Chapitre II

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5 Août, 4 ans avant l’Avènement, Lyon, France.

 

    Raiden avait tout pour réussir. C’était une jeune fille pleine de vie, belle et intelligente. Et puis elle était douce, si douce. Même dans sa plus grande et terrifiante colère, elle restait d’une délicatesse sans faille. Elle aurait pu faire ce qu’elle désirait, mais sa rencontre avec Raven avait fait basculer sa vie, définitivement.

    Il n’y avait rien eu d’extraordinaire. Elle l’avait croisé un jour, dans les couloirs du lycée, et lui avait voué une admiration maladive dès le premier regard. Il était de deux ans son aîné, avait un charisme fou et une soif extrême d’aventures. Avec sa grâce naturelle, elle avait facilement réussi à l’approcher puis à le subjuguer à son tour.

    Très vite, ils étaient tombés amoureux et ne s’étaient plus quittés une seconde. Ça aurait pu être une jolie histoire, c’est certain. Mais la sorcellerie s’était interposée dans cette relation. Raven avait fait l’erreur de présenter Raiden à Ulome, de laisser son ami initier la jeune fille et tout avait alors changé.

    Au début, la magie ne l’avait pas vraiment transformée. Elle était restée la même. Seulement, elle partageait dorénavant le monde de la nuit avec lui. Ça les arrangeait bien d’ailleurs, ils n’avaient plus à se cacher l’un de l’autre, ils pouvaient s’entraider, se comprendre. Ils étaient terriblement forts ensemble, rien ni personne ne leur résistait. Ils étaient devenus les enfants ténébreux d’Ulome. Les premiers initiés, si beaux dans leurs magies, si touchants par les liens qui les unissaient.

    On ne pouvait pas douter de leur amour, ni de leur puissance. Ils étaient invincibles. Mais, comme souvent, la magie et l’amour ne firent pas longtemps bon ménage. Leurs cœurs se gâtèrent, et les rivalités s’exacerbèrent. Il n’y eut pas de réel conflit entre eux, simplement une lutte froide et silencieuse.

    Puis ils rencontrèrent Kami. Raiden ne se rappelait pas exactement des circonstances, mais elle se souvenait avec exactitude de ses impressions. A l’époque, c’était pour elle comme de trouver un frère. Elle brûlait de franchir les limites, d’acquérir plus d’énergie, et d’expérimenter des sensations nouvelles. Le jeune garçon également.

    Ils s’étaient entretenus de longues nuits, s’échangeant autant de rêves que d’astuces, sans que personne ne soupçonne leur amitié. Elle quitta Raven, s’affranchissant d’Ulome par la même occasion, voulant profiter d’une liberté magique qu’elle n’avait jamais eue. Ça aurait pu marcher, là encore. Mais Kami avait eu une malheureuse vision.

    Au cours d’un rituel qu’ils accomplissaient ensemble, il avait vu Raiden être violentée et tuée sans que personne ne lui vienne en aide. Il n’y avait rien eu de précis dans ce flash, mais personne n’avait douté de sa véracité. Alors, finalement, elle était revenue dans le giron d’Ulome, acceptant de retisser des liens étranges avec Raven, et de rester à ses côtés.

    Elle aurait pu fuir, tenter d’échapper à son destin. Mais l’idée ne lui avait jamais traversé l’esprit. Au contraire. Avoir connaissance de cette prémonition avait rendu Raiden plus sereine, plus forte qu’elle ne l’avait jamais été. Toute sa fougue et son impatience s’étaient évanouies, la peur de mourir l’avait saisie. Elle s’était interrogée sur son avenir. Que lui restait-il ? Une vie solitaire, à attendre d’être assassinée ? Ou prendre sa place aux côtés de Raven, et tenter, sinon de survivre, de transmettre sa magie aux générations qui venaient ?

    Elle avait fait son choix sans trop tergiverser, et Raven ne l’avait pas repoussée. Si elle ne voulait plus lui appartenir, lui l’aimait toujours et sans condition. Elle pouvait rester avec lui pour toujours si elle le désirait, il ne dirait ou ne tenterait rien. Il serait son protecteur.

 

    Maintenant, elle s’occupait avec minutie du beau Jardin des Mages, la boutique du Domaine Occulte lyonnais, et aidait Ulome à initier les sorciers de demain. Justement, un nouveau venu venait d'apparaître dans l’embrasure de la porte. Elle le connaissait vaguement, un ami de Kami.

    Elle trouva Ayhan très beau garçon. Il était plutôt grand et svelte, et avait séduit Ulome tant par son énergie que par son histoire. Elle ne savait rien de précis à son sujet. Il devait être initié rapidement, c’est tout ce qu’on lui avait dit. Il y avait quelque chose d’étrange dans cette requête. Ulome n’avait plus voulu accélérer d’initiation, depuis que Malia s’était retournée contre lui. En quoi était-il si spécial pour qu’Ulome prenne cette étonnante décision ?

    — Je peux entrer ? Il parlait d’une voix un peu sèche mais franche, ce qui plut à la jeune fille.

    — Oui, je t’attendais. Nous ne nous étions pas revus depuis l’attaque des Descendants d’Eren. T’es-tu remis de cette petite bataille ?

    Ayhan examina de haut en bas son initiatrice. Il n’avait jamais eu un goût très prononcé pour les femmes, mais il ne pouvait détacher son regard d’elle. Une jolie asiatique, vietnamienne s’il ne se trompait pas, avec de longs cheveux noirs typiques du continent, et des yeux sans fond.

    — Petite bataille ? Je ne sais pas ce qu’il te faut ! Il haussa les épaules et s’installa sur une branche surélevée.

    — J’ai appris que tu t’étais installé chez Kami. Elle lui lança un regard perçant, sans ajouter un mot, ce qui mit mal à l’aise le garçon.

