Chapitre III

25 minutes de lecture

 

21 Septembre, 4 ans avant l’Avènement, à proximité de Berlin, Allemagne.

 

    Un vaste champ de coquelicots bordait le chemin en terre que Kami et Syrine empruntaient. Cela faisait des heures qu’ils ne voyaient que cette étendue infinie rouge, comme un océan féroce de rage et de sang.

    Un silence de mort planait dans le camion, le même silence qu’au dehors. Chacun des deux sorciers était plongé dans une terrible réflexion. Ils avaient beaucoup de secrets l’un pour l’autre, depuis toujours, c’était une habitude. Mais, depuis qu’ils avaient eu à faire à Malia, ils ne s’étaient presque rien racontés de leurs expériences respectives. Ils n’avaient partagé ni leurs rêves, ni leurs visions. Et c’était précisément ce dont il était question dans chacun de leur esprit. Car cette prairie de fleurs grenat leur rappelait quelques songes obscurs, qu’ils avaient faits lors de cette terrible semaine de Juin.

    Syrine revoyait parfaitement l’affreux océan carmin, celui qu’elle avait tenté d’enfouir au mieux dans son esprit, et qu’elle avait contenu jusque là, l’empêchant de refaire surface. Elle entendait de nouveau les trompettes funestes, et la voix d’Adam.

    Adam, comme il lui manquait. Elle ne regrettait rien, elle ne voulait pas regretter, mais elle aurait tellement aimé qu’il soit là, celui qu’elle aimait tendrement.

    Elle avait rencontré l’homme alors qu’elle se cachait en Bretagne. Dès le premier regard, elle en était tombée éperdument amoureuse. Ils avaient passé quelques jours merveilleux, avant qu’il ne se volatilise en lui jurant qu’ils se reverraient.

    Où avait-il pu fuir si précipitamment ? A quel mystérieux appel avait-il répondu ? Tiendrait-il sa promesse de la retrouver où qu’elle soit ?

    Le soleil semblait brûler la surface vermeille de la prairie. Il ne se reflétait pas sur cette eau irréelle, exactement comme il ne se serait pas réfléchi sur une mer de sang.

    — Le sang des innocents, murmura machinalement Kami.

    — Qu’est-ce que tu as dit ?

    Syrine referma son esprit. C’était le risque, lorsqu’elle se laissait transporter par ses pensées. Son esprit s’ouvrait, et le pouvoir de Kami reprenait l’ascendant, sans aucune motivation consciente. Il captait les souvenirs. Avait-il perçu les rêves qu’elle avait faits, ceux où Sovana regardait les ondes écarlates en compagnie de Syrine ? Avait-il vu la jungle menaçante où elle avait progressé en compagnie d’Adam et de la mystérieuse petite fille, ce rêve paniquant où Adam s’était fait mordre par un énorme serpent ?

    Son don prophétique ne se manifestait que dans son sommeil mais hantait ses journées. Pourtant, si elle se relâchait, Kami sautait sur l’occasion pour sonder sa mémoire.

    Elle était fatiguée de devoir surveiller ses pensées. Non pas que l’exercice soit, en lui-même, réellement éreintant. Elle n’avait qu’à mettre sous clé la totalité de son âme pour que qu’il ne puisse accéder à aucun de ses souvenirs. Mais cela faisait plus de deux mois qu’elle ne pouvait pas se laisser aller totalement à ses rêveries, si ce n’est à l’intérieur des églises où le don de Kami n’avait aucune emprise. Elle se surprit à penser qu’elle pourrait se soumettre au pouvoir du sorcier pour soulager un peu son quotidien. Mais il n’y avait pas que ces rêves de sang qu’elle dissimulait à son ami.

    — Rien, rien, je pensais à voix haute. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça.

    Lui aussi était préoccupé. L’étendue écarlate le renvoyait également à un rêve, étrangement similaire, qu’il avait fait à la même époque. Un songe où une fillette fuyait au cœur des décombres d’une cité mystérieuse. Tout n’était que fumée et sang. Le mélange des fleurs rouges et du soleil était comme une esquisse de ce paysage monstrueux. Le garçon en eut froid dans le dos.

    Il avait le sentiment que ce n’était pas un simple rêve. Une vision ? Peut-être bien, oui. Il n’en était pas certain, il n’avait pas ce don, mais il craignait que ces images deviennent réelles dans un futur proche. La magie pouvait être surprenante. Il n’était pas impossible que son esprit ait, temporairement, vu l’avenir.

    Une fois de plus, il se laissait aller à sa peine et rêvait à un monde de sang et de poussières. Il secoua la tête. Le principal était devant lui. Il n’y avait ni fantôme, ni âme ancienne à ses trousses. Il devait absolument se détendre, oublier Salem et Malia, et faire taire ses angoisses. Trouver les racines des âmes pour les libérer de ce cycle maudit était impossible. Il devait recommencer à vivre, sinon il deviendrait fou.

    Il rangea le camion sur le bord de la route et descendit. Il était à peine midi, l’Allemagne s’offrait à eux, encore plus belle chaque jour. Le mois de septembre était un mois privilégié pour Kami. Il n’y avait plus de suffocantes chaleurs, pas encore de froids intenses, et les intempéries étaient quasiment inexistantes. Il sauta sur la terre fraîche et s’étira comme il le faisait tout le temps.

