Chapitre VII

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    Ayhan était assis sur le banc en pierre, les yeux clos et le visage tourné vers la chaude lumière du jour. Tout était luminescent dans le jardin, des couleurs vives s’entremêlaient d’une façon délicieuse et raffinée, offrant des verts anis, des magentas et toute une palette de pigments étonnants.

    Kami descendait le chemin, d’un pas tranquille et reposé. Son regard était fixé sur son ami qui s’offrait au soleil, d’une beauté étonnante dans son costume bleu taillé sur mesure. Les cheveux d’Ayhan brillaient d’un éclat brun et, tout en s’approchant, Kami se souvint de leur odeur suave et fraîche qui lui manquait tant.

    — Tu m’as de nouveau appelé Ayhan ? Je suis là, comme toujours, mon ange. Il arriva enfin vers son ami. Celui-ci n’ouvrit pas les yeux, se contentant de sourire un peu plus en sentant sa peau rougir légèrement.

    — Tu as donc compris ?

    — Comment ne pas comprendre ce qu’il t’est arrivé ? Tu as vendu ton âme, toi aussi, mon innocent novice. Tu as reçu le don d’Ulome, sa malédiction bienvenue. C’est toi qui crées notre bel univers onirique, ici même, ce lieu témoin de notre rencontre. C’est le cadeau que le démon t’a fait. »

    Des larmes coulèrent sur les joues de Kami. Tout autour de lui, le jardin disparaissait. Des vagues remplaçaient l’herbe haute, le banc était à présent une petite barque en bois, et toutes les couleurs se fondaient dans un bleu secret et aveugle. Le sorcier semblait profondément affligé. Ses yeux portaient toute la douceur et la désolation de son désespoir.

    — Ce don est merveilleux, Kami. Ne peux-tu le comprendre ? Regarde autour de nous. Cet océan infini qui nous sépare dans le réel… Je le traverse grâce à cette embarcation onirique. Nous ne pouvons plus être séparés à présent. Où que tu sois, je serai là, dans notre jardin, et je t’appellerai !

    — Tu te trompes tellement mon ami. Si seulement… Je ne peux m’empêcher de culpabiliser. Je n’aurais pas dû t’emmener au Domaine Occulte. J’aurais dû te tenir éloigné d’Ulome et de ses horribles desseins !

    — Kami. Nous ne sommes pas ici pour parler encore et toujours des risques que je prends. J’avais besoin de me confier à toi, sans que tu n’interprètes mes paroles. Sans même que tu me conseilles.

    — Bien. Je t’écoute donc.

    — Nous sommes en danger. Les Descendants d’Eren sont revenus au Domaine Occulte. Plus le temps passe, plus leurs assauts deviennent féroces. Diane a pris la place de Raven et a détruit la serre de Raiden. Je ne sais pas quoi faire au milieu de tout ça. Je ne comprends pas comment empêcher la chute du Domaine. C’est comme si… tout le monde possédait certaines clés, mais que personne n’arrivait à les avoir toutes.

    — Une personne détient toutes les clés Ayhan…

    — C’est plus fort que toi ! Tu dois me conseiller, forcément. Le jeune garçon ricana, posant sa main sur le bras de Kami. Celui-ci était à peine visible.

    — Je t’aime. Je m’inquiète pour toi.

    — Mon pouvoir s’affaiblit on dirait, je n’arrive pas à te retenir ici.

    — Sois fort Ayhan.

 

13 Juin, 3 ans avant l’Avènement, Frontière Russe.

 

    Syrine avait un rêve depuis longtemps. Un rêve qu’elle partageait avec Kami. Ils avaient toujours été certains qu’il se réaliserait. Ce jour était venu. Ils allaient enfin voir la Russie de leurs propres yeux, connaître les plus belles villes du monde. Le faste de Saint-Pétersbourg et de Moscou  n’attendait qu’eux, alors qu’ils venaient de traverser la misère et la désolation biélorusse. La Sibérie toute entière trépignait d’impatience à leur approche.

    Ils espéraient que les enfants alcooliques de ce pays n’avaient été que des légendes, que le monde russe n’était que beauté et luxe, qu’il n’y avait rien de commun avec le pays qu’ils venaient de traverser en quelques jours. Ils étaient, malgré eux, très imprégnés de l’image occidentale de cette nation et craignaient de s’y confronter.

    La jeune femme détacha ses cheveux en passant la frontière. Savourant le contact des mèches sous ses doigts, elle songea que rien n’était semblable à la Biélorussie. Ici, il y avait des barrières, des agents, des contrôles. Personne ne parlait l’anglais, personne ne souriait. Heureusement, les passeports étaient tous en règle, les visas qu’ils avaient eu du mal à obtenir également. Ils continuèrent à avancer.

    A côté d’elle, Kami portait un regard vague sur le paysage qui s’ouvrait à eux. Tout était plat à des centaines de kilomètres, comme pour souligner la distance entre Ayhan et lui. Le ciel était chargé de nuages noirs, comme cet océan onirique que son ami avait crée. Le sorcier songea que la verdure était sombre et mystérieuse. Il lui trouvait un côté mystique.