    — Heu… C’est que Kami est mon meilleur ami, je sais qu’il n’y aurait pas vu d’inconvénient. Ayhan se racla la gorge, et attendit une ou deux minutes. Comme Raiden ne reprenait pas la parole, elle avait la tête plongée dans une armoire, il se leva et fit mine de sentir les fleurs autour de lui. « C’est incroyable de voir d’aussi belles plantes dans un jardin français, d’intérieur qui plus est. Elles ont les couleurs et les tailles de fleurs exotiques.

    — Elles sont effectivement exotiques.

    — Mais alors, comment…

    — Tu es si pressé ! Nous allons nous intéresser à notre planète. Je sais que Kami avait commencé à te transmettre certaines connaissances, qu’il tenait lui-même d’Ulome. Ce sera donc plus simple de t’expliquer notre vision des choses, ici, au Domaine Occulte.

    Elle s’installa sur un talus verdoyant, croisant les jambes avec souplesse et féminité, invitant Ayhan à la rejoindre. Elle agita doucement la main, et la lumière du plafonnier se tamisa lentement, jusqu’à disparaître totalement. Une lueur s’éleva du sol, terreuse et suave.

    — L’énergie magique circule partout autour de nous. Dans l’air, dans la mer, dans les minéraux, partout. Mais les êtres vivants, en plus d’être traversés par cette magie, possèdent une énergie propre. C’est elle qui nous permet de vivre, de ressentir des choses invisibles, de communiquer avec les défunts. Elle est notre sixième sens à elle seule. C’est une puissance incommensurable, et infinie tant que la vie nous anime. C’est elle que tu projettes parfois, tel que te l’a appris Kami, ou que l’on peut utiliser pour créer des bulles de protection. C’est elle, aussi, qui permet à quelques rares personnes d’user de certaines capacités « surnaturelles », ou « parapsychiques » si tu préfères. Ta télékinésie en est un exemple.

    Mais, ce qui est parfois plus difficile à entendre, c’est que la planète elle-même possède une énergie personnelle dont la puissance est insoupçonnée, et illimitée. On la ressent parfois, lors de tremblements de terre, ou de catastrophes naturelles. Beaucoup la devinent dans ce genre de manifestations, et tous la craignent. Les scientifiques s’intéressent à elle depuis quelques années. Comme l’électricité, il est possible de la concentrer, de la canaliser, et de s’en servir. Peut-être s’en serviront-ils bientôt, lorsqu’ils auront compris son potentiel infini. En attendant, seuls les rares initiés savent comment l’utiliser.

    — L’utiliser ? C’est comme voler l’énergie d’un autre être humain ?

    — Non, c’est différent. Toute énergie terrestre retourne à la Terre. Si nous utilisons l’essence de notre planète, nous devons la lui restituer. Et c’est à cette condition que notre planète nous laisse disposer, à notre gré, de sa magie. Chaque initié respecte la règle, chaque sorcier, chaque magicienne, connaît la colère et l’implacable force de la nature ainsi que l’importance de rendre à notre Mère à tous ce qui lui appartient. L’équilibre est fragile entre la nature et nous.

    — Je comprends, je crois.

    — Alors, observe. » Raiden ferma les yeux quelques secondes. Un spectre phosphorescent s’éleva du sol et l’embrasa entièrement, doucement, comme s’il était une deuxième enveloppe charnelle. Ses cheveux soyeux prirent des reflets mordorés, sa peau était comme recouverte par une huile d’ambre et de pierres précieuses. Une chaleur incroyable se diffusait autour d’elle, berçant Ayhan dans une agréable et savoureuse volupté.

    Alors, cette douceur exquise était l’énergie de la planète ? Le garçon était dans un état de torpeur, une extase délicate dans laquelle il ressentait la force implacable de la nature, et l’amour indéniable de la matrice universelle. Il se surprit à repenser à sa mère, celle qu’il avait aussi bien aimée que détestée. Il lui avait téléphoné pour lui annoncer qu’il resterait vivre à Lyon, seulement quelques jours auparavant. Elle avait été si froide, au début, qu’il avait cru qu’elle y était insensible. Puis elle s’était mise à pleurer. Oui, sa mère l’avait bercé de la même manière que la planète le berçait maintenant. Il avait la sensation d’être caressé par Gaïa en personne. La Terre avait-elle réellement une volonté propre ?

    Raiden tendit la main vers la terre fraîche, qui se trouvait à ses côtés, et une jonquille poussa instantanément. L’élève comprenait tout à fait ce dont il s’agissait. Tout était possible avec la puissance créatrice, rien ne pouvait aller contre la volonté de cette déesse-mère dans laquelle Raiden puisait sa force.

    La fleur scintilla quelques secondes, comme si elle était faite de la même dorure que la peau de la sorcière, puis le spectre s’évanouit lentement. De nouveau, seule la lueur suave et blafarde du sol éclairait le jardin dans lequel les jeunes gens s’étaient installés. La jeune femme regarda tendrement la petite fleur puis reprit :

    « La planète nous offre son énergie. A tout moment, elle sera là pour te venir en aide. Il ne faut pas en abuser, nous lui devons le plus grand respect et une totale dévotion. Tu pourras puiser le réconfort, la protection ou la puissance dont tu auras besoin. Mais, il ne faut jamais oublier de lui rendre ce que nous lui avons pris, car son énergie ne se renouvelle pas comme la notre. La magie des Hommes disparaît puis se reconstitue, c’est un cycle quasi-éternel. Celle de la planète ne fait que se purifier tout en restant la même. Elle donne et reprend sans discontinuer. » Elle effleura la petite plante qui disparut dans une gerbe d’étincelles.

    — J’ai l’impression de connaître cette énergie.