    — ça fait un moment que nous n’avons pas mangé dehors ! On pourrait peut-être prendre le temps de faire un vrai repas pour une fois ? Syrine le rejoignit en faisant craquer ses phalanges.

    — Pourquoi pas ? C’est vrai qu’on devrait en profiter. Le paysage est tellement insolite.

    — Un peu effrayant aussi, tu ne trouves pas ? La jeune femme ne répondit pas. Elle se contentait d’observer les fleurs sauvages, si nombreuses qu’elle les imaginait recouvrir la planète entière d’un tapis de velours grenat. « Eh, Syrine. Ne bouge pas, je reviens ! »

    Kami dévala la petite pente et se jeta à pleine vitesse dans le champ en contrebas. Il y avait quelques ronces au milieu des coquelicots, quelques herbes qu’il ne connaissait pas également, mais ce n’était pas grave. Il courut un moment, puis s’immobilisa, essoufflé, les yeux braqués sur l’azur. Il éclata de rire, on aurait dit un aliéné, puis tourna sur lui-même le plus vite possible jusqu’à ce que le vertige le colle au sol. Il n’arrêtait pas de rire, il s’en étouffait sans pour autant se ressaisir.

    Au bout de quelques minutes, il reprit son calme. Syrine se demanda un instant s’il n’était pas mort tant le silence qui planait était oppressant. Mais il se releva et se tourna vers elle.

    — J’ai compris, enfin ! Je le ressens. Syrine, nous sommes libres ! hurla-t-il.

 

    Le soir, ils allumèrent un petit bûcher autour duquel ils s’assirent. Il ne faisait pas froid du tout, le soleil ne se couchait pas encore, mais c’était une flambée symbolique. Ils avaient l’impression que rien ne pouvait être plus significatif qu’un feu sauvage pour des jeteurs de sorts nomades, pour des amis qui partaient embrasser leurs destins.

    C’était le vingt et un Septembre, ils célébraient Mabon, l’équinoxe d’automne. Kami avait coupé des pommes et les avaient disséminées partout sur le sol, au milieu des feuilles mortes et de la terre poussiéreuse.

    Syrine avait allumé des bougies rouges, orange et ocre ainsi que plusieurs encens de bois de santal. Quelle date merveilleuse. C’était la fête païenne que les deux amis préféraient, celle où l’équilibre se faisait entre les ombres et la lumière, là où le cycle productif s’arrêtait, le moment où le repos et le deuil commençait. Quelle heureuse coïncidence que, plus tôt dans la journée, Kami ait enfin pris conscience de sa nouvelle existence. Oui, il avait enfin trouvé la force d’entamer son deuil, et ce, à la date exacte de Mabon.

    Le jeune homme leva les mains et laissa s’échapper une multitude de pétales d’œillets sur les flammes.

    — Déméter, grande déesse des récoltes, toi qui apporte abondance et prospérité, ce soir ta solitude commence. Laisse nous te célébrer, et entrer dans cette période de désolation avec toi. » En parlant, les fleurs crépitaient sur le feu, laissant s’échapper un parfum délicieux qui se mêlait aux encens. « Ta douleur est la nôtre, nous t’implorons de recevoir notre amour et notre humilité, toi dont nous sommes tant dépendants. »

    Syrine leva les mains, à son tour, et recouvrit les flammes de chrysanthèmes.

    — Perséphone, Hadès, couple divin et infernal, entendez nos lamentations. Ce soir, le règne des ombres commence, et nous célébrons celles-ci car elles sont essentielles à la renaissance à venir. Ho, douloureuse séparation, nous prions pour que dans six mois, Perséphone nous revienne, et avec elle la prospérité et la lumière. »

    Kami s’avança encore plus près du bûcher, la chaleur le ciselait de souffrance et de la peur d’être brûlé. 

    — Ho, grande déesse qui, provisoirement, nous abandonne, entends nos repentirs. Nous avons récolté cette année, ce que nous avons semé.

    — Que le vent balaye nos mauvaises actions et chasse la souffrance et la peine de l’année qui se prépare.

    — Et que nos âmes se ressourcent pendant ta douloureuse absence.

    — Ainsi soit-il.

    Une fois l’énergie de leur célébration retombée, les deux sorciers se calèrent au coin du feu, pour méditer tranquillement.

    Kami buvait une énième vodka, fumait cigarette sur cigarette, alors que Syrine savourait son rhum préféré. Elle regardait les flammes danser devant elle, comme des diables maudits venant lui faire la cour.

    — Il y a quelque chose que j’aimerais savoir, murmura-t-elle. Qu’est-ce que qu’il s’est passé avec Ulome ? Pourquoi as-tu quitté le Domaine Occulte ? Je sais que Malia l’a quitté pour la même raison, j’ai eu des visions à ce sujet. Mais, qu’est-ce que c’était ?

    — Comment se fait-il que tu repenses à Ulome ?

    — Je ne sais pas. Je l’admirais tellement, même si j’ai toujours eu conscience que quelque chose n’était pas normal. Son pouvoir, son savoir… C’était un homme fascinant. Un naturel, comme nous.