    Le pays du froid revêtait, ce jour là, un visage bien différent de celui auquel les deux français s’étaient attendus. Malgré la noirceur du ciel, il n’y avait pas de glace, pas de neige, et les routes étaient faites d’un bitume exempt du verglas dont ils avaient entendu parler.

    Kami ouvrit sa fenêtre. Un air sec et doux souffla doucement sur son visage, emplissant la cabine d’odeurs fraîches et fruitées. Il faisait bon dehors. Bien sûr, l’été était tout proche. Mais jamais ils n’auraient imaginé un climat aussi délicieux sur des terres réputées mortellement glacées. Malgré les ombres terribles qui recouvraient le paysage, tout semblait calme et serein. L’atmosphère était à la fois apocalyptique et reposante.

    Stefan était installé entre les deux français. Sa chemise était entrouverte, détail qui troublait tant Kami que Syrine, et sa barbe avait passé le stade négligé pour donner une impression de douceur. Il respirait profondément, comme s’il se sentait enfin reposé, que l’angoisse d’être rattrapé par Sergeï ne lui gâchait plus les nuits. Il regarda tour à tour ses deux compagnons, comme s’il hésitait à prendre la parole.

    — Nous n’avons pas reparlé de ce qu’il s’est passé à Varsovie.

    — Qu’y a-t-il à dire, répondit Kami l’air un peu désabusé.

    — Je voudrais comprendre qui étaient ces gens. A vrai dire, lorsque vous nous avez expliqués l’affaire, j’étais un peu perdu.

    — Ce sont des fous Stefan. Des fous. Les Descendants d’Eren ont un but obscur qu’ils appellent « La Levée du Voile ». C’est un événement qu’ils attendent depuis longtemps et il semblerait qu’il soit imminent. Ils se sont mis dans la tête de nous éliminer, Syrine et moi.

    — Mais je ne comprends pas. Cette femme, celle qui nous a attaqués, vous sembliez la connaître si intimement. Syrine secoua la tête.

    — Elle a été l’une de mes plus proches amies, jadis. J’ai la sensation que des siècles se sont écoulés depuis. Nous étions comme deux sœurs. Mais son cœur s’est obscurci, et elle a disparu de ma vie. L’an dernier, alors que je m’étais exilée au Nord-Ouest de la France, elle m’a attaquée et c’est là que j’ai découvert qu’elle faisait partie de la secte. Elle a tenté de me tuer, comme si notre amitié passée n’avait plus aucune valeur. Elle et ses sbires, trois jeunes asiatiques, m’ont fait vivre un cauchemar. J’ai eu beaucoup de chance de m’en sortir, car les Descendants d’Eren sont des extrémistes. Ils sont prêts à tout pour arriver à leur fin. Et en l’occurrence, ils veulent nous supprimer.

    — Tu me fais penser, reprit Kami, qu’il n’y avait que deux de ses sbires à Varsovie.

    — C’était le plus vieux qui manquait. Ça ne m’étonne pas vraiment. Ils sont si étranges ces garçons… Je ne serais pas étonnée qu’il se soit mis en retrait pour créer des protections autour de ses frères. Ils fonctionnent comme ça tout les trois. Ils sont complémentaires.

    — Je comprends. Le sorcier ramena son attention sur son ami polonais. Les choses sont plus claires à présent ?

    — Il y a autre chose qui m’intrigue. Antha, sa magie… Elle ne se fait pas de mal lorsque cette lumière la submerge, n’est-ce pas ?

    Un silence recouvrit la cabine. Syrine était concentrée sur la route et Kami affichait un air incertain. Il finit par ouvrir la bouche, puis la refermer, indécis.

    — Écoute, Stefan. Je suis sorcier depuis longtemps. Pourtant, je ne saurais te répondre. Je ne crois pas que son énergie soit dangereuse pour elle-même. Elle est simplement… violente et imprévisible. Cela dit, je ne peux rien affirmer. Je t’avoue que c’est une véritable énigme. La façon dont Antha utilise la magie est troublante et unique. Presque unique. Je dois avouer que son énergie rappelle fortement l’énergie de Sergeï, mais c’est incompréhensible.

    Ce que Kami ne disait pas, c’est que les énergies d’Antha et du vieillard lui en rappelaient une autre. Des années plus tôt, lorsqu’il avait découvert le secret d’Ulome, il avait ressenti une magie étrangement similaire.

    — Vous devez essayer de comprendre. Je vous en prie. Je ne peux compter que sur vous. Vous êtes notre seule famille.

    Syrine jeta un œil sur la carte routière et prit une bifurcation. Le moment était enfin arrivé : ils allaient à Moscou. Elle rejeta ses cheveux en arrière et se tourna vers Stefan.

    — Laisse-nous encore du temps. Nous saurons bientôt tout de sa magie.

 

11 Juillet, 3 ans avant l’Avènement, Est de la Russie.

 

    Cela faisait peut-être une heure que le camion roulait. Les routes étaient tantôt parfaites, tantôt totalement détruites. Lorsque Syrine s’arrêta, Stefan s’éveilla en sursaut. La jeune femme pointait l’index droit devant elle.

    — Regardez !

    Au loin, une pointe rouge et dorée s’élevait vers les cieux. En dessous d’elle, d’autres pointes plus petites s’hérissaient un peu partout. Un grand chapiteau se détachait du ciel noir.