    — Peut-être l’as-tu déjà ressentie dans un temple religieux ? Notre planète est parcourue d’une multitude de filaments qui forment un réseau, comme un système sanguin en quelque sorte. A travers ces veines, l’énergie circule, irriguant chaque parcelle du monde dans lequel nous vivons. A certains endroits, des carrefours se forment. On appelle cela des nœuds. C’est là que l’énergie est la plus facilement accessible et la plus puissante.

    De tous temps, les Hommes, consciemment ou instinctivement, ont bâti des monuments importants sur ces nœuds. Des lieux de pouvoir politique, des temples, mosquées, églises, dolmens, sculptures gigantesques, pyramides… Tous ces endroits permettent de se connecter efficacement à cette puissance naturelle et ont toujours représenté des enjeux colossaux de divers affrontements rhétoriques ou militaires.

    Tu as peut-être rencontré l’énergie de la Terre lors d’un rituel magique. Parfois, nous invoquons sa puissance pour lancer un sortilège complexe.

 

    Il n’avait pas fallu beaucoup de temps à la jeune femme pour prendre Ayhan sous son aile. Elle lui parla, pendant des heures, de la force de la planète, et des règles qui régissaient les énergies. Il était comme absorbé par cette initiation. Ils vibraient déjà à l’unisson. Ayhan ne s’était jamais rendu compte que la Terre, elle aussi, avait une âme et une aura.

    Il ouvrait les yeux sur une sphère encore plus mystique que la mort. Il découvrait la vie à l’état brut, la vie qu’il n’avait jamais soupçonnée, celle qu’il foulait aux pieds depuis toujours. Il comprenait, enfin, l’ampleur des activités de sa famille, dont la société avait récemment découvert cette ressource d’énergie illimitée. C’était un nouveau territoire magique, un terrain vaste et rassurant, une autre mère, un berceau pour les jeteurs de sorts meurtris tels que lui.

 

***

 

22 Août, 4 ans avant l’Avènement, Région de Brandebourg, Allemagne.

 

    Kami s’était arrêté à la frontière du Luxembourg, en Loraine, et s’était laissé aller à contempler longuement ce paysage qu’il ne pensait jamais revoir. Cette dernière vision du pays qui l’avait vu grandir l’avait bouleversé. Il avait eu envie de pleurer. Il avait eu cette sensation étrange, que tout le monde connaît au moins une fois dans sa vie, celle qui prend à la gorge et qui brûle les yeux. Ce besoin impatient, ce désir ardent et douloureux, de se laisser submerger par la tristesse.

    Mais il n’avait pourtant pas réussi à verser une larme. Il avait été saisi aux tripes, comme quand une panique irrationnelle s’empare de nous lorsque nous marchons, seul, dans la nuit et que l’on pense, sans raison, être traqué.

    Le jeune homme avait attendu longtemps que la peine le recouvre entièrement, que son cœur cède à la nécessité de s’épancher sur cet adieu. Mais l’attente avait été vaine. Il n’avait pas pleuré, et était remonté dans le camion, perturbé et frustré. Il avait repris la route comme asphyxié par cet échec, ruminant l’abandon de sa terre natale et maudissant sa propre apathie de surface.

    Il n’était pas réellement insensible. Au contraire, certaines émotions pouvaient même le meurtrir plus fort encore que tout autre chose. Il était quelqu’un de romantique et de passionné. En tout cas, ça avait été vrai encore quelques mois auparavant. A ce moment là, il aurait pu s’émouvoir pour une œuvre d’art, la souffrance d’autrui, ou parce qu’il abandonnait ceux qu’il aimait. Il aurait pu pleurer à cause d’un geste innocent et commun esquissé par un total inconnu. Kami n’avait jamais été une personne insensible, la preuve en était qu’il se sentait perdre pied au fur et à mesure qu’il s’éloignait de son foyer.

    Alors, si aucune larme ne coulait le long de sa cicatrice, peut-être était-ce simplement parce qu’il en avait trop versées les semaines précédentes. Il se sentait si fatigué, si désemparé, qu’il avait la sensation de ne plus pouvoir pleurer. L’idée l’effrayait. Pendant des années, il avait été incapable de laisser son chagrin s’exprimer. Il avait fallu le retour de Malia pour le libérer. Il ne pouvait se résigner à retourner dans cette espèce d’impuissance lacrymale.

 

    Ils avaient quitté la France depuis plus d’un mois. Les monts et les vallées, qu’ils laissaient derrière eux, étaient remplacés par d’autres montagnes et d’autres plaines. Le paysage ne changeait pas vraiment, tout était semblable mais différent à la fois. Les yeux connaissaient parfaitement les courbes de l’horizon, la chaleur du soleil et les teintes de la flore. Mais le cœur s’extasiait de tant d’exotisme secret et invisible. Il n’y avait rien de véritablement commun sur leurs nouvelles routes. Tout était éphémère et sensible. Ils connaissaient ce genre de panorama, la France et l’Allemagne ne sont pas si différentes après tout, pourtant tout restait à découvrir. Ils avaient la même impression qu’en admirant une cathédrale. Tout ce qu’ils connaissaient était présent, tout leur savoir et leurs repères étaient discernables, l’architecture suivait des règles évidentes, mais pourtant chaque bâtiment avait son caractère propre.

    Syrine détacha ses cheveux et secoua doucement la tête. Elle était assise du côté passager et regardait les champs de betteraves se succéder lentement. Si Kami était encore torturé par leur départ, la jeune fille se sentait à présent entièrement affranchie de son passé. Elle n’avait aucun remord, ni aucun regret. Seul comptait l’avenir. Elle était particulièrement intelligente et savait où était leur intérêt.

