diane ! Cria Raven. Il avait serré les poings, sa colère formant un nuage fin d’électricité autour de lui.

    — Ne sois pas si agressif Raven ! Je fais ce qui doit être fait pour la survie du Domaine. Si tu n’avais pas été aveuglé par ta copine, voici longtemps que la serre aurait été déplacée.

    — Tu n’y toucheras pas, est-ce bien clair ?

    — Écoute, avec les attaques incessantes des Descendants d’Eren, nous devons parfaire l’entraînement des membres du Domaine. Et dehors, c’est de plus en plus dangereux. Vous deux, vous passez votre temps chez toi, aveuglés par votre idylle. Alors je suis la seule à prendre des décisions rationnelles. Continuez à vous occuper de votre petite vie d’amoureux, et laissez-moi protéger le Domaine Occulte.

    — Les plantes que j’ai fait pousser sont uniques en France. Elles sont un mélange de magie et de nature. Tu ne peux pas raser la serre Diane ! S’exclama Raiden. La jeune vietnamienne semblait très calme alors qu’une rage infinie envahissait progressivement son cœur. Secrètement, elle luttait pour ne pas laisser échapper sa magie et sa haine.

    — Je ne détruirai pas votre serre adorée, je la déplacerai à la sortie de Lyon. Rien ne sera perdu.

    — Tu ne feras rien du tout, petite sotte ! Raven projeta une gerbe d’étincelles sur Diane et se précipita vers elle.

    Alors que tout le monde reculait, Diane frappa du pied sur le sol. Une bulle opaque l’entoura. Elle semblait être faite de lave en fusion. Tous, y compris Raven et Raiden, se ruèrent à l’extérieur de la serre.

    Une violente explosion retentit. Des flammes jaillirent et consumèrent toutes les plantes du Jardin. Le brasier enflait rapidement, l’air était brûlant. Une forte odeur de chlorophylle embrasée se mêlait à la fumée qui recouvrait les témoins de la scène. Si les plantes avaient pu exprimer leur souffrance, des cris auraient empli la nuit. Mais les seuls à pouvoir parler ne pouvaient réagir, tétanisés par la peur et trop choqués par le spectacle.

    Au bout de quelques minutes, la magie de Diane se calma. Tout était détruit. Il ne restait que des cendres autour d’elle, des restes carbonisés du travail de Raiden, et de sa passion.

    La jeune vietnamienne se précipita au milieu de ce qui avait été son repaire, sa raison de vivre, en pleurant toutes les larmes de son corps. Elle prit dans sa main une poignée de poussière incandescente, comme pour ancrer la réalité dans son esprit.

    Diane partit d’un grand rire.

    — Vois ce que tu as fait, Raven. Tu es responsable de ce gâchis ! C’est toi qui m’as poussée à détruire la serre. Il n’y a plus à discuter maintenant.

    L’homme avança vers Diane. Ses yeux étaient brumeux, d’un blanc parfait et brillant. Son corps tout entier, parcouru de tremblements, invoquait la souffrance. Il prit alors la parole, d’une voix surnaturelle, basse et mystérieuse.

    — Ton heure approche Diane. Tu ne verras pas les océans de sang, tu ne verras pas le dernier jour du soleil. Ton orgueil t’a déjà perdue. Les failles de ton pouvoir seront connues de tous, et il sera trop tard. Ta chute entraînera bientôt celle de l’ancien monde, et tu ne seras plus là pour savoir que ta bêtise a été l’arme donnée aux fous.

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