    — C’est une crique. Le cirque de Moscou peut-être ?

    Stefan grogna.

    — Celui de Moscou est beaucoup plus grand. On pourrait s’y arrêter, qu’en pensez-vous ? Il y a sûrement plein de choses à voir.

    Kami allait refuser, si pressé qu’il était d’arriver à la capitale, lorsqu’un bourdonnement l’envahit soudain tout entier. Une vague d’énergie balaya ses sens, le rendant aveugle à ce qui l’entourait et sourd aux suppliques de son ami polonais.

    La puissance émanait du cirque, incontrôlée et primaire. Syrine s’était figée. Elle aussi percevait la force magique qui s’engouffrait avec tant de violence dans l’atmosphère. A l’arrière du camion, les sœurs polonaises semblaient s’agiter. Tous les sorciers ressentaient l’appel  de cette énergie inhumaine.

    L’air semblait siffler, enfler, se charger de matière, sur le point d’exploser. Chacun observait le chapiteau, au loin, tentant de reprendre sa respiration. Tous furent brutalement saisis du même besoin urgent : comprendre d’où provenaient ces vibrations.

 

    La caravane s’arrêta aux portes du cirque. Il n’y avait pas d’aménagement, pas de parking ; tout indiquait que ces gens du spectacle étaient de véritables nomades.

    Stefan décida de rester dans le véhicule, ne comprenant pas bien pourquoi une telle agitation secouait ses compagnons de route. Il aurait voulu voir le spectacle proposé, mais le comportement de ses amis l’inquiétait. Pourtant, la magie affluait du camp par vagues chaudes et bouillonnantes. Ça ressemblait à la force abîmée d’une vieille radio de guerre, une onde de force instable, aussi fragile que destructrice. Mais, lui, ne pratiquant pas la magie, ne pouvait ressentir cette puissance.

    Le groupe s’avança vers le chapiteau principal, celui où les représentations devaient avoir lieu. Tout était calme. Sous l’édifice, un funambule s’appliquait à ne pas tomber de sa corde tendue pendant que trois trapézistes s’affairaient dans les airs. Ils portaient tous de simples justaucorps noirs, qui moulaient magnifiquement leurs muscles fins. Une odeur de transpiration, mêlée à celle de fourrures d’animaux, prenait à la gorge dès que l’on passait l’entrée.

    Kami et Syrine s’enfoncèrent dans le bâtiment, pendant que les deux polonaises ressortaient pour visiter les autres chapiteaux.

    Personne ne prêtait attention aux deux français qui avançaient dans le cirque. Pourtant, dans cette ambiance légèrement sordide, Kami et Syrine resplendissaient avec leurs beaux vêtements. Ils firent le tour de la piste et sortirent par l’entrée des artistes où ils découvrirent une pièce annexe pleine d’accessoires et de coiffeuses vieillottes.

    Kami s’imprégnait des lieux, submergé par des visions puissantes et sulfureuses. Les objets étaient chargés de souvenirs, de stress et de malheur. Dans sa tête, des cris résonnaient, des applaudissements et aussi des pleurs. Tout était mouvement, et chaque image était à la fois fugace et perturbante. Des gens s’agitaient devant lui, puis disparaissaient aussitôt. L’homme se concentrait pour distinguer la réalité des réminiscences charriées par son pouvoir.

    Anna cria dehors. Ils se précipitèrent, suivant les éclats de voix, à travers une allée de cages qui abritaient des animaux sauvages. Les sœurs se trouvaient devant une grille rouillée et cadenassée dont elles avaient ôté un épais rideau rouge, vraisemblablement destiné à cacher le contenu de la cabane.

    Une bête humanoïde était couchée dans une paille souillée. Elle était repliée sur elle-même, ses jambes crasseuses remontées sur son ventre. Sa peau était recouverte de griffures et de plaies infectées. C’était elle, la source de l’énergie que le groupe avait perçue.

    Antha était agenouillée devant la grille, elle pleurait silencieusement. Un bruit fit sursauter sa sœur. Un clown se tenait derrière eux, une faux à la main. Son visage était grossièrement maquillé. Le noir qui lui entourait les yeux avait coulé, et le sourire peint sur ses lèvres lui donnait un air féroce et cauchemardesque. Il parla en russe, brutalement, et agita son arme. Il savait visiblement très bien la manier. Anna lui répondit dans sa langue, puis chuchota à l’attention des autres qu’il fallait quitter les lieux sur le champ ; ou bien ils seraient tous morts avant d’avoir pu réagir.

 

***

 

11 Juillet, 3 ans avant l’Avènement, Lyon, France. 

 

    Si Ayhan s’était accommodé des saignements de nez dont il souffrait depuis bientôt un an, les absences de conscience momentanées l’incommodaient toujours autant. Non par leur durée, le plus souvent très courte, mais par les moments où elles survenaient. Il faut bien comprendre que, lors d’entraînements au combat ou dans des instants plus intimes, une perte de conscience peut provoquer des situations pour le moins embêtantes.