    Kami sourit à la remarque de son amie. Un naturel. Ça voulait dire tellement de choses. Ce n’était pas vraiment une critique, juste une réflexion. Les deux amis avaient eu maintes conversations sur la magie, notamment sur la différence entre une nature magique et les sciences occultes. La sorcellerie était un art profondément ancré dans des âmes comme les leurs alors que, pour d’autres, elle était un apprentissage plein de rigueur et de travail.

    Ils considéraient les jeteurs de sorts comme partagés en deux catégories : les naturels et les autres. Y avait-il un peu d’orgueil derrière cette idée ? Peut-être, oui, et ils l’acceptaient volontiers. Cela n’empêchait pas leur classification d’être plutôt proche de la réalité. Certaines âmes se révélaient prédisposées aux pratiques ésotériques et n’avaient aucun mal à y venir dès l’enfance, instinctivement. Ils considéraient qu’elles faisaient parties des âmes anciennes, supposant qu’elles avaient connu l’art magique dans plusieurs incarnations antérieures. Ils ne jugeaient pas les non naturels comme plus mauvais, ou moins légitimes. Mais, exceptions faites, il s’avérait toujours que le potentiel d’un naturel dépassait de loin celui d’un non naturel.

    Syrine secoua ses cheveux dont la couleur était aussi vive que les flammes du bûcher. Elle aimait les sentir flotter sur ses épaules et couler jusqu’à ses reins.

    — Il nous a tant appris, et j’ai conscience qu’il y a du malsain dans cet apprentissage. Pourtant, je ne suis pas fâchée d’y être allée. Au contraire. Même si je sais que je ne le haïrai point, que je lui pardonnerai malgré ses fautes, j’ai besoin de connaître la vérité. Il ne m’aurait jamais rien dit. Je ne sais même pas si Raven et Raiden partagent son secret.

    — Je me le demande parfois. Je ne sais pas vraiment. Officiellement, ils ne savent rien. Mais, lorsque j’ai tout découvert, j’ai voulu les prévenir. J’ai essayé de révéler le secret d’Ulome à tout le monde. Et tu sais ce qu’il s’est passé ? Personne ne m’a écouté. Il a une telle emprise sur les gens que personne ne pouvait envisager qu’il n’était pas parfait, qu’il n’était pas le dieu qu’il voulait imposer aux autres. Il n’en était qu’aux prémices de la création de sa petite armée, et ils étaient déjà tous fanatiques, adeptes du culte de sa personnalité. Aucun d’entre eux n’était prêt à me croire.

    — J’y suis prête maintenant, alors dis le moi, s’il te plaît ! Qu’est-ce qu’Ulome cachait ?

    Kami jeta son verre au feu et se leva. Il était élancé, sa taille marquée lui faisait une silhouette gracieuse. Il se dirigea vers l’arrière du camion et ouvrit la porte de l’aménagement.

    — Peu importe Syrine. La vérité ne te mènera à rien. J’ai tiré un trait sur le Domaine Occulte depuis longtemps. Tu devrais en faire autant. Tu aurais dû le laisser avec le reste de tes souvenirs, au milieu de ton ancienne vie, à Lyon. Laisse le vent emporter le passé et le faire disparaître avec Perséphone. Il n’y a rien d’intéressant pour nous dans les secrets d’Ulome. Passe une bonne nuit.

    La jeune femme resta assise longtemps près du feu. Ses longues mains caressant tantôt ses cheveux, tantôt son verre d’alcool. Ulome, Raiden, Raven… Lui manquaient-ils ? Elle n’en était pas certaine, mais elle ne voulait pas vraiment s’en préoccuper. A quoi bon ressasser ce qu’elle avait quitté ? Kami était prêt à tout oublier, n’était-ce pas plus sage ? Quand le passé ne peut plus nous rattraper, ne vaut-il mieux pas l’enterrer au fond de notre cœur ?

 

***

 

21 Septembre, 4 ans avant l’Avènement, Lyon, France.

 

    L’Antre des Maudits avait revêtu ses plus beaux apparats pour l’occasion. Dans quelques minutes, des dizaines de personnes arriveraient pour communier ensemble au Domaine Occulte. Raiden avait accroché des tentures brunes sur tous les murs de la pièce, et disséminé des voileries dorées un peu partout sur le plafond et sur le sol. Elle avait hâte de ressentir la vibration qui s’élèverait pendant la soirée, répondant aux prières et aux méditations des participants.

    C’était l’une des choses qu’elle adorait par-dessus tout. Ponctuellement, elle organisait des nuits de magie commune, le moyen par excellence pour rencontrer ses semblables sans pour autant tenir une conversation platonique avec eux. Et puis, elle y trouvait toujours une jouissance particulière, car l’énergie qui éclatait alors était incommensurable.

 

    La jeune femme avait passé une longue robe noire et or pour s’accorder aux couleurs qu’elle avait données à l’Antre des Maudits. Elle était resplendissante, avec ses cheveux relevés en chignon fixé à l’aide de deux fines aiguilles. Plus jeune, elle n’avait eu de cesse de se déguiser. Elle avait été un véritable caméléon, usant de maquillages et d’artifices de toutes sortes pour se transformer.