    L’Allemagne lui plaisait assez. Tout semblait tranquille, rassurant et logique. Elle n’aurait pas su l’expliquer, mais le paysage lui était familier. Tous les chemins, qu’ils empruntaient pour traverser la campagne germanique, défilaient sous ses yeux avec une évidente et inintelligible habitude. Il y avait autant de différences que de similitudes avec la France. Peut-être était-ce pour cela qu’elle était troublée par ce pays.

    En revanche, bien que fortement conquise par tout ce qu’elle voyait, elle avait hâte de sortir des frontières allemandes. La cathédrale de Cologne, sa vieille ville, le palais Benrath, tout était splendide. L’Allemagne était, de plus, une nation fabuleuse pour une passionnée d’architecture comme Syrine. Les milliers de façades baroques ou néogothiques lui vrillaient de plaisir le cerveau et les yeux.

    Mais il n’y avait pas encore assez de dépaysement à son goût. Tout semblait si peu original ! Elle voulait aller plus loin. Toujours plus loin. Elle ne voulait pas connaître de limite, elle voulait apprendre le monde, le vivre, le dévorer. Elle caressa sa crinière rousse et détacha son regard des champs qui défilaient.

    — Je suis pressée d’arriver en Pologne ! Tu te souviens du nom du village de tes ancêtres ? Kami portait des lunettes noires, sa peau n’avait pas du tout bronzé. Il conduisait doucement, savourant l’étendue infinie qui s’étalait devant eux. 

    — Non. Ma grand-mère ne voulait pas en parler. Il y a eu tellement de choses horribles, quand ils ont fui ce pays, que personne n’osait aborder le sujet quand elle était là. J’ai une vague idée de la région où mon grand-père est né, mais il se peut que je me trompe totalement. Le garçon se calla dans son siège, faisant mine de regarder le ciel. « J’espère qu’il va continuer à faire beau, au moins jusqu’à ce qu’on arrive dans une grande ville. Je ne me sens pas de conduire sous la pluie battante.

    — S’il commence à faire mauvais, on pourra toujours se garer dans un endroit calme et attendre que ça passe.

Elle voulut rajouter quelque chose, mais un courant d’air traversa la cabine. Kami ne sembla pas le remarquer, mais la jeune femme était certaine d’entendre un grattement. Ou plutôt un chuchotement. Oui, quelqu’un murmurait son prénom, elle sentait un souffle sur sa nuque, comme une respiration spectrale. Elle fixa un instant son ami. Il continuait de parler, comme si de rien n’était, mais elle ne comprenait pas un mot.

    Elle avait l’impression d’être sourde, d’être coupée du monde sonore, si ce n’était ce chuchotement obsédant. Une autre bourrasque, plus forte et plus froide cette fois, balaya la cabine. Une vibration dans l’atmosphère, une sorte de détonation étouffée, la fit sursauter. Une silhouette floue se tenait à ses côtés, entre Kami et elle.

    — Bonjour mon amour.

    La main de la sorcière se crispa. Ses longs ongles s’enfoncèrent dans sa paume, du sang perlait déjà, tâchant ses doigts délicats.

    — Ne te fais pas de mal Syrine, ma tendre ensorceleuse. Je sais que tu ne peux rien dire, mais je voulais simplement te rappeler que j’étais là, que je veillais sur toi. Je sais que tu ne m’as pas oublié, je t’entends penser à moi parfois.

    Une main vaporeuse se posa sur le cou de Syrine, sans qu’elle n’ose bouger. Elle ne voulait pas alerter Kami. Elle ne voulait pas qu’il sache. Les doigts descendirent sur ses seins, caressant tendrement sa peau. Elle ferma les yeux, rejetant de toutes ses forces la présence glaciale, implorant elle ne savait qui pour que s’arrête le manège du fantôme.

    — A bientôt Amour. Je te reviendrai vite, comme toujours.

    L’image s’évapora, libérant Syrine de sa catalepsie.

    — Syrine ? Tu m’écoutes ? Kami tourna la tête vers son amie, levant légèrement un sourcil.

    — Pardon ? Non, désolée, je rêvassais. Tu disais ?

    — Je te parlais de Berlin… » Il s’arrêta un instant et repris avec un air moqueur. « Est-ce que tu as vu que ta paume était ensanglantée ?

    — Mince…

    Fermant les yeux pour se donner une contenance, elle saisit Amulline entre ses doigts souillés.

    — Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu es toute pâle. Quelque chose ne va pas ?

    — Non, non, tout va bien ! Il faudrait juste que je rêve un peu moins. Je me charcute sans m’en rendre compte !

    Elle attrapa une compresse désinfectante dans le vide-poche et la pressa sur sa paume. Il y avait des paysages fabuleux, son ami le plus cher, la magie, l’avenir… Elle avait tout pour être heureuse. Elle savait que partout où elle irait, jamais plus elle ne se sentirait la malvenue, et jamais plus elle ne serait seule. Mais il y avait la présence…

    Alors qu’elle détestait de toute son âme le spectre mystérieux qui la tourmentait, elle n’avait aucune haine pour ses gestes. Elle avait horreur de sa nature, pourtant inconnue, mais les caresses qu’il lui avait administrées la laissaient songeuse. Elle ne les avait pas aimées, bien sûr… Comment aurait-elle pu accepter cette impuissance ?

    Cela dit, quelque chose en elle avait vibré. Elle aurait pu se sentir insultée ou abusée, mais il n’en était rien. Elle s’était sentie, en quelque sorte, flattée, comme honorée, par cette domination. Cette sensation produisait un effet étrange sur elle. Une sorte de magnétisme qu’elle n’était pas certaine de vouloir repousser.

    Alors que Syrine découvrait des terres nouvelles, des populations magnifiques, des splendeurs architecturales, elle commença à entrevoir également que, dans la vie, elle ne pourrait pas toujours gagner.