    C’était la raison pour laquelle il se trouvait sur le sol ce jour là, le pied d’Ogora sur la gorge. Jusque là, il avait eu facilement l’avantage. Il avait usé des enseignements de Raven et de sa télékinésie pour faire craquer sa rivale. Et puis tout était devenu noir et confus. Elle en avait profité, évidemment, pour le faire sortir du tatami et prendre la victoire que le garçon pensait déjà acquise.

    Il avait les yeux rivés sur le plafond. La salle d’entraînement était véritablement majestueuse. S’il n’avait pas été conscient de la perte du jardin de Raiden, il aurait adoré le dojo que Diane avait créé. Tout était semblable au stéréotype du dojo asiatique, avec  le tatami épais et les murs recouverts de tapisseries écrues et brunes.

    Ogora lui tendit la main pour l’aider à se relever. Elle portait une jupe en jean très courte, et un filet noir recouvrait plus ou moins son buste fin. Ses cheveux roux étaient remontés en un chignon pratique pour s’entraîner à la lutte magique.

    Depuis que Raiden et Raven avaient été chassés du Domaine, c’était elle qui s’occupait des entraînements au combat. Les initiés allaient de moins en moins dans la bibliothèque : Diane les harcelait pour qu’ils perfectionnent sans cesse leur capacité à se battre. La menace des Descendants d’Eren était, selon elle, une raison pour mobiliser tout le monde.

    Mais, malgré la tyrannie qu’elle exerçait sur l’organisation lyonnaise, on ne pouvait pas lui enlever sa réussite dans la protection du clan. Les quelques récentes attaques de la secte avaient été mises en échec grâce aux pouvoirs de Diane et à ses incroyables talents de stratège.

    Elle avait énormément changé en quelques mois. Et avec elle, le Domaine s’était aussi transformé. L’époque de la philosophie et de l’Histoire, du savoir et de l’étude, avait fait place à celle de la lutte et du pouvoir. Elle en était très fière.

    Ayhan, lui, déplorait tellement ces changements. Et beaucoup de membres commençaient à se poser des questions, voire à envisager de quitter le Domaine. Ulome, celui qui savait tout, n’avait plus donné de signe de vie depuis des temps qui semblaient immémoriaux. Les dissensions dans les rangs ne paraissaient plus le préoccuper. En fait, on aurait pu le penser mort si Diane n’avait pas assuré à tous qu’elle était en contact avec lui.

    Parfois, il y avait aussi une vague d’énergie qui submergeait le Domaine. Ayhan l’avait ressentie récemment, cette énergie mêlée et impossible à décrypter, alors que Diane était partie dans le labyrinthe pour communiquer avec Ulome.

    En vérité, plus le temps passait et plus s’épaississaient les ténèbres du clan de Lyon. Ayhan en venait à penser que, pour beaucoup, la seule raison qui les faisait rester était le don reçu lors de l’initiation. Après avoir goûté au pouvoir d’Ulome, comment réussir à y renoncer ?

    Le garçon s’installa sur un banc en face du tatami, pendant qu’Ogora passait un onguent sur les brûlures qu’elle lui avait infligées avec son pouvoir. Qu’arriverait-il si l’une de ses absences le surprenait pendant un réel affrontement ?

    Il frissonna. Mieux valait ne pas y penser.

    Mahé apparut à la porte du Dojo, excessivement discret comme à son habitude. Il aurait été invisible si son visage n’avait pas été aussi parfait. Il fit signe à son ami d’approcher.

    — Un homme aimerait te voir, Ayhan. Je ne le connais pas. Il t’attend en bas, dans l’Antre.

    — Personne ne sait qui je suis à Lyon. Comment est cet homme ?

    — Il porte des lunettes argentées, ses cheveux sont grisonnants et sa main droite est enroulée dans un foulard de soie noire.

    La tête du garçon tourna brutalement, ses oreilles sifflèrent. C’était comme s’il venait de recevoir un coup de massue sur le crâne.

    — Cet homme… C’est lui qui m’a privé de mon père.

 

***

 

    C’était sur la même falaise, là où elle avait autrefois reçu tant de visites oniriques, que Syrine attendait. L’air brûlant caressait sa peau laiteuse, soulevant par moments sa belle crinière de feu. Elle connaissait l’identité de celui qui se trouvait derrière elle, et ce savoir lui dessinait un sourire discret sur les lèvres.

    Devant elle, la houle violente d’un océan de sang battait les rochers. L’atmosphère suffocante brisait le souffle de la magicienne, la forçant à prendre de petites respirations haletantes alors qu’elle était pleine d’assurance et débarrassée de ses craintes. Le soleil rougeoyant commençait à être englouti par la lune corrompue, et le monde, petit à petit, plongeait dans une espèce d’obscurité flamboyante.

    Lorsqu’il posa ses mains sur ses hanches, Syrine frissonna légèrement. Il embrassait le cou de sa bien-aimée, cette femme pleine de force qui semblait être à sa merci, et soufflait dans ses cheveux odorants. La sorcière penchait la tête d’un côté, puis de l’autre, comme pour se persuader qu’elle avait essayé de repousser les avances de l’homme. Pensait-elle à Adam, son âme sœur qui avait dû disparaître quelques temps, ou seulement au camp auquel son amant appartenait ?

    — J’ai l’impression que je n’ai pas rêvé de toi depuis une éternité. Nous étions tellement bien lorsque ton Ordre n’était plus à nos trousses.