    Ce soir là, elle s’était laissé aller. Oubliant la timidité qui la caractérisait, ainsi que le regard désapprobateur que lui lancerait sûrement Raven en la voyant, elle avait peint son visage de dorures flamboyantes et ses lèvres et paupières de sombres paillettes.

    Elle recentra quelques bougies et expira, pleine de satisfaction. Elle ouvrit doucement la main, des lianes se tissèrent aléatoirement sur le sol, les murs et le plafond. On aurait cru une jungle faîte d’or et de pierreries. L’ambiance était parfaite.

    Les flammes des bougies s’élevèrent soudain. Ogora entra en applaudissant. C’était une fille splendide, une belle rouquine aux iris verts et à la démarche féline. Elle avait un visage fin, assez commun en fait, ce qui mettait en valeur ses yeux tellement particuliers. C’est vrai, elle n’avait pas un physique original, elle n’était ni trop grande, ni trop petite ; ni trop ronde, ni trop maigre, mais lorsqu’on se perdait dans ses prunelles…

    Elle portait, par-dessus son pantalon noir, une longue tunique taillée dans un tissu indescriptible, on aurait dit une espèce de papier châtain. Elle s’était fardée d’un maquillage havane et portait de lourds bijoux en onyx. Mais, malgré toutes ces couleurs relativement sombres, elle était lumineuse, avec son sourire radieux et son visage angélique.

    — C’est magnifique Raiden ! Tu as fait une décoration digne de notre Domaine ! Ulome sera ravi.

    — Oh, je ne pense pas qu’il se joindra à nous ce soir. 

    Ogora se tourna vivement vers l’entrée des dédales. Il n’y avait personne. Elle avait craint de retrouver les deux mystérieux gardiens du mage ; mais ils n’étaient pas revenus. Elle espérait ne plus les revoir. Jamais. Même si elle savait d’avance qu’Ulome les ferait vraisemblablement réapparaître prochainement.

    Il était si rare, autrefois, qu’ils viennent interdire l’accès au labyrinthe. Très peu de personnes s’y aventuraient de toute façon. Mais, ces derniers mois, ils s’étaient montrés plus souvent, toujours aussi immobiles et rigides, toujours aussi terrifiants, garants d’un secret trop bien protégé.

    — Ayhan et Mahé viendront-ils, ce soir ? La question de Raiden la tira de ses pensées.

    — Je l’ignore. Les apprentis seront là, c’est certain. Je les ai entendus parler avec Raven tout à l’heure. Ils sont intenables. Pour beaucoup d’entre eux, ce sera la première célébration commune.

    — Vivement que ça commence ! dit la jeune vietnamienne, l’air impatient. Ce n’était pourtant plus le cas, elle ne bouillonnait plus à l’idée de ressentir l’énergie mêlée et les vrombissements extatiques de l’union magique. La pensée qu’Ulome lui en voulait encore la perturbait. Il avait refusé de la voir depuis l’incident dans le labyrinthe, mais ni Raven, ni Ogora ne semblaient être au courant des tensions entre eux.

    — Raiden, es-tu sûre que tout va bien ? demanda Ogora. Tu as la mine défaite tout d’un coup.

    — Oui, oui. J’avais peur que tout ne soit pas en place en temps et en heures. Je suis un peu fatiguée. Je vais aller m’allonger en attendant que tout le monde arrive.

    Ogora resta plantée là, regardant Raiden quitter le sous-sol. Elle l’aimait bien, cette jolie sorcière. C’était elle qui l’avait accueillie lorsqu’elle avait intégré le Domaine Occulte. Mais, bien sûr, elle gardait dans son cœur sa chère amie, celle qui l’avait réellement introduite au Domaine et qui l’avait sensibilisée à la magie : Syrine.

    Comme elle lui manquait ! Peut-être aurait-elle dû s’enfuir, elle aussi. Avait-elle des regrets ? Elle n’en était pas certaine. Ce n’était pas son voyage. De toute façon, personne ne le lui avait proposé.

    Elle passa derrière le comptoir et observa un instant les étagères. Il ne manquait rien. Elle alluma ensuite la musique, mit une compilation de morceaux de harpe, et s’allongea sur un sofa. Quel son mélodieux. Cet instrument avait toujours été présent dans sa vie.

    Enfant, Ogora avait passé de longs après-midis à écouter sa mère jouer. Elle avait été bercée par les vibrations si spéciales qui s’échappaient des cordes, par ces sons cristallins et spirituels qui la bouleversaient tant aujourd’hui. Et puis, lorsque sa mère décéda, elle apprit à jouer à son tour, comme un hommage à son enfance perdue.

    Quelques larmes roulèrent sur sa joue. La blessure de cette perte se refermerait-elle un jour ?

    Elle s’efforça de revenir au présent et de penser à la soirée qui se préparait. Ce serait sûrement une jolie célébration qu’elle allait partager avec les convives du Domaine Occulte. Oui, il fallait penser à autre chose, à la beauté et au bonheur. Et tout cet enthousiasme qui l’emporterait dans peu de temps, une fois qu’elle ne serait plus seule et que la harpe s’arrêterait de pleurer.