 

***

 

23 Août, 4 ans  avant l’Avènement, Lyon, France.

 

    Raiden connaissait décidément bien son affaire. Elle avait passé la semaine en compagnie d’Ayhan, s’employant à lui transmettre un maximum de savoirs sur la magie naturelle. Elle lui avait enseigné l’art des philtres, des onguents, et des racines. Elle lui avait montré la face lumineuse de sa magie en abordant des sujets classiques comme les soins, les protections, ou les renforcements. Mais elle lui avait également dévoilé les ténèbres de l’énergie végétale, lui enseignant les maladies, les poisons, et la mort.

    Plus le garçon passait de temps dans la serre du Domaine Occulte, plus il se sentait puissant. Pourtant, les connaissances de Raiden ressemblaient plus à une science exacte qu’à de la sorcellerie. Il devait se concentrer en permanence, retenir des dosages, des lois et des procédures. Mais, malgré cette rigueur scientifique, Ayhan comprenait de mieux en mieux les énergies qu’il employait lorsqu’il usait de sa magie.

    Petit à petit, il acquérait une expérience certaine, un savoir précieux et une assurance qui ferait de lui, à coup sûr, un jeteur de sort aussi impressionnant qu’Ulome ou Kami. Son sourire n’avait pas quitté un seul instant son visage. Il rayonnait grâce à cet apprentissage et à la confiance qui s’installait progressivement entre son initiatrice et lui. Tout était comme il l’avait souhaité.

    Il n’oubliait pas, pour autant, son accident cérébral. Mais il n’y avait eu aucune autre manifestation de son malaise. Il prenait ses médicaments avec soin, et commençait à croire que plus jamais il n’aurait de problème. Sa vie était paisible. Il avait trouvé sa routine en passant les journées à étudier avec Raiden et les soirées à discuter avec Mahé.

    Une complicité s’était nouée entre les deux jeunes gens. Chaque soir, ils dînaient ensemble au restaurant. Ils se confiaient, se dévoraient discrètement du regard, ou passaient de longs moments silencieux, car le silence était devenu un moyen privilégié de communiquer entre eux. Mahé avait demandé à travailler les journées au Domaine, pour pouvoir passer ses nuits avec son ami. Ils se restauraient, s’enivrant de vins et d’alcools blancs, puis allaient se promener dans la ville. Mahé tenait à faire visiter Lyon à Ayhan. Il y avait tant de choses à voir dans la magnifique cité.

    Un soir qu’ils marchaient dans les rues du centre ville, les garçons se retrouvèrent devant le musée des Beaux-Arts, place des Terreaux. Ayhan était impressionné par le bâtiment, dont la façade était aussi extraordinaire que les œuvres qu’il imaginait y reposer.

    — C’est le palais St Pierre. Il est magnifique n’est-ce pas ? Derrière ces portes, il y a un petit jardin où j’aime venir le jour pour lire, ou réfléchir, et profiter du soleil.

    — J’aimerais y entrer. Je veux tout voir de ta cité, emmène-moi dans ton jardin ! Ayhan prit la main de son guide et la serra contre son torse. La nuit n’était pas encore tout à fait tombée, et les rues étaient pleines de passants. Mahé sourit tendrement à son ami, comme s’il avait refusé une faveur à un enfant.

    — Oui, si tu veux nous irons nous asseoir sur un banc, un après-midi, lorsque le musée sera ouvert. Je suis certain que tu aimeras.

    — Non, je veux y aller tout de suite ! ». Ayhan entraîna l’autre sorcier vers la porte principale. Il posa sa main sur la serrure et ferma les yeux. Ses lèvres tremblaient légèrement, comme s’il esquissait un chant muet. Les veines de ses mains semblaient pulser. Un petit cliquetis se fit entendre, et l’entrée s’ouvrit doucement devant eux.

    Mahé ne comprenait pas vraiment ce qu’il se passait. Il n’eut pas le temps d’y réfléchir. Son ami avait déjà regardé un peu partout, vérifiant que personne ne les observait, et s’était glissé par l’entrebâillement en l’entraînant à sa suite.

    — Je ne sais pas si ce don est lié directement à la télékinésie, mais je suis capable d’ouvrir n’importe quelle serrure par simple apposition. Mes mains sont comme des passepartouts. Pratique, non ? dit-il en refermant la porte.

    — Effectivement, lâcha enfin le serveur. Mais si quelqu’un nous surprend, nous sommes bons pour passer la nuit au poste de police ! Nous ne devrions pas rester ici, Ayhan.

    — Allez, maintenant que nous sommes entrés… Asseyons-nous un moment. » Il ne lui laissa pas le temps de formuler sa pensée, et le poussa sur un banc. Le jardin était intime. Il y avait quelques arbustes ça et là, et des fleurs plantées autour. Tout était étudié pour reposer l’esprit, une sorte de sas pour faire le vide avant d’entrer dans le magnifique musée. « Et puis, je n’ai jamais été arrêté ! Ça pourrait m’amuser, pas toi ?

    — Pas vraiment. Je suis plutôt craintif en général. Surtout en ce qui concerne les forces de l’ordre. Je n’ai pas vraiment un bon souvenir de la police.

    — Tu as déjà eu des ennuis avec eux ?