    — Il n’a jamais cessé de l’être, Amour. Mais tous les Descendants d’Eren avaient été rappelés. Notre bien-aimé Eren a quitté ce monde, il lui fallait un successeur. Nous avons pris du retard dans votre traque, mais ton ancienne amie ne t’a jamais oubliée.

    — Pourquoi ne pas avoir profité de ces moments de flou pour les quitter, elle et cet Ordre ?

    — Des choses m’y rattachent. Mais si je n’étais pas avec Sovana, m’aimerais-tu plus librement Syrine ? » La jeune femme pivota, faisant voler autour d’elle sa longue robe blanche. Bien sûr, elle portait cette robe de cérémonie. Comment aurait-il pu en être autrement, alors qu’elle se trouvait dans ce monde chaotique ?

    Gi était là, le dos droit, le regard plein de larmes. Sa peau brillait, comme si elle avait été recouverte d’or fondu, comme s’il était devenu un dieu parmi les hommes.

    — Là n’est pas la question, répondit la jeune femme. Je sais bien que tu n’es pas vraiment avec elle. Mais il te faudra faire un choix bientôt. Tu sais ? L’obscure ou la lumière… Tu ne pourras plus te contenter de quelques vagues mises en garde.

    — Ce n’est tellement pas toi, Syrine, cette volonté de trancher entre le bien ou le mal. Tu changes. Avec le temps, tu deviens plus manichéenne. J’imagine que ton destin doit s’éclairer petit à petit. » Il l’entoura de ses bras, la serrant un instant sur son cœur, puis elle se dégagea et recula de quelques pas.

    — Non, tu te trompes. Plus j’avance et moins je comprends qui je suis, où je vais. Il n’y a rien qui soit fait par une quelconque destinée. Il n’y a que le hasard. Regarde notre caravane. A quoi est-ce que ça rime tout cela ?

    — Sois tranquille mon Amour, bientôt les choses s’éclairciront pour nous tous. Peut-être l’empêcherez-vous ?

    — Tu parles de la Levée du Voile, n’est-ce pas ?

    — Oui. Tu comprendras prochainement, c’est certain. Nous vous suivons de près. Mais les attaques de Sovana ne sont pas faites pour vous supprimer, Syrine. Elle s’amuse avec vous, elle vous pousse vers le lieu qu’elle a choisi pour l’affrontement final. Je ne suis pas certain que vous  réussirez à vous en sortir.

    — Je me doutais que, jusqu’à présent, elle n’était pas tout à fait sérieuse. Mais me diras-tu ce qu’est la Levée du Voile ?

    — Je le pourrais. Mais ça ne nous avancerait à rien. Dans ton inconscient, tu as la réponse. Lorsque ce sera le bon moment, tu comprendras ce qu’est son dessein.

 

11 Juillet, 3 ans avant l’Avènement, Est de la Russie.

 

    Kami était assis à table, un verre de vodka dans une main, une cigarette dans l’autre. Antha et Anna attendaient patiemment sur leur lit, pendant que Stefan faisait les cent pas. Lorsque le français vit que Syrine s’était réveillée, il se leva, la fixant du regard.

    — Bien. Il semblerait que la majorité de notre petite communauté ait décidé de retourner au cirque, déclara-t-il.

    La jeune femme regardait son ami, incrédule. Elle était encore dans cet état commun à tous, celui où nos rêves nous empêchent de prendre part au monde réel alors que notre sommeil a cessé.

    — Vous êtes bien sûrs de votre choix ? réussit-elle à articuler. Le comité d’accueil risque d’être plus musclé que la dernière fois.

    Anna se leva à son tour, manifestement agitée, alors que Kami reculait dans un coin bien décidé à laisser sa compatriote se débrouiller avec les trois polonais.

    — Tu as senti son énergie Syrine ! Elle est si proche de celle d’Antha que j’ai cru qu’elle émanait de ma sœur. Et puis, tu as vu à quoi il en était réduit ! C’était un être humain dans la cage, un enfant. On aurait dit une bête en captivité. Tu as  vu, comme nous, les blessures qui recouvraient son corps. Comment pouvez-vous envisager de le laisser ici ?

    — Êtes-vous certains de vouloir risquer de nous faire à nouveau des ennemis pour un inconnu ? Avez-vous pensé que, s’il était enfermé de la sorte, il existait peut-être une raison valable ? Avec une énergie aussi brute, il est peut-être un véritable danger pour tous.

    Antha baissa la tête. Sa propre énergie était identique. Elle-même se demandait si elle représentait un danger pour ses amis. Anna reprit.

    — Nous y avons pensé, oui. Mais il sera temps de s’en occuper lorsqu’il sera avec nous. Le destin l’a mis sur notre chemin. Vous l’avez dit vous-mêmes. Ce genre de magie vous était inconnu jusque là. Ce n’est pas une coïncidence si nous sommes tombés sur ce cirque. Nous sommes trois à être de cet avis, alors qu’il en soit ainsi. Ce soir, nous allons soustraire ce garçon au cirque et l’emmener dans notre caravane.