 

***

 

2 Octobre, 4 ans avant l’Avènement, Frontière Franco-allemande.

 

    Pendant combien d’années en avaient-ils rêvé ? Voyager sans attache, avancer sans contrainte. Découvrir des populations inconnues, des coutumes étonnantes, et parler avec des dizaines d’étrangers.

    Non. Les étrangers, c’étaient eux. Tout le monde les regardait en coin, comme des bêtes curieuses, exotiques, terrifiantes et fascinantes. Ils n’étaient pourtant pas si loin du point de départ. La France et l’Allemagne étaient si proches sur un planisphère. Pourtant, ce soir là, Kami et Syrine savaient qu’ils ne seraient plus jamais chez eux.

    Ils avaient traversé l’Allemagne sur toute sa longueur, admiré la porte de Brandebourg et tout un tas d’autres bâtiments ou de paysages. Maintenant, ils étaient proches de la frontière avec la Pologne.

    Il y avait une petite fête, sur la place d’un village allemand, non loin de Cottbus. Ils s’étaient mêlés aux festivités et communiquaient en anglais, tant bien que mal, avec les locaux. On leur avait généreusement offert à manger, à boire, et invité maintes fois à danser parmi les villageois. Il y avait tellement de bonté dans ces personnes, toutes leur tendaient la main, imaginant qu’ils étaient deux voyageurs dans le besoin ou quelques fugitifs rebelles.

    Syrine s’était, finalement, laissée entraîner par un charmant jeune homme dans une danse typique, puis elle s’était mêlée à la foule, à la musique, et à l’ambiance festive du lieu. Quelques arbres entouraient la grande place. Ils étaient tous décorés de lampions multicolores, et de longues guirlandes étaient suspendues au-dessus des têtes. Sur une estrade, des enfants jouaient, criaient, et dansaient.

 

    Le bruit était assourdissant, un vacarme léger et festif auquel Kami n’arrivait pas tout à fait à adhérer. Il se leva du banc en bois sur lequel il était installé, et s’éloigna tranquillement de la clameur joyeuse. L’air était encore doux à cette époque de l’année mais il savait que, bientôt, il deviendrait glacial. Le sorcier passa la main dans ses cheveux, ses cheveux si noirs et si doux, qui lui chatouillaient la nuque et qu’il aimait tant, puis laissa courir ses doigts sur sa cicatrice. Quelle jolie soirée, quel merveilleux voyage.

    Il aimait tant, autrefois, ces moments d’innocence où il arrivait à tout oublier. Oui, pour lui, ce type de soirées était idéal pour évincer temporairement la réalité et son lot de problèmes.

    Il s’arrêta dans une petite ruelle, pavée de pierres roses, et s’adossa au mur d’une habitation. Avait-il perdu le goût de s’amuser lorsqu’il avait perdu l’espoir de quitter le cycle des incarnations ? Toute cette histoire, celle qui avait précipité son départ, le bouleversait toujours autant. C’était plus fort que lui. Il ressassait encore son triangle d’âmes, sachant l’inutilité de ses tortures mais incapable de les chasser. Malia, Salem, et lui. Unis pour l’éternité, par quelque volonté supérieure et impénétrable.

    Il voulait tant connaître ce qu’il y avait à la base, avant toutes formes d’existences terrestres, avant toutes formes d’incarnations. Il aurait voulu en terminer avec le lien qui les reliait tous les trois. Et pour cela, il fallait découvrir ce qu’il appelait « Les Racines des Âmes ». 

    Mais il avait tué Malia. Une fois de plus, il avait échoué. Il n’avait pas réussi à vivre une vie sans entrer dans un conflit meurtrier avec ses deux compagnons de fortune. Et comme dans ses autres vies, si l’un mourrait de la main d’un des deux autres, tous trois recommençaient une nouvelle existence. C’était ce qu’il avait appris en explorant leurs existences passées. Alors il en était là, Malia était morte, et Salem attendait la fin, reposant paisiblement au sein de la planète.

    Et lui ? Qu’attendait-il au juste ? Il fuyait. Inlassablement, il fuyait. Il voulait distancer géographiquement tout ce qui le renvoyait à ce trio éternel. Et plus il s’en éloignait, moins il y songeait. Il progressait dans l’oubli de sa vie en France.

    La Rose Noire, Roman, sa famille, ses amis… tout. Il entamait réellement ce deuil que Syrine donnait l’air d’avoir si bien réussi. Les visages de ses victimes ne se montraient presque plus, son obsession quant à éprouver des remords avait disparu, et son manque d’émotion ne le tracassait plus autant.

    Rien ne s’était évanoui, bien entendu. Seulement, il n’était plus torturé par toutes ces choses qui avaient menacé de le rendre fou. Il était simplement un peu las de la vie, mais il y avait une chose qui le raccrochait au monde plus que tout : sa liberté nouvellement acquise. Et plus il s’éloignait de son passé, plus il avait cette sensation irremplaçable que l’avenir lui tendait tendrement les bras. Il avait envie d’y croire.