    — Non, c’est plus compliqué. Ma mère est polynésienne. Je suis né là-bas, sur l’une des îles. » C’était la première fois que Mahé parlait de ses origines à Ayhan. Son regard était triste, il baissait la tête, comme s’il ne savait pas par où commencer. « Je ne connais pas mon père. D’après ce que j’ai compris, c’était un touriste allemand qui avait eu une relation passagère avec ma mère. Nous n’en avons jamais parlé, ça a toujours été une grande honte pour elle. Je la soupçonne d’avoir espéré longtemps que mon géniteur la ferait venir chez lui, qu’ils se marieraient, et s’aimeraient. Mais, bien sûr, ça ne s’est jamais passé. Je suis né dans une famille matriarcale. Mon grand-père était mort bien des années avant, et ma mère n’avait aucun frère. En revanche, elle avait deux sœurs. L’une, Laïla, était mariée à un homme très discret, je ne me souviens même plus de son nom, avec qui elle avait eu trois filles ; et son autre sœur, Rose-May, collectionnait les hommes sans jamais tomber amoureuse.

    J’ai vécu là-bas pendant un peu plus de cinq ans. J’y ai passé des moments fabuleux que je n’oublierai jamais malgré mon jeune âge à l’époque. La vie y était douce et paisible, nous habitions une grande maison familiale, au fin fond de l’île, et la ville la plus proche était à des heures de marche. Nous ne voyions jamais personne. Le seul homme de la maison partait toute la semaine et ramenait de quoi nourrir la famille entière. Et puis nous avions une petite fortune héritée de mon grand-père. Nous ne manquions absolument de rien.

    Tu devrais voir cette île. C’est un véritable paradis sur Terre. Du peu dont je me souviens, le paysage était fantastique. Les forêts étaient luxuriantes, l’air toujours chaud et humide, et il y avait partout des endroits que nul Homme n’avait approchés. Ma mère m’emmenait souvent me baigner dans une petite rivière, au pied d’une chute naturelle. J’y passais des journées parfois, fasciné par la féerie et la grâce de l’eau qui cascadait le long des roches volcaniques. La rive était pleine de sable et d’herbe mêlés, ombragée par endroit, ensoleillée par d’autre. Maman lisait beaucoup, elle prenait un livre dans notre immense bibliothèque et s’allongeait au bord de l’eau. Elle disait que la lecture la faisait voyager. Alors elle voyageait pendant que je m’amusais. Nous avions une relation fusionnelle. On s’isolait très souvent dans cette partie de l’île. C’était notre endroit à nous. » Ayhan ne bougeait pas, il fixait le garçon qui parlait d’une voix fluide et éteinte. Son affliction devenait palpable, c’était un être profondément blessé qui menaçait de fondre en larmes à tout moment.

    « La magie était un art de vivre chez nous, une philosophie atavique que nous prenions plaisir à cultiver. Ma grand-mère était une sorcière puissante, elle faisait trembler les murs de la maison chaque fois qu’elle était contrariée. Elle s’amusait de nous voir courir dans tous les sens, mes cousines et moi, paniqués par les grondements du sol, puis nous agenouiller devant elle pour nous faire pardonner. Elle nous apprenait tout ce qu’elle savait de la magie des îles, celle que nos ancêtres pratiquaient, les guérisseurs, les sorciers blancs, et autres puissants magiciens. Mes tantes et ma mère étaient aussi douées, et même plus, car nos pouvoirs se renforcent de génération en génération. Enfin, c’est ce qu’elles disaient. J’étais tout petit, je savais à peine parler, je n’avais pas conscience que nous étions spéciaux.

    Aucun membre de ma famille n’était capable de faire du mal à autrui. Mes tantes, ma mère, ma grand-mère… elles étaient toutes profondément bénéfiques et maudissaient chaque manifestation de malveillance.

    Ayhan étudiait le visage de son compagnon. Tout était beau en lui. Il aurait pu faire se damner un saint. Il y avait des proportions élégantes chez lui, ses lèvres étaient charnues et délicates, ses yeux bridés juste assez enfoncés. Quand leurs pupilles se rencontrèrent, Ayhan fut troublé comme il ne l’avait jamais été. C’était comme observer un tableau de maître tant les traits étaient fins et étudiés. Et puis il y avait cette cassure dans son âme, délicate et discrète comme un éclat de diamant, qui le bouleversait de seconde en seconde.

    « Il y avait une milice qui passait régulièrement chez nous. On les nommait « la police noire », cette demi-douzaine d’hommes qui venaient réclamer à ma famille une « taxe de vie ». Ils ne faisaient ni plus ni moins que du rackette. Mais personne n’y trouvait à redire. Ma grand-mère achetait la paix de notre clan, consciente que nous étions sans aucune défense puisque nous vivions à l’écart de tous, et qu’il n’y avait que des femmes et des enfants la plupart du temps. Mais un jour, j’étais parti avec ma mère me baigner à la rivière, la police noire vint et détruisit tout chez nous. Ils avaient découvert notre nature surnaturelle, ou plutôt s’en étaient souvenus, lorsque l’un d’eux était tombé gravement malade après avoir maltraité ma tante Rose-May. Quand nous sommes arrivés à proximité de la résidence, des flammes hautes de plusieurs mètres s’élevaient contre les arbres. Des sirènes hurlaient. On entendait, au loin, crier les personnes qui se trouvaient dans la forêt. Sur le sol, ils avaient écrit avec de l’essence des insultes de chez nous réservées aux mauvaises sorcières. Toute notre famille se trouvait à l’intérieur, c’était certain. Ils assassinèrent ma grand-mère, mes deux tantes, et mes cousines avec ce sinistre brasier. Je n’oublierai jamais la terrible image de ma maison en proie à l’incendie, les arbres alentours roussis, et la fumée noire qui s’élevait haut dans le ciel. Avant même que les secours n’arrivent, nous étions loin dans la forêt. Ma mère ne cessait de pleurer, de maudire la police noire. Elle courrait à travers la végétation, me serrant contre elle comme si j’étais son seul espoir de salut. Ce que j’étais vraisemblablement. Elle se précipita à la banque pour vider les comptes, et m’emmena à l’aéroport. Nous étions sûrement recherchés, mais à l’époque la police noire était sur le point de disparaître et n’avait plus beaucoup d’influence sur les autorités légitimes.