 

    La nuit était tombée sur la belle Russie, pays rêvé et encensé par Kami et Syrine. Le froid s’était installé, supportable mais relativement rude pour les deux français qui avançaient dans l’ombre. Rien ne semblait troubler la sérénité nocturne, mis à part le frottement discret de leurs pas sur le gravier. Le camion était resté un peu en retrait, pour ne réveiller personne, avec un Stefan et une Antha prêts à intervenir au moindre signe alarmant.

    Anna accompagnait ses deux amis, les guidant plus facilement puisqu’elle avait pris le temps de repérer convenablement les lieux.

    Kami la regardait avancer, telle une prédatrice calculatrice, et songea qu’elle était une guerrière née. Tout en elle était fait pour le combat. Malgré son petit gabarit, Anna était faite exclusivement de muscles fins et de nerfs solides. Elle avait enfilé un pantalon soyeux et large et un pull-over ample, pour pouvoir lutter s’il le fallait. Les trois compagnons étaient vêtus de noirs, afin de ne pas attirer l’attention, et espéraient de tout cœur qu’ils ne devraient affronter personne.

    Lorsqu’ils entrèrent dans la longue allée de cages, Kami fit se lever un petit blizzard. Une brume glacée et épaisse recouvrit le cirque. Un tigre s’éveilla dans sa prison et gronda contre le trio mais Syrine projeta une légère vague d’énergie qui replongea instantanément l’animal dans un profond sommeil.

    Tout leur paraissait simple. Ils atteignirent l’enclos où était gardé le garçon pour lequel ils étaient venus. Kami gela le cadenas et le fit éclater. L’enfant leva la tête vers eux, et recula dans un coin de la cage. Il remonta ses genoux contre sa poitrine et s’enveloppa aussitôt de ses bras. Il sanglotait, tremblant comme une feuille, visiblement paniqué par leur intrusion. Ses grognements ressemblaient à des suppliques.

    Anna s’avança doucement vers lui, lui parlant avec le plus de douceur possible en russe qui logiquement devait être sa langue maternelle. Au bout de quelques minutes, le garçon cessa ses lamentations et se releva tant bien que mal. Ses habits étaient en lambeaux, si bien que son corps n’était presque pas couvert. Sa peau avait la chair de poule à cause du pouvoir de Kami, et des plaies purulentes recouvraient la majorité de la surface de son corps.

    Syrine eut un haut-le-cœur en apercevant une blessure verdâtre sur la cuisse de leur nouveau protégé. Il n’avait jamais reçu de soin.

    Il fallait se mettre en route. Kami attrapa par la taille le garçon, pour l’aider à avancer. A son contact, le sorcier sentit sa propre magie enfler. La sensation était infiniment plaisante. Une sorte de compromis entre le chemin magique qu’il faisait dans les églises, et un transfert d’énergie entre deux sorciers. La force lui rappela Sergeï et Antha, en plus calme. Ils avancèrent jusqu’à la sortie du cirque. Plus ils progressaient, plus Kami était grisé par le contact de cette magie.

    Syrine poussa un cri. Elle était en tête de la procession, du sang coulait sur son flanc.

    — Je suis blessée ! articula-t-elle. Anna hurla à son tour.

    — Regardez devant !

    A quelques mètres d’eux, une demi-douzaine d’hommes les empêchait d’avancer. A leur tête, le clown qui les avait menacés précédemment.

    — Je ne l’ai même pas vu s’approcher de moi, couina Syrine. Kami… Tu as un plan ?

    Le garçon n’eut pas le temps de répondre. Une fraction de secondes s’était écoulée, il était à terre, ses deux amies aussi. Le clown tenait le jeune garçon dans une main, sa faux levée au-dessus de lui. Il lui parlait en russe, rapidement, et avec colère. Kami ne comprenait pas la langue, mais il était prêt à parier que leur agresseur n’avait pas l’intention de les laisser repartir. Il lança une projection d’énergie sur l’arme du russe. Elle vola à quelques mètres de lui, se plantant bêtement dans le sol.

    Fou de rage, l’homme lâcha sa victime et se rua sur Kami. Il lui frappa le visage, violemment, à plusieurs reprises et s’arrêta soudainement. Le regard débile, il se tourna vers le petit qu’il retenait jusque là captif, puis s’effondra, tué par le coup de faux qu’il avait reçu.

    Le jeune garçon tenait à peine sur ses jambes, l’arme en main. Des larmes commencèrent à rouler sur ses joues, puis un hurlement caverneux sortit de sa bouche. Une vague d’énergie se déversa de lui, un tsunami magique balayant les cinq hommes qui venaient juste de comprendre ce qu’il s’était passé.

    La nuit s’alluma, la brume s’évanouit. La magie explosait en lui, et rien ne semblait pouvoir arrêter ce déferlement de violence et de frustration. Son corps luisait, exactement comme celui d’Antha dans le pub de Varsovie.

    L’alarme était donnée dans le cirque. Les animaux hurlaient à la mort, et des portes s’ouvraient un peu partout dans le camp. Le ciel noir avait pris  une teinte dorée, une teinte donnée par la magie du garçon qui s’élevait vers les cieux.

    Le camion arriva en trombe sur les lieux de l’affrontement, et Stefan et Antha sortirent aussitôt. Ils aidèrent Kami et Syrine à monter dans le véhicule et hurlèrent à Anna qu’il fallait partir.