 

***

 

2 Octobre, 4 ans avant l’Avènement, Lyon, France.

 

    Diane arriva au Domaine Occulte très tôt dans la soirée. L’endroit était déjà bondé. Il n’y avait pas un siège de libre et le brouhaha des conversations lui donnèrent immédiatement la migraine. Elle alla s’accouder au comptoir. Elle s’était soigneusement apprêtée, tant cette nuit était importante à ses yeux.

    Elle avait passé une fine robe brune, qui permettait à sa chevelure ambrée de briller de mille feux, et s’était parée de magnifiques perles nacrées. Comme elle était petite, et qu’elle détestait se sentir inférieure, elle avait chaussé une paire de talons hauts en cuir brossé et avait légèrement crêpé ses cheveux pour leur donner du volume.

    Elle promena, un instant, ses jolis yeux verts sur l’Antre des Maudits. La décoration était majestueuse. Des plantes recouvraient les murs, le sol et le plafond. Tout était d’or et de noir, des voiles flottaient un peu partout et des bougies illuminaient chaque table. Elle se rappela enfin qu’il devait y avoir une célébration commune ce soir là. Comment avait-elle pu oublier ? Tout le monde était si impatient à chacune de ces occasions ! Elle aussi, bien entendu, adorait cela. Mais si elle se trouvait au Domaine Occulte, ce n’était pas vraiment pour faire la fête cette fois-ci.

    Elle venait voir Ulome. Ulome, le grand sorcier qu’elle craignait tant. Celui qui contrôlait tout et tout le monde ici. Elle ne l’avait vu qu’à deux reprises. Une première fois lorsqu’il avait accepté qu’elle soit initiée aux pratiques du Domaine, et une seconde pendant une de ces célébrations communes.

    Et, pourtant, il l’avait convoquée. Elle savait bien de quoi il s’agissait. Ce n’était pas une simple visite de courtoisie. Elle était là pour une toute autre espèce de cérémonie. Elle en avait terminé avec son initiation. Elle allait être reçue et son avenir allait se décider.

    Elle était jeune, dix-neuf ans, et continuait encore ses études. Il ne l’enverrait sûrement pas ouvrir un nouveau Domaine Occulte. Peut-être allait-il lui confier une partie des nouveaux initiés ? Avec le départ de Syrine, Raven et Raiden étaient trop sollicités pour assurer la transmission totale du savoir d’Ulome.

 

    Elle attrapa une paille derrière le bar et la mâcha nerveusement. Comment devait-elle se comporter devant lui ? Qu’est-ce qu’elle devrait dire ? Quelques personnes regardaient fixement la jeune femme. Qu’est-ce qu’ils ont, eux ? Elle baissa les yeux vers sa paille et réalisa. Quel manque de grâce ! C’était toujours le même problème avec elle : elle était trop naturelle.

    Tous les apparats des soirées mondaines lui faisaient horreur. Ses parents étaient de richissimes capitalistes, elle ne manquait de rien, et ils l’emmenaient souvent dans de superbes réceptions. A chaque fois, c’était la même chose. Elle prenait une pause, une attitude, elle faisait un geste, ou disait quelque chose de déplacée. Elle se sentait ridicule et s’empêtrait dans des marmonnements d’excuses, d’explications. Bref, elle faisait honte à ses parents.

    Seulement, elle n’arrivait pas à comprendre ce goût obsessionnel pour les conventions, les hypocrisies en tout genre et les conversations pauvres et académiques avec des inconnus stéréotypés, véreux et inintéressants. Elle préférait prendre n’importe quel vêtement et avoir un échange profond avec une personne d’exception. Son père ne cessait de répéter qu’elle avait horreur des mondanités parce qu’elle était jeune, que tout ça aurait bien le temps de changer, et il la trainait une nouvelle fois dans ces interminables nuits « d’adultes ».

    Malgré ce manque d’enthousiasme pour toutes manifestations officielles, elle se trouvait ici, au Domaine Occulte, pour une célébration bien particulière.

    Comment exprimer l’importance de sa présence ? Il y avait plusieurs étapes essentielles lors d’une initiation dans ce groupe magique. D’abord, Raiden révélait la force de la planète aux jeunes prétendants. Elle leur apprenait comment préparer les poisons, les antidotes, les onguents, et des milliers d’autres savoir élémentaires ou correspondances magiques essentiels à un sorcier digne de ce nom.

    Puis, Raven prenait la suite. Il s’occupait de transmettre des connaissances sur le passé, sur la politique, l’histoire, l’économie. Il faisait étudier à ses protégés certains modèles de civilisation pendant des heures et des heures. Parallèlement, il les emmenait dans la nature et leur apprenait à se défendre, à se battre.

    Cette initiation était longue et souvent fastidieuse. C’était un moyen de façonner l’âme, le mental et le physique, de transcender les êtres et de les changer en de véritables mages. En tout cas, des mages comme Ulome les aimait.

    Une fois toutes ces connaissances acquises, une fois que Raiden et Raven les jugeaient prêts, les nouveaux membres se rendaient dans le labyrinthe, à la rencontre de celui qui avait pensé cette initiation, pour recevoir de lui un présent hors du commun.

    Diane ne savait pas vraiment ce qu’était ce présent, mais elle était persuadée qu’elle était là pour ça. Pour recevoir quelque chose de la part d’Ulome, et pour apprendre enfin quel serait son rôle au Domaine Occulte.