    — C’est horrible. » Mahé tremblait de partout, en proie aux fantômes de son enfance et à sa terreur d’antan. Ayhan le serra dans ses bras, ne ressentant que trop sa souffrance. « Je comprends mieux pourquoi tu ne veux pas être surpris ici. On devrait partir alors.

    — Attends un instant. Le jeune polynésien frotta sa tête contre l’épaule de son ami. Nous pouvons sûrement rester encore quelques minutes. Juste le temps d’oublier tout ça. Il leva les yeux vers le ciel légèrement assombri.

    « Nous sommes arrivés à Paris. Ma mère avait un vieil oncle éloigné qui vivait à la capitale. Il nous a hébergés quelques semaines, lui a trouvé un travail et m’a inscrit à l’école. J’ai continué à apprendre la magie de l’île avec eux puis, il y a trois ans, ma mère m’a conseillé de partir. Ils n’avaient plus rien à m’enseigner, et elle souhaitait que je m’ouvre au monde, que je ne me contente pas de mes origines. Elle disait toujours que la diversité était la plus grande des richesses. Alors je me suis installé à Lyon.

    — Je suis désolé… » Mahé émit un petit rire triste.

    — Il n’y a pas de quoi, ce n’est pas ta faute. Maintenant il ne me reste plus que ma mère, mon vieil oncle à Paris, et peut-être mon géniteur quelque part sur cette planète.

 

    Finalement, les deux amis restèrent dans le parc jusque tard dans la nuit. Bien trop tard pour repasser au Domaine Occulte où Raiden assista à une scène des plus étranges.

    Ce soir là, alors que Mahé et Ayhan discutaient dans le jardin des Beaux-Arts, la jeune fille décida qu’elle n’avait plus de savoirs essentiels à transmettre à Ayhan. Dorénavant, Raven prendrait l’initiation du jeune homme en main. Ayhan avait appris et compris tous les fondements de la magie et épousé la philosophie du Domaine.

    C’était d’ailleurs un élève doué et impliqué. Raiden était réellement satisfaite de cette nouvelle recrue et curieuse de la découvrir une fois totalement initiée. Ayhan serait sûrement très différent à ce moment là.

Après avoir fermé le Domaine, elle descendit dans l’Antre des Maudits. Elle devait prévenir Ulome des changements qui s’annonçaient pour leur protégé. Elle s’engouffra dans le labyrinthe, celui qui menait aux appartements de son mentor. La jeune femme ne se sentait pas en sécurité dans ce lieu, elle y venait rarement car les énergies qui y circulaient lui semblaient néfastes, presque malfaisantes.

    Bien entendu, elle se posait des questions. Ulome les ressentait obligatoirement lui aussi. Alors pourquoi ne faisait-il rien pour les chasser ? Et pourquoi avait-elle le sentiment que ces mauvaises énergies ne cessaient de croître ?

    Les allées n’étaient qu’un gigantesque enchevêtrement de murs humides et de dalles défoncées. Elle connaissait le chemin, heureusement, car le dédale semblait infini. Elle passa une énième porte en pierre, lorsqu’un bruit la figea sur place. Une sorte de long grognement montait du fond de l’endroit. C’était un son inhumain et menaçant, agressif même. Raiden sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, elle respirait fort, pressentant un danger. Elle attrapa dans la poche ventrale de sa tunique deux baguettes, fines et brillantes. Elle donna un coup de poignet sec et les deux éventails de lames s’épanouirent.

    Le grondement était difficile à identifier, mais elle était presque certaine de pouvoir le localiser. Elle avança pendant de lourdes minutes, durant lesquelles le râle ne cessa d’enfler La sueur perlait sur son front. Des frissons parcouraient son corps. A chaque pas, les énergies négatives se rapprochaient d’elle, devenant poisseuses et étouffantes.

    Finalement, elle arriva devant de mystérieux escaliers en pierre. Il faisait un froid mortel, il n’y avait aucune lumière mis à part le reflet d’une flamme au bas des marches. Prudemment, la jeune vietnamienne descendit jusqu’à entendre distinctement le râlement. Elle en était certaine, cette voix n’avait rien de celle d’un homme.

    Elle voulait passer doucement la tête, histoire de voir sans être vue. Ses mains tremblaient, son souffle était court et saccadé. Au moment où elle se décida à avancer son visage, la lumière vacilla. Une main s’abattit sur elle.

    Ulome se trouvait là, le visage en feu, les yeux injectés de sang.

    — Tu n’as rien à faire ici ! Disparaît, hurla-t-il comme un dément.

    Il leva les mains. Raiden fut aveuglée par une intense lumière. Le choc fut violent. Lorsqu’elle pu enfin rouvrir les yeux, elle était dans le Jardin des Mages, face contre terre.

    Elle n’avait jamais vu Ulome dans un état pareil. Raiden s’aperçut qu’elle était encore secouée de violents tremblements, ses éventails plantés à coté d’elle ne l’avaient aidée en rien cette fois-ci. Elle regarda aux alentours. Tout se voulait rassurant dans cette serre intérieure. Les fleurs immenses et odorantes se penchaient vers la jeune fille, comme pour la rassurer. Pourquoi avait-il réagi de cette manière ? Elle ne comprenait pas ce qu’il s’était passé, ni ce qu’elle faisait dans son jardin.

    La terre lui recouvrait la moitié du visage, mais elle n’osait pas bouger. Encore hébétée, des idées commençaient à émerger dans son esprit. Oui, elle avait été frappée par une lueur aveuglante, et elle s’était retrouvée ici. C’était un sortilège de transportation. Une magie surpuissante qu’elle n’avait jamais expérimentée.