    La jeune femme avait les yeux fixés sur le garçon. Elle ne cessait de regarder les chaînes attachées à ses poignets, et ses meurtrissures trop nombreuses pour un enfant. Il avait été torturé. Sans réfléchir, elle lui sauta dessus, le faisant tomber à la renverse, et lui asséna un coup sur la tête. Il s’évanouit, et sa magie destructrice s’éteignit avec lui.

    Stefan ressortit et aida Anna à monter le corps de leur nouveau protégé dans le camion, alors que des hommes et des femmes accouraient de tous les coins du cirque. Ils démarrèrent en trombe, laissant derrière eux cinq corps inanimés, et un cadavre.

 

***

 

11 Juillet, 3 ans avant l’Avènement, Lyon, France. 

 

    Tant de questions se précipitaient dans la tête du jeune homme, tant de peurs et de doutes qu’il avait l’impression qu’il allait s’écrouler d’un instant à l’autre. Ayhan avançait lentement, comme si chaque pas était une souffrance, comme s’il était embourbé dans les sables malveillants de son passé inconnu.

    Pourquoi son parrain était-il à Lyon ? Pourquoi attendait-il ici, au Domaine Occulte, que le garçon descende à sa rencontre ? Il lui avait volé sa vie d’enfant, il avait chassé son père de la maison familiale et avait épousé sa mère. Et à présent ? Où en étaient-ils ? Ayhan n’avait-il pas été assez clair pendant toutes ces années, en refusant de lui adresser ne serait-ce qu’un mot ou un regard ? Était-il là pour lui dérober sa nouvelle vie, au Domaine Occulte ?

    Mahé l’accompagnait. Ils étaient arrivés devant les marches qui descendaient dans l’Antre des Maudits.

    — Je ne vais pas y aller. Je vais rentrer chez moi, et vous lui direz que je ne veux pas le voir. Ici ou ailleurs, rien ne change entre nous. Je le méprise. Je voudrais le voir mort.

    — Ayhan. Je pense que tu devrais descendre. Donne-lui cinq minutes. Il a peut-être des choses importantes à te dire. Ne le fais pas pour lui, mais uniquement pour toi.

    — Et si je n’arrivais pas à me contrôler ? Et si cette conversation dérapait ? Tu ne mesures pas à quel point je le hais. Il a fait de mon existence un enfer. C’est lorsque qu’il a évincé mon père que ma mémoire s’est troublée. On m’a dit que c’était un traumatisme. Une réaction de mon psychisme. A cause de ce qu’il a fait.

    — Je sais, je sais, chuchota Mahé. Il entoura son ami de ses bras, lui caressant les cheveux. « Affronte-le. Ne tourne plus le dos à ton passé. Le moment est venu de lui dire tout ce que tu as sur le cœur. »

    Ayhan s’écarta de son bien-aimé. Il savait qu’il devait le faire. Il sentait que le moment était venu de se confronter à l’horrible personne qui l’attendait. Alors, sans plus un mot, tremblant, il descendit les marches qui le mèneraient à la plus vile des malédictions de sa vie.

 

    Les lumières étaient tamisées, comme toujours, dans l’Antre des Maudits. L’ombre masquait les détails, pourtant Ayhan distingua un reflet argenté quelque part vers le comptoir. Son cœur se souleva. Il n’avait pas mesuré l’effet que son parrain aurait sur lui.

    Un nœud se forma à la base de son ventre, un sentiment mêlé d’une violence et d’une terreur irrépressibles. Il l’avait toujours craint. En s’avançant un peu, il vit l’objet de sa terreur dans toute sa splendeur. Il était habillé d’un beau costume noir, taillé sur mesure, bien loin du style « villageois » qu’il arborait autrefois.

    Tant de choses avaient changé depuis. Ils avaient vécu dans un minuscule village, non loin de l’océan, dans la plus grande et savoureuse simplicité. Et puis, à la même époque où le père d’Ayhan avait été chassé, son parrain avait fait un coup de maître dans une société de recherche sur l’énergie alternative et s’était considérablement enrichi. Mais en le voyant là, dans son costume à plusieurs milliers d’euros, avec ses lunettes de marque et son foulard de soie à la main, personne n’aurait pu croire que cet homme avait été un français lambda. Non. Il avait tout du riche entrepreneur, requin en affaires, et brillant investisseur sur l’avenir

    — Alors tu es venu, Ayhan. Je suis tellement heureux de te voir ici. J’ai bien conscience de l’effort que tu fais en me rejoignant. Installe-toi, je t’en prie.

    Le jeune homme ne cilla pas, n’esquissa pas le moindre mouvement.

    — Bien. Je comprends que tu ne veuilles pas t’asseoir avec moi. Ce n’est pas grave.

    — Cesse donc ces ridicules courtoisies, Damase. Tu connais le dégoût que tu m’inspires. Si je suis venu, c’est pour te faire partir le plus vite possible. Que tu ne restes pas à Lyon.