    Autour d’elle, les voix s’étaient abaissées. La célébration commençait. Tout le monde était installé confortablement. Certains étaient assis sur le sol, entre des racines, d’autres sur des chaises ou des coussins en tissu synthétique. Il y avait quelques jeunes personnes, nerveuses vraisemblablement, qui se balançaient d’avant en arrière en ouvrant les yeux régulièrement. Mais la plupart étaient parfaitement immobiles.

    Une énergie s’élevait doucement, force tranquille et invisible comme une brise de printemps, et recouvrait peu à peu toute la salle. Elle regarda un peu partout, cherchant des visages familiers. Raiden était assise sur une plante, à côté d’Ogora, Elle fixait, le visage vaguement inquiet, la belle Diane en robe de soirée. Cette dernière lui sourit discrètement, mais Raiden ne cilla pas. Peut-être ne la regardait-elle pas vraiment ? Peut-être était-elle en transe, ou absorbée par cette puissance fantastique qui se dégageait de l’assemblée ? Un frisson la parcourut.

    Pourquoi avait-elle l’impression qu’il s’agissait d’une mise en garde ? Des larmes coulaient maintenant sur le visage de la jolie Raiden. Comme elle aurait aimé traverser l’Antre des Maudits, comme elle aurait voulu la prendre dans ses bras et la consoler. Mais c’était impossible. Elles n’étaient pas si proches toutes les deux. Et puis, elle n’avait de toute façon aucun don pour soulager la peine des autres. Elle détourna donc le regard, abandonnant son initiatrice à sa soudaine et mystérieuse souffrance.

    Elle remarqua le dernier arrivé, Ayhan, à qui elle n’avait encore jamais parlé. Il observait la scène sans y prendre part, forcément curieux et étonné par la magie qui était en train de naître. Cette étrange pulsion, n’appartenant ni à l’Homme, ni à la Terre, une symbiose entre eux, s’insinuant dans son corps aussi sûrement qu’il s’insinuait dans celui de la jeune femme.

    Bien entendu, il n’avait pas remarqué que Raiden pleurait à chaudes larmes, prisonnière de quelques pensées terrifiantes, ni même que Diane le fixait depuis plusieurs minutes alors qu’ils ne se connaissaient pas. Elle sourit. Elle aussi avait été dans cet état de totale hébétude la première fois qu’elle avait assisté à ce genre de célébration. D’ailleurs, elle l’était encore parfois.

    Il y avait, ça et là, quelques personnes qui continuaient à bavarder, mais elles évitaient maintenant tout mouvement et toute passion dans la voix, craignant de troubler l’équilibre instable de ce moment particulier. C’était comme si les âmes de tous les participants s’étaient accordées et vibraient d’une manière exactement similaire. Diane s’extasiait devant chaque visage, chaque expression qu’elle pouvait lire parmi ces dizaines d’hommes et de femmes, et chaque frisson qu’elle ressentait lorsque la magie la caressait.

    L’heure était venue. Ulome l’attendait au fond du labyrinthe. Elle se leva lentement, s’arrachant à cette magnifique contemplation, et traversa l’Antre des Maudits. Du coin de l’œil, elle constata que Raiden suivait chacun de ses pas, continuant de sangloter en silence, dévorée par des mots qu’elle ne pouvait pas prononcer.

    Elle poussa le rideau de velours qui masquait l’entrée des dédales. Ses talons frappaient discrètement le sol de pierre. Elle avançait lentement, ne connaissant pas très bien les lieux. Les rares fois où elle y était entrée, des torches avaient guidé ses pas jusqu’à une salle toute proche. Mais ce soir là, elle devrait traverser un bon nombre de couloirs entrelacés dans une obscurité presque parfaite.

    Plus elle s’enfonçait dans les boyaux du bâtiment, plus l’air était humide, presque vicié. Elle entendait des gouttes tomber, des insectes remuer et un vent mystérieux lui souffler sur la nuque. Mais il n’y avait personne. Non, il n’y avait personne. Elle le savait bien, elle ne ressentait aucune présence dans son dos.

    Une dizaine de minutes plus tard, Diane pénétra dans une crypte illuminée par des chandelles bleues. Ulome était debout, face à elle. Il ouvrit les bras, l’invitant à s’approcher. Il portait une ample toge noire. Ses mains étaient recouvertes d’un onguent rougeâtre, une sorte de mélange de terre, de pigments et de racines, et ses pieds étaient nus.

    Elle le trouva terrifiant, si imposant par son aura, si laid par son physique. Il avait un visage lisse et brillant, une peau ambrée, un peu comme celle de Raven lui semblait-il, et une masse étonnamment développée. Mais elle ne le trouvait pas repoussant. Il y avait quelque chose d’impénétrable dans ce personnage qui le rendait fascinant, presque irrésistible malgré tout. Il la serra contre lui quelques secondes, puis lui baisa le front.

    Quand elle se recula un peu, elle poussa un cri de stupéfaction. Ses yeux ! Elle resta figée face aux pupilles de son mentor. Des flammes rougeoyantes dansaient dans le regard d’Ulome, des millions de flammèches profondément ancrées dans son âme et qui jetaient une lumière discrète et terrifiante sur Diane. Il lui sourit. Un goût de terre emplit la bouche de la jeune femme.