    L’initiateur avait-il des choses à cacher ? Raiden se releva et constata les tâches sur sa jolie robe. Son cœur se serra. Elle avait toujours été aveuglément fidèle à Ulome, mais… Elle se demanda si, en fin de compte, les rumeurs que Malia et Kami avaient fait courir pouvaient être fondées. Qu’est-ce qu’Ulome n’avait pas voulu qu’elle découvre ? Cachait-il réellement quelque chose de terrible et de dangereux ?

 

***

 

28 Août, 4 ans avant l’Avènement, Région de Brandebourg, Allemagne.

 

    — Est-ce si mal de prendre la vie ? Est-ce si terrible de ne pas ressentir de culpabilité ? Bien sûr, quand je pense à ceux que j’ai tués, je suis triste pour eux. Je ne hais point les Hommes. Mes ennemis ne le sont que pour cette vie. Mais je ne regrette rien. S’ils sont morts, n’était-ce pas simplement le destin qui guidait ma main, en faisant d’elle une arme irresponsable ?

    Syrine regarda par la fenêtre. Les lamentations de Kami lui pesaient.

    — Tu ne dis rien ? poursuivit-il.

    — Je ne peux pas t’aider. Je ne suis pas une meurtrière, je ne sais pas ce que tu ressens.

    Elle coupa le contact, ouvrit la portière et mit pied à terre. Elle était comme ça, froide par moment, parfois cassante sans le vouloir vraiment. Mais pourquoi compliquait-il tout ? Pourquoi salissait-il leur échappée de rêve ? N’y avait-il pas assez d’éclat et de lumière devant eux ?

    Non, évidemment. Il n’y en avait jamais assez pour lui. Il devait toujours trouver la beauté dans le mal, dans la perversion des Hommes, dans leurs pulsions les plus instinctives. Elle souhaitait tant le voir sourire à nouveau. Comme il était sombre et triste depuis ces dernières années ! Et cela ne s’était pas arrangé depuis leur départ.

    Heureusement, il lui arrivait encore d’ouvrir les yeux et de s’apercevoir qu’il était loin de son passé, loin de ses morts. Après tout, s’il voulait changer, il en avait le pouvoir. Plus rien n’existait. S’ils souhaitaient effacer leurs vécus, il leur suffisait de le désirer. C’était ce qu’elle avait fait, elle. Sa vie était une page parfaitement blanche.

    Kami la rejoignit à l’arrière de leur engin.

    — Je ne l’ai pourtant pas cherché. C’était toujours pour me défendre. Mais chaque visage me revient en mémoire. Je pensais ne plus me souvenir d’eux, je croyais qu’ils n’étaient rien. Mais ils me hantent. Plus nous avançons et plus ils me poursuivent. Et je n’ai toujours aucun remord. Juste leurs fantômes, ce souvenir étrange qu’ils ont laissé sur mes mains. Leur sang.

    Il regarda ses paumes, comme si elles étaient véritablement maculées de sang. Son visage était impavide. L’écouter pouvait paniquer, laisser craindre pour sa santé mentale, alors que l’observer pouvait rassurer. Mais Syrine n’était pas dupe. Il ne jouait aucune comédie. Ses mots décrivaient exactement les tourments de son âme. Il ne semblait pas ressentir la moindre émotion, et c’était là son problème. Il n’avait que l’inquiétude pour lui, seulement les informations rationnelles que lui délivrait son esprit.

    — Il y a un blocage au niveau de tes émotions. Je ne t’apprends rien. Mais pour une raison que j’ignore, pendant quelques jours, tout s’est arrangé, lorsque Malia était après toi.

    — Mais, regarde-moi ! C’est encore pire qu’avant ! Je ne ressens pas la tristesse qui m’envahit, je la déduis uniquement. Elle me submerge, et pourtant elle m’est complètement contrôlable !

    — Je suis désolée, mais que puis-je faire pour toi ? La magie est-elle censée te secourir pour ce genre de problème ?

    — Je suppose que non… Il se laissa tomber sur le sol, face au paysage. Il caressa sa cicatrice, comme s’il repensait à Amarante, notre ancienne amie qui lui avait infligé cette marque.

    — Je suis d’accord. Peut-être devrais-tu faire le deuil de toutes ces personnes ? Elles sont mortes et, finalement, réussir à avoir des remords n’y changera rien.

    Les deux fugitifs laissèrent le silence se réinstaller entre eux. Kami tentait de faire le vide. Plus rien n’était clair pour lui. Le fait de contrôler ses sentiments avait toujours été une fierté. Mais il commençait à se demander s’il n’avait pas fait une erreur. Les émotions étaient-elles réellement maîtrisables ou était-il victime de ce blocage ? Une affliction psychologique, un déni gigantesque, comme semblait le penser son amie ?

    Syrine avait raison. Il devait faire son deuil, oublier ses meurtres, et passer à autre chose. Il savait qu’il était capable de retrouver ses émotions. Elles n’avaient pas disparu, elles étaient là, quelque part, au fond de lui.

    Le jeune homme regarda les montagnes qui siégeaient sur le monde. Bientôt, ils partiraient dans l’inconnu. Peu de semaines les séparaient de la Pologne, quelques jours même si l’impatience les prenait. L’enthousiasme de la jeune femme le gagnait peu à peu. La magie du tableau le troublait, lui faisait même oublier ses tortures métaphysiques. La chaleur du jour s’évanouissait lentement, emportant avec elle les sourires des inconnus croisés sur leur chemin.

    C’est vrai, Syrine l’avait compris bien avant lui. La sorcellerie et le passé n’ont jamais aucune importance. La plus belle magie naît dans le regard des voyageurs, ce regard émerveillé qu’ils posent sur des paysages toujours trop éphémères pour eux.

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