    — Je ne resterai pas, sois sans crainte Ayhan. Seulement… Je te dois la vérité. Je suis venu jusqu’ici pour te raconter ce que nous t’avons caché, ta mère et moi. Et ce que ton inconscient à préférer te masquer. Ta décision de t’installer à Lyon nous a prouvé, s’il le fallait encore, que nos secrets t’éloignaient inexorablement de nous. Nous voudrions que ça change. »

    Damase descendit du siège sur lequel il était perché, faisant face à son filleul. C’était un homme de haute taille, plus grand même qu’Ayhan, et d’une silhouette fine mais dont transparaissait une étrange robustesse. A travers ses lunettes, ses grands yeux violets paraissaient surnaturels alliés à l’éclat de sa chevelure blanche. Il contourna le garçon et fit quelques pas dans l’endroit désert.

    — Je suis là pour te livrer la vérité sur la disparition de ton père. La désires-tu, Ayhan ? La désires-tu vraiment ? Parce que tu dois prendre conscience que si ton inconscient à…

    Il s’interrompit, les yeux fixés sur le visage de son interlocuteur. Du sang coulait abondamment du nez d’Ayhan, mais celui-ci ne s’en était pas aperçu. 

    — Ne bouge pas. Je vais appeler quelqu’un ! Tiens, assieds-toi » il tira une chaise, l’approchant du garçon. Mais Ayhan agita la main, la tête basse.

    — Ça suffit ! J’ai l’habitude de ces saignements ! Raconte-moi. Quelle est ta vérité Damase ? Je t’écoute, et épargne-moi les fioritures pitié. Plus vite tu en auras terminé, plus vite tu repartiras. Alors oui, je sais que si mon inconscient a refoulé certaines choses, c’est que je n’étais pas prêt à les connaître. Mais aujourd’hui, beaucoup de mes souvenirs sont revenus. Je veux avoir la vérité. Maintenant.

    — La nuit où tu t’es enfui, lorsque ton père et moi nous sommes disputés pendant la fête du village. Ce soir là où je t’ai giflé, tes parents ne se sont pas disputés et ton père n’est pas parti sans rien ne dire à personne. Non. Lui et moi, nous t’avons retrouvé rapidement à vrai dire. Tu étais caché derrière la maison que vous habitiez alors. Nous sommes venus tous les deux, et nous t’avons parlé longuement. Tu nous as confié que tu ressentais des choses étranges vis-à-vis de nous, que tu étais persuadé qu’un grand secret planait entre nous et que tu étais prêt à l’entendre. Tu étais très jeune, mais déjà perspicace. Tu étais agité, tu ne cessais d’éclater en sanglots. J’avais le cœur brisé, je ne voulais pas te dire la vérité. Tu n’étais qu’un enfant ! Mais ton père en a décidé autrement. Il t’a avoué ce que nous cachions depuis toujours lui, ta mère et moi. Tu n’étais pas son fils, mais le mien Ayhan. Ta mère et moi avions eu une brève aventure,  alors qu’elle était jeune mariée. Mais elle aimait véritablement ton père. Tout comme elle m’aimait. Elle lui a finalement tout raconté, il nous a pardonné, et elle a décidé de poursuivre avec lui. Mais, de cette histoire, tu étais apparu.

    — Tu mens ! Hurla le jeune homme, sans bouger, comme pris dans un piège invisible. Sa mémoire tentait de retrouver le souvenir de cette soirée.

    — C’est ce que tu as dit aussi ce soir là. Tu as accusé ton père de ne plus t’aimer, de vouloir se débarrasser de toi en inventant pareil mensonge. Et puis ta colère a encore enflé. Tu as tendu une main vers lui. L’air s’est mis à vibrer fortement, le vent s’est levé, et ton père a été soulevé de terre, comme par magie. Il a été projeté à travers le jardin, plaqué et maintenu contre le mur. Cette vision me hantera toujours je crois. La pression sur son corps était intenable. Ses organes étaient compressés par cette force mystérieuse. Il est mort rapidement. Tu es parti en courant, disparaissant dans les ténèbres. Je voulais te rattraper, mais ton père était là… Il fallait qu’on s’occupe de lui.

    Au début, j’ai voulu appeler les secours, avec l’espoir insensé qu’on pourrait encore le sauver. Et puis j’ai pensé à toi, à notre réputation, aux questions auxquelles nous ne pourrions pas répondre. Alors j’ai enterré le corps de ton père, et nous avons inventé notre histoire avec ta mère. Le lendemain, on t’a retrouvé ivre dans un jardin public…Tu avais subtilisé des bières à un groupe de jeunes fêtards. Tu n’as cessé de me détester depuis. »

    Ayhan ne disait rien. Le sang continuait à couler, remplaçant les larmes que le garçon aurait aimé verser et qui ne sortaient pas. Damase lui tendit son foulard de soie, pour qu’il ne tâche pas ses vêtements.

    Savoir la vérité sur cette terrible soirée avait été le rêve de son existence. A présent, Ayhan connaissait son passé, celui qu’il avait oublié. C’était un passé de mensonges, de peine, et son premier meurtre. Celui d’un homme qu’il avait cru être son père.

    Damase ajouta quelques mots, mais le jeune homme était sous le choc. Il n’entendait plus. Son géniteur se retourna et escalada lentement les marches. Il n’entendit pas son fils murmurer le mot qu’il avait espéré pendant si longtemps : « Merci ».

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