    — Mon enfant, tu as donc réussi.

 

***

 

2 Octobre, 4 ans avant l’Avènement, Frontière Franco-allemande.

 

    Les flammes formaient une immense pyramide orangée sur le sol. Des crépitements résonnaient à intervalles irréguliers, pourtant il n’y avait aucune fumée qui s’échappait de ce feu improbable. Non, aucune fumée car ce n’était pas une combustion naturelle, mais une pure création magique.

    Toutefois, les flammes étaient réelles et leur chaleur aussi. Leur douceur était si bienfaisante au milieu de la nuit. Elles projetaient des ombres gigantesques et mystérieuses sur la terre, des ombres qui firent frissonner la jeune femme qui les observait.

    Syrine avait dansé toute la soirée avec les autochtones. Elle était éreintée à présent, pleine de cette bonne et agréable fatigue. Kami, lui, n’était pas encore rentré. Il avait disparu depuis plusieurs heures lui semblait-il, comme il le faisait de temps en temps. Elle ne pouvait pas lui en vouloir. Après tout, elle aussi avait besoin, parfois, de solitude. Cette proximité continue était pesante par moment, surtout qu’aucun des deux n’était, à proprement parlé, un être socialement à l’aise.

    Après s’être assurée que le feu ne s’éteindrait pas, elle grimpa dans le camion puis ressortit avec une bouteille de rhum dans une main, et un long paquet de soie dans l’autre. Elle paraissait si calme, si sereine, alors qu’une tempête effrayante se déchaînait secrètement dans son cœur.

    La présence n’était pas revenue depuis quelques temps. Était-ce mauvais signe ? Non, elle voulait se persuader du contraire. Peut-être l’avait-elle simplement abandonnée ? Oui, il était possible qu’elle se soit affranchie de son mystérieux pouvoir. Mais, alors, pourquoi était-elle tant affligée par cette idée ? Il n’y avait pas si longtemps, la jeune femme s’était juré de lutter contre son tourmenteur invisible. Pourquoi en regretter l’absence maintenant ?

    Elle but une gorgée de son alcool favori, caressant distraitement le paquet de soie qu’elle avait posé sur ses genoux. Elle ferma les yeux, savourant ce goût délicieusement sucré et enivrant. Comme la nuit redevenait paisible ! La fête était terminée à présent, il n’y avait plus que les résidus de la musique, ces battements sourds, qui résonnaient dans son crâne et pulsaient dans son sang.

    Elle entendait encore, au loin, quelques éclats de voix d’allemands en train de rentrer chez eux. Elle s’était vraiment amusée avec ces gens. Tant de simplicité l’enchantait. C’était pour des moments comme celui-ci qu’elle avait si longtemps rêvé de voyager.

    Mais, à l’époque, s’était-elle doutée de tous les sacrifices que cela supposait ? Elle ouvrit le paquet, délicatement, enlevant doucement la soie blanche. A l’intérieur, il y avait deux lames. Deux magnifiques lames. Celles qu’elle appelait « les Sœurs » et qu’elle chérissait tant. Une longue rapière, dont la garde était noire et argent, rangée dans un étui en cuir sombre, et un poignard dont la lame était ondulée et la garde richement sertie d’un aigle et d’une pierre écarlate.

    C’était Adam qui les lui avait offertes, le jour de leur rencontre, en Bretagne. Ils s’étaient trouvés dans une clairière, pendant la fameuse semaine de Juin, lorsque Syrine avait fui Lyon. Il avait été charmant, terriblement charmant, et tout avait semblé évident avec lui. La jeune sorcière avait su, au premier regard, que cet homme était « le bon ». Ils avaient passé quelques jours merveilleux, et puis Adam avait dû partir précipitamment, mystérieusement.

    Son souvenir était si douloureux, bêtement douloureux. Oui, elle se sentait idiote d’éprouver tant de souffrance pour si peu. Mais, de repenser à son sourire angélique, ses yeux si profonds, désarmants, et ses cheveux d’un parfait noir de jais. Ho, comme il lui avait si bien fait l’amour. Ses mains, fortes et douces, avaient été parfaites, précises. Un médecin. Oui, il faisait des études de médecine, voilà pourquoi ses mains avaient été si délicates.

    Syrine frissonna. Déjà, elle voyait le soleil poindre à l’horizon. Elle se perdait si facilement dans ses souvenirs. Elle avait la sensation de ressentir à nouveau les caresses de son tendre amant. Sa tête roula sur le côté, elle émit un gémissement malgré elle. Adam. Comme tu me manques. Elle but encore, plusieurs gorgées, comme si l’alcool lui procurerait un quelconque réconfort.

    L’espace d’un instant, au travers des flammes, elle crut apercevoir la silhouette de l’homme dont l’absence se faisait cruellement sentir. Elle se leva en sursaut, renversant ses lames et sa bouteille de rhum. Mais il n’y avait rien. Juste le noir implacable de cette fin de nuit, et le silence douloureux d’un commencement de journée où la fête était définitivement terminée.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Samuel Morgzac ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0